TROPLOIN IL VA FALLOIR ATTENDRE
Bref rapport sur l'état du monde


 
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QUOI, POURQUOI, COMMENT

"On découvre combien les Occidentaux sont en retard. Ils n'ont pas voulu voir les désorganisations, les inégalités de développement, l'absence de contre-pouvoir, tout ce qu'avaient souligné les mouvements anti-mondialisation."

Ainsi, même un "mondialisateur" (1) participe du consensus suscité par le 11 septembre 2001 : les attentats anti-américains seraient le contre-coup d'un capitalisme triomphant. Surmontant la crise des années 60 et 70, sa restructuration (appelée mondialisation, en franglais globalisation) aurait assuré la domination de l'essence du système (le capital-argent, la finance), lancé une révolution informatique amorçant une consommation sans précédent, dompté le travail, neutralisé un mouvement ouvrier centenaire, balayé au passage le rival "capitaliste d'Etat", mais souffrirait d'avoir trop bien réussi. La violence de son succès recréerait inégalité et pauvreté, entraînant dans les pays riches un renouveau contestataire, et dans le reste du monde des révoltes multiples. Dans ce tableau, Ben Laden tient le rôle d'un anti-commandant Marcos, mais le fanatique comme le démocrate sont tous deux supposés issus des effets déstabilisateurs d'une néo-croissance inouïe. C'est de l'avènement d'une phase radicalement neuve que viendraient les déséquilibres, tragiques ou prometteurs.

Or, si cette ère nouvelle est entamée, elle est loin d'approcher sa maturité. Et l'enjeu du débat dépasse ce qu'un vocabulaire vieilli appelait "l'analyse de la période".

Dans l'Allemagne nazie comme dans les start ups californiennes, c'est toujours la résistance, même élémentaire, au travail et aux conditions de vie qui fonde la possibilité de toute émancipation. Mais l'histoire ne repasse pas les plats tous les dix ans. Tout n'est pas possible tout le temps. Réagir à l'exploitation n'est pas remettre en cause son existence, encore moins tenter une société sans exploitation.

Cette remise en cause ne dépend pas non plus du degré de paupérisation.

"Le monde est apparu insupportable en 1917-21 dans un continent ravagé par la guerre, tandis qu'à la fin des années 60 il est apparu tout aussi insupportable alors que le continent connaissait les joies de la société de consommation." (2)

L'assaut prolétarien se produit lorsqu'un cycle de production atteint son sommet et commence à entrer en crise. Un prolétariat dynamique suppose un capital dynamique. La progression de l'AIT dans les années 1860-71, les grèves dans toute l'Europe à partir de 1915 coïncidaient avec un capital qui embauchait, intégrant au travail moderne de nouvelles couches jeunes et féminines (les munitionnettes): en mai 1917, en France, 3 grévistes sur 4 sont des femmes. De même, après 1960 : l'ouvrier pouvait critiquer le travail parce qu'il était assuré d'une embauche quasi permanente, le capital résolvant une partie du problème du prolétaire, chercher un emploi : pourquoi dès lors perdre sa vie à la gagner ? C'est en rejetant la richesse proposée ou promise et non la pauvreté imposée, qu'un mouvement social s'affirme communiste : 1a critique naît sur un trop-plein de capitalisme, non sur son manque.

A l'inverse, la panne économique n'offre jamais la situation la plus favorable à une critique de l'économie, car le but du prolétaire redevient de garder ou de retrouver un travail. L'énorme recul de la production après 1929 n'a exacerbé la lutte de classes qu'en aggravant les échecs révolutionnaires des années 20.

Il ne sert à rien d'attendre que le capitalisme arrive à son point extrême, à la fois le plus pur par rapport à sa nature (le capital le plus capitaliste possible), et le plus dur pour les prolétaires, misère et chômage les obligeant à réagir. Car il n'existe aucun seuil ultime au-delà duquel un système social forcerait de lui-même à son dépassement. (3) (Si le communisme, c'est prendre nos vies en main, que vaudrait une révolution où nous serions poussés quasi malgré nous ?) I1 importe donc de comprendre si un système de production approche une maturité susceptible d'ouvrir, non sur son effondrement mécanique, mais sur sa critique.

Ce texte a été entamé quand "la bonne santé" de l'économie américaine faisait la Une, et achevé avant ce que l'on présente (jusqu'à la prochaine) comme une coupure historique : le 11 septembre 2001. La ligne générale n'en a pas été modifiée. Notre analyse est indépendante de ce que la conjoncture offre de positif ou de négatif: il s'agit de mettre en lumière une "tendance longue", et l'impossibilité du capital à résoudre des exigences de fond sans une crise sociale d'où il sortirait vainqueur. Nous ne nous appuierons donc pas plus sur l'actuel ralentissement cyclique que sur l'embellie précédente.

Déjà la guerre du Kosovo illustrait une situation qui apparaît plus clairement dans tout ce qui entoure les attentats du 11 septembre et la difficulté des grandes puissances à assumer ce conflit. (4) En tout cas, ce n'est pas les yeux rivés sur l'Indu Kush que l'on y comprendra grand chose.

Jamais l'essentiel n'est mesurable. "Les moyennes sont de vrais outrages infligés aux individus réels." (5) La statistique met la réalité sous forme utile au gestionnaire. Que nous apprend la quantification d'un "PIB" cumulant la navigation de l'Erika, le dépolluage des côtes souillées par son échouage, les dépenses de communication de TotalFina et des Verts, etc. ? Chaque mort sur la route est à la fois coût et bénéfice. Les valeurs de l'économie ne sont pas les nôtres. Nous cherchons ce qui est rebelle aux chiffres.

Mieux vaut s'interroger sur la rentabilité sociale d'un système à un moment donné, sa capacité à produire sa propre stabilité générale, et à reproduire aux meilleures conditions sa classe dirigeante.

Plus que l'ampleur de la restructuration, c'est le lieu de la contradiction qui importe.

"Où est le complexe technique qui redonnera au capital un second souffle ? Où sont les nouvelles formes d'énergie, les nouveaux matériaux, les nouveaux outils ? Et surtout, où est la nouvelle organisation du travail qui, remédiant aux déficiences du taylorisme, permettra de porter à un degré jusqu'ici inconnu la domination du capital ?" (6)

Telle était la question posée par le GLAT en 1977. Selon ce groupe, alors que le capitalisme devait absolument réduire ses coûts, l'introduction de technologies nouvelles ne pouvait que les accroître. Le GLAT était persuadé qu'une telle modernisation, comme auparavant la venue de l'Organisation Scientifique du Travail, passait par un affrontement de classe.

Un affrontement a eu lieu, mais amorti, peu comparable à celui de l'entre-deux-guerres. Ponctuée de dizaines de milliers de morts en Amérique latine et en Asie (Chine, Ceylan...), relativement molle dans les vieux pays industriels, la con- tre offensive s'est conclue - comme entre 1917 et 1937 - au bénéfice des capitalistes. Mais en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, le capital n'a pas eu à affronter un mouvement prolétarien qui l'aurait obligé à se réformer en profondeur.

La question posée en 1977 par le GLAT n'a pas perdu son actualité. Le débat porte sur la nature du développement lancé depuis vingt ans, non sur ses effets.