La Yougoslavie secouée en 68 par une vague de grèves et de révoltes
étudiantes n'appartient pas au "tiers-monde", mais à la modernité.
Auparavant, Tito, précédant de vingt ans la France ou l'Italie, s'était
même fait le promoteur de l'"autogestion" (lire: autonomie
du directeur de l'entreprise, et droit des délégués du personnel à consulter
le livre de comptes), aux applaudissements de la gauche européenne.
Moins impressionnés, dans les années 60, les ouvriers avaient multiplié
les grèves, et le régime répliqué par la répression, par des concessions,
mais aussi en 1974 par une réforme constitutionnelle, sorte de charte
du travail démocratico-corporative: sur la base de 35.000 "Organisations
de Base du Travail Associé", le mariage capital-travail devint
une institution, et l'arbitrage des conflits une règle. A la même époque,
de Gaulle parlait de "participation", CFDT et gauchisme découvraient
à leur tour l'autogestion, et Volvo faisait signer le moteur
par l'équipe qui l'avait fabriqué.
Mais Titograd était moins bien placé que Stockholm dans la division mondiale
du travail. En 1976, de nouvelles grèves massives contre la baisse des
salaires, et le boycott des augmentations de tarif du gaz et de l'électricité,
ont raison de la démocratie sociale titiste. Fermetures d'usines et
rationalisations relancent en 1986 grèves et batailles de rue, conclues
par des hausses de salaires et un gel des prix, tandis que l'écart se
creuse entre les républiques.
En
1987-88, la Yougoslavie atteint le record européen d'heures de grève,
et Belgrade décrète l'état d'urgence.
Un
an après l'accès de Milosevic au pouvoir (1987), le parlement belgradois
est occupé par 5000 grévistes serbes et croates. Entre
86 et 88, de très nombreuses grèves sauvages, souvent anti-syndicales,
secouent Croatie, Serbie et Monténégro, et amorcent une solidarité inter-régionale.
Des émeutes conduisent à la démission du gouvernement monténégrin en
88, et fédéral l'année suivante. Mais cet ample mouvement ne dépasse
pas plus le stade défensif "dur" que ses homologues occidentaux
dix ou quinze ans plus tôt.
Les
actions contre "la privatisation" sont alors intégrées à une
perspective nationale (de même, en France, la résistance à la mercantilisation
de la Poste se détourne en défense du "service public"). Des
groupes nationalistes prennent le contrôle, voire l'initiative de cortèges
ouvriers. Même le mot d'ordre "Contre l'Etat" est retourné
en slogan hostile à l'Etat croate, ou fédéral. Dès lors
les mesures d'austérité du gouvernement Markovic peuvent être qualifiées
d'"anti-serbes", puisqu'on assimile les salariés au peuple,
et celui-ci à la nation. Milosevic doit sa victoire électorale à la
promesse - en partie tenue - de relever les salaires et les retraites.
A la même époque, la Croatie exclut les ouvriers non-croates, constituant
ainsi le travail en bloc national. Les grèves trans-régionales qui éclatent
en 1990 jettent les derniers feux d'une lutte collective dépassant le
cadre local.
Il n'empêche, en mars 1991, quatre mois avant le début de la
guerre, à l'issue d'une manif contre le contrôle gouvernemental des
médias et de la mort d'un ouvrier tué par la police, les rues de Belgrade
se transforment pendant une semaine en forum permanent, mêlant les mécontentements
de salariés non payés depuis des mois, de lycéens, de classes moyennes,
d'intellectuels -- opposition hélas sans autre unité que son existence.
Le mois suivant, un tiers des ouvriers (700.OOO personnes) cessent le
travail pendant dix jours.
Pour qu'une option réformiste, modérée, à la Vaclav Havel, ou
sur le mode polonais, émerge de cette société civile, encore fallait-il
des possibilités de réforme, donc un avenir même modeste offert à un
capitalisme démocratique serbe. Le marché mondial, autant que la résistance
ouvrière, le lui interdisaient. La seule issue était alors, soit révolutionnaire
(solution actuellement exclue !), soit nationaliste, mais en ce cas
enrobée de démagogie populaire et sociale. La rhétorique de Milosevic
n'est jamais loin de la "nation prolétaire" chère à Mussolini.
