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LE SANG, LA MORT ET LES BLESSURES:

c'est ainsi qu'on gouverne les hommes

 

 

Tant de morts avec les derniers attentats, les membres arrachés, les enfants terrorisés, c'est atroce comme sont atroces les huit cent mille morts de la guerre Iran-Irak, les centaines de morts des mines d'Afrique du Sud et le mort du Rainbow Worrior , assassiné par un service secret (*). Et toute comparaison statistique serait dérisoire : pour ceux qui souffrent, la souffrance n'est jamais relative. Les morts et les blessures de chez Tati, du pub Renault et d'ailleurs sont atroces... D'AUTANT PLUS ATROCES QU'ELLES SERVENT ENCORE.

Ces morts et ces blessures servent à l'inspection académique de Paris pour diffuser une circulaire de " mesures antiterroristes " qui comporte cette clause: " je vous demande instamment de veiller à ce qu'aucun certificat de scolarité ne soit remis à un ressortissant étranger non titulaire d'un titre de séjour ".Comme si les terroristes mettaient leurs enfants à l'école !

Ces morts et ces blessures servent à instaurer le visa pour les étrangers et à placer l'armée aux frontières, ce qui ne gênera jamais les tueurs, qui ont les moyens d'entrer en France autrement que par les sentiers des Pyrénées, mais ce qui rendra plus dure encore la vie de ces populations en trop que les Etats de la planète se renvoient comme un poids inutile.

Ces morts et ces blessures servent à réveiller la vieille manie de la délation et à répandre des affiches de Far West, à faire remonter des égouts de la conscience collective les comportements et les fantasmes de la guerre d'Algérie : la DST, retrouvant ses vieux réflexes, tabasse des Arabes; telle association de pieds noirs se pose en recours, en avant pour la gégène ; la préposée au débraillé de la pensée suggère dans le Monde de " faire parler " Abdallah et Tesson appelle à la justice sommaire...

Ces morts et ces blessures servent les plus abracadabrantes constructions journalistico-policières: faut-il que les feuilletons se soient dégradés depuis A. Dumas pour que la saga des Abdallah trouve preneurs !

Ces morts et ces blessures infligées entre autres à un Grec, deux Français d'origine comorienne, un Comorien, quatre Algériens, deux Portugais, deux Libanais, un Panaméen, un Tunisien, un Marocain, un Iranien... (**) servent à alimenter la xénophobie des bistrots et de Le Pen...

Ces morts et ces blessures servent à susciter un regain d'amour pour un Etat qui joue au poker avec la vie de ses ressortissants: le gouvernement français avait un ultimatum en main et il a décidé sans lui demander son avis que l'homme de la rue était prêt à risquer sa vie pour ...pour quoi ? Qu'est-ce qu'avaient à perdre de si important ceux qui ont perdu la vie ou un morceau de corps, qu'est-ce qu'ils avaient à perdre de si important que ça, pour qu'on leur impose pareil sacrifice ? Ces corps massacrés par les terroristes au nom d'une cause, une nouvelle cause prétend en disposer une deuxième fois, en utilisant le spectacle de leur douleur, en enrôlant leur chair sanguinolente au service d'une fantasmatique croisade pour la démocratie...

Ces morts et ces blessures servent à justifier les délires policiers d'un Etat dont les serviteurs n'ignorent pas qu'il est impossible d'empêcher quelques individus déterminés de tuer à l'aveuglette: ce qui mettra fin aux attentats, ce ne sera pas le déploiement policier, mais les tractations politiques qui resteront secrètes. L'Etat peut bien menacer les possibles instigateurs lointains des poseurs de bombes. Il n'a aucunement l'intention de déclarer la guerre à l'un des Etats soupçonnés. En réalité, la France, troisième marchand d'armes mondial, fait du commerce, et exporte la guerre: on a dit qu'il fallait gagner la bataille économique, et la guerre c'est la poursuite du commerce par d'autres moyens. Tout en roulant les mécaniques, la France continuera donc à commercer tranquillement avec l'Iran, l'Irak, la Syrie, l'Israël et la Lybie et à leur vendre officiellement ou en sous-main par cargos bulgares entiers, des avions, des fusils et de la poudre... cette poudre même qui un jour se retrouvera mêlée sur les trottoirs français au sang des victimes d'attentat.

