Septembre 2004 TROPLOIN Lettre N°4


FAUSSE ROUTE
 
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LA GUERRE PORNOGRAPHIQUE

Tout scandale est un aveuglement : le coup de projecteur sur des effets plonge dans l’ombre leurs causes.

Que cette société dissimule ou qu’elle exhibe, c’est la même passivité qu’elle entretient.

Plus on regarde l’horreur, moins on comprend.

Faut-il rappeler que les photos diffusées de sévices infligés en Irak à des détenus représentent une faible portion de la réalité ? que ces sévices servent à préparer et " ramollir " les suspects avant un véritable interrogatoire plus terrible encore, où l’humiliation devient torture pure et simple ? que l’armée et le gouvernement étasuniens ont tout fait pour cacher la vérité ? que la presse " la plus libre du monde " a tardivement relayé des informations déjà disponibles ? que de telles pratiques sont courantes en démocratie ? qu’il est de règle de déshabiller le prisonnier ou l’interrogé ? que tout suspect d’une peccadille, en garde à vue dans un commissariat de New York ou de Prague, peut se voir enfoncer un doigt policier dans l’anus et/ou le vagin, comme le subissent quotidiennement des milliers de personnes dans les prisons de la République française ? que les tortionnaires (dont beaucoup étaient matons dans le civil) ont eu toute latitude de reproduire en pire sur le sol irakien les brimades et les tortures dont souffrent près de deux millions de détenus aux Etats-Unis ? qu’à moins d’avoir la malchance d’être jugés par leurs vainqueurs, les militaires reconnus coupables de crimes de guerre sont traités avec la plus large indulgence ? que l’un des criminels les plus célèbres de la guerre du Vietnam, le lieutenant Calley, responsable de la mort d’une centaine de villageois, a bénéficié d’une grâce au bout de quelques années de prison ?

La diffusion de telles photos a peu à voir avec une liberté d’information et de critique, et tout à voir avec l’obsession de l’image et de sa circulation. La même société multiplie les agences de renseignements publiques et privées, fiche un peu mieux chaque année sa population, interconnecte les réseaux informatiques et accumule des connaissances inouïes sur chaque citoyen, mais négligeait d’interdire les appareils-photos et les e-mails de ses simples soldats. Quelqu’un observait que depuis la fin de la conscription, l’armée américaine avait passé ce contrat implicite avec les classes pauvres où elle recrute sa piétaille : Engagez-vous, car nous ne menons plus que des guerres High Tech, que forcément vous gagnerez, et d’où vous reviendrez vivant. Le contrat était fallacieux, mais la haute technologie ajoute une compensation : le libre usage d’un portable et l’envoi de SMS feraient désormais partie des droits de l’homme et du soldat.

Internet est un accélérateur et un multiplicateur de tout, et d’abord des idées et des fantasmes dominants. Si, comme on le répète, 10, 15 ou 20% du trafic sur la Toile est pornographique (le sens du mot importe moins ici que son emploi), il est normal que des scènes proches du sado-masochisme y aient trouvé une place de choix, avant de se voir reproduites à l’infini sur papier.

Mais le spectacle fait deux pas en avant, puis un en arrière. Les clichés sont " floutés " ou recadrés pour masquer les organes sexuels des victimes enchaînées. Au nom du droit (un de plus) à la pudeur du spectateur ou du lecteur, on amoindrit et on fausse la gravité du sévice, en lui enlevant une dimension essentielle, son caractère sexuel. Non seulement l’on vole à la victime un élément capital du sens de son supplice, mais on traite l’Américain ou l’Allemand moyen comme un enfant à qui il faut cacher les parties honteuses. Et l’on ose se moquer de certains prélats romains ou de ces Anglais victoriens qui faisaient poser des coquilles au bas ventre des statues.

Le même monde rend la vision de rapports sexuels accessible chez soi, en quelques secondes, à qui sait manier sa souris, et parallèlement aggrave la censure sur les moeurs. [1] Il rêve d’un langage qui ne ferait de mal à personne, de rencontres amoureuses au dénouement réglé d’avance par consentement mutuel, d’une sexualité enfin " naturelle ". A défaut d’y parvenir, il légifère.

Jamais une société ne s’est autant voulue innocente, tout en jouant de ses culpabilités. Jouir devient un impératif chez ceux-là mêmes qui appellent à la répression. Les minorités sexuelles sont valorisées par la presse qui réinvente une bienpensance. Cet appauvrissement de l’imaginaire collectif (comme, sur un plan voisin, la paupérisation du langage [2] ) n’est pas sans rapport avec l’état actuel des contradictions sociales, ni sans conséquences pour le mouvement émancipateur. Certaines aliénations, certaines passivités sont plus aliénantes que d’autres, moins grosses de contradictions et d’explosions possibles. Même dans la consommation, tout ne s’équivaut pas. La fascination de l’horreur banalisée est pire que de s’évader au cinéma du samedi soir ou de s’étourdir en dansant jusqu’à l’aube.

L’abondance des photos, qu’un rapport officiel estime à 1.600, indique qu’elles ne servaient pas uniquement à la mise en condition des détenus, mais aussi de souvenirs et de trophées pour leurs gardiens. Un pas a été franchi dans le mépris des autres et de soi. Récemment encore, la torture, même systématique, restait chez les bourreaux un non-dit dont seuls se vantaient les plus endurcis. Un jour, en Algérie, par défi ou par provocation, Bigeard avait ouvert la porte d’une salle de torture devant un ministre venu le féliciter pour l’efficacité de son action " anti-terroriste ". Le geste fit scandale : le tortionnaire était supposé cacher ses actes. Mais Bigeard était autant persuadé de faire un sale boulot que de devoir le faire. Les geôliers d’Abou Ghraib, eux, photographiaient des atrocités qui ne leur inspiraient ni honte ni fierté : ils jouaient. Ce que seul un ministre entr’apercevait, cinquante ans plus tard des centaines de millions l’ont vu et revu. Quand presque n’importe quoi devient montrable, tout tend à l’insignifiance. Une société de voyeurs est aussi une société qui ne sait plus se regarder, ni comprendre.

En imposant un cache-sexe à l’image de l’Irakien dénudé par sa propre soldatesque, la société emblème de la modernité montre à quel point ses agitations guerrières recouvrent une crise sociale et morale.