Ce nationalisme de pauvre établit un compromis social sur une
base productive limitée, et lie le faible au faible: il associe une
classe dirigeante unie non par son dynamisme économique mais par les
fiefs qu'elle partage, à des couches populaires qui, faute de promotion
sociale par l'accès de leur pays au rang de puissance, ne peuvent prétendre
qu'à une place de colon par expulsion des non-Serbes de l'espace auparavant
croate, bosniaque ou kosovar.
Si l'on tient à comparer Milosevic à Hitler, imaginons un régime
nazi, en 1939, "tenant" l'Allemagne plus grâce aux SA que
par des organes étatiques efficaces, dont l'industrie d'armement ne
permettrait que d'attaquer la Pologne, et incapable d'empêcher les déserteurs
de filer en masse à l'étranger.
D'un côté, l'acharnement épurateur de la police militarisée et
des milices; de l'autre, un énorme pourcentage de déserteurs, dès 1991,
dont la défection fut une cause majeure de l'échec militaire contre
la Slovénie (50% d'insoumis, dit-on). Deux jours après le déclenchement
de la guerre, des manifestants hostiles au conflit envahissaient le
parlement.
Contrairement à Hitler profitant du rattachement des Sudètes
pour s'emparer de toute la Tchécoslovaquie, Milosevic n'a jamais projeté
d'envahir ses voisins. La "Grande Serbie" est un slogan, non
un programme. Milosevic a tout fait pour maintenir la fédération yougoslave
en y renforçant son influence, en "serbisant" les régions
croate et bosniaque: la dislocation de la Yougoslavie équivalait pour
lui à une défaite. L'expansionnisme serbe ambitionne de regrouper les
"Serbes" partout où ils existent, non d'étendre hors de l'espace
dit serbe une conquête qui ne pourrait recevoir de contenu. L'objectif
n'est plus, comme après 1918, de dominer ce que fut la Yougoslavie,
mais de consolider la serbitude, base d'un compromis de classe fragile,
car contradictoire avec la dynamique mondiale du capital.
Les formes de la guerre en découlaient. Le long siège de Sarajevo
visait à éliminer un lieu "multi-ethnique", refuge de déserteurs
serbes et croates, menaçant donc doublement ce qui fonde la politique
de Belgrade. A l'été 91, Vukovar fut détruit sous l'action parallèle
des deux camps, serbe et croate. Tudjman a peu ravitaillé en armes cette
ville ouvrière militante rétive à la ségrégation, et des Croates ont
été fusillés pour refus de se battre aux côtés de "leur" peuple.
Après que les Monténégrins aient été nombreux à déserter, l'armée fédérale
(serbe) qui les incorporait leur a fait attaquer des cibles plus accessibles,
Dubrovnik par exemple (1991). Mieux, après la mutinerie de 7000 réservistes
serbes, toute une garnison fut exemptée, et les rebelles seulement punis
par leur inscription sur une liste noire. L'Etat obligé de céder ainsi
ne ressemble ni à une dictature militaire, ni à une démocratie en guerre.
En France comme en Allemagne, on le sait, août 14 donna lieu à très
peu d'insoumissions.
Même les "Serbes" bosniaques renaclent. En 1993, plusieurs
unités s'emparent de Banja Luka, principale ville de la République Serbe
de Bosnie, bloquant la machine militaire, exigeant une solde supérieure,
et dénonçant les profiteurs de guerre, dont le maire, que les mutins
mettent en état d'arrestation. Tout se termine quelques jours plus tard
par des négociations et une solde améliorée.
En 1993-94, mineurs et cheminots serbes, de nouveau en grève,
obtiennent quelques concessions. Depuis, le compromis de classe perdure.
Les paysans petits propriétaires bénéficient de prix garantis. S'ils
attendent la paie des mois comme en Russie, les salariés sont sûrs de
leur emploi: chaque année le gouvernement annonce et retarde les privatisations.
L'ennemi du régime est sa classe ouvrière: pour cette raison, il s'efforce
d'en faire une alliée.
Le délitement de l'armée s'est répété en 1999, notamment à Kraljevo,
en Serbie centrale, où des réservistes mutinés bloquent le pont de la
ville, exigeant leur solde
qu'ils
obtiennent au bout de deux jours. A Kruvesac, un millier de réservistes
expédiés au Kosovo et... revenus chez eux manifestent dans les rues
et finissent par accepter de rendre leurs armes aux autorités. Il est
plus facile de faire assassiner un chef de l'opposition que de maîtriser
les convulsions d'un pays souvent proche de la guerre civile.