Ces morts et ces blessures servent à fabriquer une Union Sacrée d'un nouveau genre: car les soldats partis au front la fleur au fusil pouvaient encore en 17 tourner leurs armes contre leurs généraux, aujourd'hui le citoyen est seulement convié à participer par procuration à la croisade de la démocratie, à contempler sur un écran sa mort possible au coin de la rue. Voici venu le temps de l'Union Passive.

Ces morts et ces blessures servent à oublier que tout Etat est terroriste: le monde repose sur l'équilibre de la terreur nucléaire, chaque bloc prenant en otage la population du bloc ennemi.

Ces morts et ces blessures servent à imposer l'idée que la seule alternative possible, c'est le soutien à l'Etat, ou le chaos, et que la seule opposition possible à l'ordre du monde, c'est le terrorisme.

Mais non! Nous affirmons haut et fort que nous voulons la fin de cette société qui sous le nom de démocratie exige la participation de chacun à la production de son impuissance, et nous méprisons tous les auteurs d'attentats-massacres, tous les tueurs d'un Etat, fût-il Etat en formation, nous les méprisons comme nous méprisons toute soldatesque -même quand elle se pare des oripeaux diplomatiques. Quand le tueur mercenaire d'un service secret abat un commis d'Etat marchand d'arme ou espion, qu'est-ce que le prolétaire en a à foutre ?

Dans les tristes temps qui sont les nôtres, l'exercice de la pensée critique, la seule expression d'un point de vue différent de celui de l'Union Nationale est déjà perçue, et bien souvent est, un acte subversif. Contre l'énorme rumeur des hymnes patriotiques, contre les bombes et les flicages, la première chose à faire est de parler, de se rencontrer et de parler, pour que se noue une réflexion, et des liens entre tous ceux qui se posent les questions qu'on ne trouvera jamais dans les sondages, et par exemple, celle-ci: -Pourquoi les attentats ont-ils lieu en France et plus généralement en Europe, et jamais aux Etats-Unis ? A cela, deux réponses possibles, qui ne sont pas incompatibles :

-Soit " certaines forces " ( cherchez les sigles) ont entrepris une campagne pour mettre fin à la relative indépendance de l'Europe en général et de la France en particulier dans la politique moyen-orientale : la peur des " Arabes " ne peut que servir ceux qui veulent que la France se serre davantage contre le grand-frère reaganien et le cadet costaud, l'Israël.

-Soit " certains Etats " (voyez vos journaux préférés) trouvent que l'Europe en général et la France en particulier n'ont pas les moyens de leur politique et veulent la chasser du Moyen-Orient, tandis que les Etats-Unis, eux, c'est du sérieux, on ne les attaque pas, on négocie.

En tous les cas, une chose est sûre: c'est la paix sociale qui donne le champ libre aux grandes manoeuvres étatiques. C'est quand les hommes se dressent contre l'économie, dont la guerre est le prolongement naturel, et contre l'Etat, dont le terrorisme est la seconde nature, qu'ils luttent le plus efficacement contre la terreur, contre l'oppression et contre la misère qui produisent les morts et les blessures.

Paris, le 26 septembre 1986

Comité contre la paranoïa policière chez la Banquise

 

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Notons cependant pour les amateurs de chiffres que le plus grand massacre perpétré dans les rues de Paris reste celui commis par la police parisienne le 17 octobre 1961 sur la personne d'Algériens pacifiques. et que l'attentat le plus meurtrier à ce jour demeure celui exécuté en 1947 contre l'hôtel King David à Jérusalem, par des hommes aujourd'hui à la tête de l'Etat d'Israël.

(**) Nationalités de quelques-uns des morts et des blessés des attentats à la Préfecture et de chez Tati.