L'échec
espagnol de 1936-37 est symétrique de l'échec russe de
1917-21. Les ouvriers russes ont su arracher le pouvoir, non entamer
une transformation communiste. L'arriération, le délabrement
économique et l'isolement international n'expliquent pas toute
l'involution. La perspective tracée par Marx, et peut-être
applicable autrement après 1917, de renaissance sous forme nouvelle
des structures agraires communautaires, n'était alors même
pas envisagée. Sans parler de l'éloge du taylorisme par
Lénine, et de la justification du travail militarisé par
Trotsky, pour la quasi-totalité des bolchéviks et l'immense
majorité de la IIIe Internationale, gauche communiste incluse,
le socialisme équivalait à la socialisation capitaliste
PLUS les soviets, et l'agriculture de l'avenir ressemblait à
de grands domaines gérés démocratiquement. (La
différence, et de taille !, entre la gauche germano-hollandaise
et la Comintern sur ce sujet, c'est que la gauche prenait au sérieux
les soviets, où les Russes - leur pratique le prouve - ne voyaient
que formules tactiques.)
Le bolchévisme offre la meilleure illustration de ce qui arrive
à un pouvoir qui n'est que pouvoir, et doit "tenir" sans changer
grand chose aux conditions réelles.
La révolution ne se distingue pas de la réforme par sa
violence, mais en ce que l'insurrection tend à communiser ceux
qui s'insurgent. La guerre civile russe fut gagnée en 1919, mais
scella le sort de la révolution, car la victoire sur les Blancs,
acquise sans communisation, aboutit à un nouveau pouvoir d'Etat.
Dans Fascisme brun, fascisme rouge, O.Rühle rappelle que la Révolution
française avait donné naissance à une organisation
et une stratégie militaires adéquates à son contenu
social, unifiant la bourgeoisie et le peuple. A l'inverse, l'élan
insurrectionnel des prolétaires russes se réduisit de
plus en plus à la défense d'un territoire et du pouvoir
politique qui s'y exerçait. La vision bolchévik du révolutionnaire
comme bon administrateur, et des prolétaires commes de bons administrés
("travail, ordre et discipline", annonçait Trotsky dès
1918) y a largement contribué. L'Armée Rouge vaincue en
Pologne en 1920 avait perdu l'essentiel de sa dimension révolutionnaire.
Très logiquement et au début en toute bonne foi, l'Etat
des soviets s'est perpétré coûte que coûte,
dans la perspective de la révolution mondiale d'abord, pour lui-même
ensuite, et n'eut bientôt d'autre solution que la coercition,
la priorité absolue étant de préserver l'unité
d'une société qui partait en morceaux. D'où, d'une
part, les concessions à la petite propriété paysanne,
suivies de réquisitions, les unes comme les autres éloignant
encore plus d'une production et d'une vie communautaires. D'où,
d'autre part, la répression anti-ouvrière, et anti-oppositionnelle
au sein du parti.
En janvier 1921, la boucle est bouclée. La vague révolutionnaire
née quelques années plus tôt de mutineries et de
revendications élémentaires vient mourir comme elle a
commencé -- à ceci près qu'un Etat "prolétarien"
réprimait cette fois les prolétaires. Un pouvoir qui en
vient à massacrer les mutins de Cronstadt au nom d'un socialisme
qu'il ne réalise pas, et se justifie au surplus par le mensonge,
signe simplement sa perte de tout caractère communiste. Lénine
est décédé en 1924, mais le révolutionnaire
Lénine était mort chef d'Etat dès 1921, sinon avant.
Il ne restait plus aux dirigeants bolchéviks qu'à se faire
les gestionnaires du capitalisme.
Hypertrophie de la politique acharnée à éliminer
les obstacles qu'elle était incapable de subvertir, la Révolution
d'Octobre, elle aussi, a fondu dans une guerre civile auto-dévorante.
Son drame est celui d'un pouvoir qui, faute de transformer la société,
dégénère en organe contre- révolutionnaire.
Dans la tragédie espagnole, les prolétaires, parce qu'ils
ont quitté leur terrain, finissent prisonniers d'un conflit où
la bourgeoisie et son Etat sont présents de part et d'autre des
lignes de front. En 36-37, le prolétariat d'Espagne ne se bat
pas contre Franco seul, mais contre les pays fascistes, contre les démocraties
et la farce de "non-intervention", contre leur propre Etat, contre l'URSS
qui ne les arme qu'afin de désarmer les révolutionnaires,
contre...
La Gauche Communiste "italienne" et "germano-hollandaise", y compris
Mattick aux E.-U., fut parmi les très rares à saisir la
période post-1933 comme profondément anti-révolutionnaire,
là où de nombreux groupes prédisaient des potentialités
subversives en France, en Espagne, en Amérique, etc.
1936-37 clôt le moment historique ouvert par 1917. Ensuite, le
capital n'admet d'autre communauté que la sienne, rendant impossible,
sauf en période de rupture sociale, l'existence de groupes de
prolétaires radicaux tant soit peu nombreux et actifs. La mort
du POUM sonnait le glas du mouvement ouvrier.
Dans une période révolutionnaire future, les plus fins
et plus dangereux défenseurs du capitalisme ne seront pas ceux
qui crieront des slogans pro-capitalistes ni pro-étatiques, mais
ceux qui auront vu le lieu de la rupture possible. Loin de vanter la
publicité ou l'obéissance, ils proposeront de tout changer...
mais pour cela d'édifier au préalable un vrai pouvoir
démocratique. S'ils réussissaient à s'imposer,
l'instauration de cette nouvelle forme politique avalerait les énergies,
userait les aspirations radicales et, le moyen devenant fin, ferait
une fois encore de la révolution une idéologie. Contre
eux, et bien sûr contre la réaction ouvertement capitaliste,
l'unique voie du succès sera la multiplication et l'extension
coordonnée d'initiatives communistes concrêtes, dénoncées
naturellement comme anti-démocratiques, voire ... "fascistes".
La lutte pour imposer des lieux et des moments de délibération
et de décision, seule garantie de l'autonomie du mouvement, est
inséparable de mesures pratiques tendant à changer la
vie.
"(..) dans toutes les révolutions passées, le mode d'activité
est constamment resté intact et il ne s'est agi que d'une autre
distribution de cette activité et d'une nouvelle répartition
du travail entre d'autres personnes; tandis que la révolution
communiste est dirigée contre le mode d'activité tel qu'il
a existé jusqu'ici et supprime le travail et la domination de
toutes les classes, en supprimant les classes elles-mêmes, parce
qu'elle est exécutée par la classe qui n'est plus, dans
la société, considérée comme une classe
et est déjà l'expression de la dissolution de toutes les
classes, de toutes les nationalités, etc, à l'intérieur
de la société elle-même (..)" (Marx, L'Idéologie
allemande, 1845-46)