Face à une telle menace, le comportement de l'OTAN rappelle celui
des Etats-Unis contre l'Irak. L'OTAN voulait faire céder un gouvernement
ennemi, mais tout autant craignait une explosion sociale, d'où l'insistance
à bombarder les civils, soit pour les terroriser, soit pour favoriser
une union nationale moins dangereuse que le désordre.
7.
L' U.C.K. ?
Aucun découpage territorial n'est définitif. Tant
qu'il vivra, le capitalisme favorisera, détruira et recomposera des
Etats. Depuis deux siècles, le fait national est l'enjeu de manipulations
en tous sens, chaque despote pouvant prétendre défendre un peuple ou
une minorité opprimée. Dans une zone vitale pour les grandes puissances,
il n'y a d'entité étatique qu'établie ou défaite par le capital. Les
Kurdes auraient une chance de fonder un Etat si un pouvoir indépendant
gérant l'exploitation pétrolière au nord de l'Irak répondait aux intérêts
des pays producteurs et des grandes sociétés. Les Kosovars obtiendront
le leur si cela convient, non à la Serbie ou à l'Albanie, mais aux premières
puissances mondiales. Là où il le faut, des protectorats renaissent
comme au vieux temps. (Mais en était-on sortis ? Notre monde est né
fin XIXème, dans ses formes politiques comme dans ses idéologies.) La
République Serbe de Bosnie, loin d'être une annexe de Belgrade, survit
sous contrôle européen, et le mark devient monnaie officielle au Kosovo.
Il est intéressant que la coalition capitaliste la plus forte
du monde frappe au point de rencontre d'un nationalisme serbe nourri
de révoltes défaites, et d'un autre mouvement national, kosovar, lequel
a éteint les dernières braises de l'insurrection qui enflamma l'Albanie
deux ans plus tôt. Loin de prouver la naïveté d'un peuple précipité
de l'arriération dans la modernité, les pyramides financières à l'origine
des émeutes de 1997 illustrent bien la charlatanerie d'un capital qui
se voudrait toujours au-delà de lui-même, en échappement libre: l'habitant
de Tirana en a seulement fait les frais avant celui de Brighton ou de
Potsdam.
Le conflit entre les républiques yougoslaves ne portait pas sur
des idéaux ou des droits nationaux, le libre usage de la langue par
exemple, mais sur des enjeux capitalistes: répartition des crédits fédéraux,
législation commerciale, introduction du marché... Il s'agissait ni
plus ni moins de transfert de valeur entre républiques, donc en dernière
analyse entre capital et travail. Seul le Kosovo subissait une situation
coloniale, et l'oppression qui l'accompagne.
En 1987, les mineurs grévistes du Kosovo défilent en brandissant
des portraits de Tito, symbole d'un cadre fédéral accordant aux minorités
des droits minimaux mais garantis, jusque-là inclus dans le pacte social
assurant tant bien que mal l'unité entre les classes, donc le maintien
de l'entité yougoslave. En prenant le pouvoir la même année, Milosevic
incarne la fin d'une introuvable conciliation: incapables de se reconvertir
en néo-bourgeois, les bureaucrates adoptent un visage nationaliste,
et à l'instar des fascistes "naturalisent" la politique.
En février 1988, le Kosovo répond par une grève générale et des
émeutes à une mainmise serbe accrue sur la région. Faute d'une solidarité
en Serbie et dans les autres républiques, la grève générale, moyen de
lutte ouvrière et de résistance à l'Etat, mue en affirmation d'un peuple.
L'année suivante, dans les mines de plomb et de zinc de Trepca,
le personnel albanophone est chassé des corons et remplacé par des Serbes.
Pratique courante en Amérique et dans le tiers-monde, le recours patronal
massif aux briseurs de grèves s'aggravait d'une coloration nationale.
La lutte de classe persistait, mais des deux côtés, "serbe"
et "albanais", la classe fondait dans le peuple. Il n'existe
pas de cloison étanche entre fait national et mouvement social: l'identité,
comme mythe et force politique, vit de l'oppression bien réelle d'un
groupe par un autre.
Début 1997, dans tout le sud de l'Albanie, mis en branle par
la déconfiture des pyramides spéculatives, des insurgés s'emparent de
villes, pillent les armureries, dispersent l'autorité légale, avant
que le mouvement s'épuise faute de perspectives, étouffé sous l'action
des milices, du clanisme et des classes dirigeantes locales. A l'époque,
déjà, se met en place un corps expéditionnaire humanitaire international,
dont l'oeuvre - mis à part son poids psychologique sur les révoltés
- consista à trier et refouler des réfugiés. Quand War is peace,
"force de paix" signifie "police", avec pour mission
de rétablir un Etat affaibli.
Les soulèvements albanais de 1997 cassaient -
provisoirement - une dynamique politique à l'oeuvre dans beaucoup d'anciens
pays de l'Est, où les réactions spontanées à l'économie de marché ont
été prises en charge par les ex-bureaucrates
recyclés en parti du mécontentement. Mais en 1998, à nouveau, les affrontements
se sont polarisés entre solution franchement capitaliste et démagogie
sociale, chacune plus "albanaise" que l'autre.
Un an plus tard, coincé entre l'assassin serbe et le protecteur
otanien, ce qui pouvait subsister de révolte chez les habitants du Kosovo
est noyé sous la politique démocratique (Rugovar) ou extrémiste (l'UCK).
On mesurera cette régression - infligée à la fois par l'action
des plus grandes armées du globe et par l'inaction prolétarienne un
peu partout - au sort d'une usine kosovar de batteries, remise en marche
à l'initiative de l'UCK, malgré le manque de pièces et de clients (le
principal était l'armée yougoslave). Le personnel, "albanisé"
bien sûr, n'est pas payé mais, dit une salariée: "Maintenant nous
sommes libres".
Pendant ce temps, sous l'arbitrage peu impartial de la KFOR,
UCK et Kosovars modérés se partagent la population. "Qui gère le
maintien de l'ordre contrôle le territoire", prévenait un diplomate.
"Première urgence: la police", déduit le quotidien français
de référence. Laissons conclure un porte-parole UCKiste: "Nous
allons devenir une force de police."
8.
1.OOO AVIONS DE COMBAT CONTRE UN PAYS DE 10 MILLIONS. D'HABITANTS :
EST-CE RATIONNEL ?
En
1982, était-il rationnel qu'un impérialisme déclinant expédie une armada
au bout du monde pour récupérer quelques îlots de valeur économique
nulle, et d'importance stratégique discutable ? En se lançant dans l'aventure,
Londres, et à travers elle l'Europe, contestait le mandat impérial de
Washington sur le continent américain même, et tentait de réunir autour
de l'Union Jack les prolos en révolte contre le thatchérisme.
L'Etat s'autonomise du socle qui lui donne naissance. Peu de
partis représentent directement un groupe sociologique, et l'Etat le
plus capitaliste ne se gère pas comme une entreprise. A l'été 1914,
les empires continentaux n'imaginaient pas courir au suicide, et dans
les semaines qui précédèrent l'embrasement, plus d'un politicien tenta
d'enrayer le mécanisme. Les rivalités impérialistes du début du siècle,
renforcées par le jeu des alliances, conduisaient à une conflagration
gigantesque, mais ne livraient pas d'avance son lieu d'explosion, sa
date, ni l'engrenage ultérieur. Il en va de même pour la montée aux
extrêmes précédant 1939. Le passage de la paix à la guerre n'est ni
fatal ni d'une pure rationalité économique. L'intérêt des dirigeants
politiques n'est pas d'abord de promouvoir le capital, ni de sauver
la bourgeoisie, mais de perdurer, et de se sauver eux-mêmes.
L'Amérique n'a pas envoyé 500.000 GIs en Indochine pour y investir
ses capitaux, et l'invasion russe de l'Afghanistan ne protégeait aucune
source vitale de matières premières. Dans les deux cas, une intervention
massive semblait capable de vaincre un adversaire qu'il était logique
- mais faux - de considérer comme militairement très inférieur. A travers
lui, l'objectif réel visait à consolider un empire - économique pour
les EU, quasi-colonial pour l'URSS - contre le rival, à un coût initial
jugé raisonnable. Le facteur politico-militaire s'autonomise si, comme
ce fut le cas, le moyen devenant sa propre fin, l'expédition s'emballe
dans une fuite en avant, renforçant la contestation interne dans la
métropole. Il ne reste alors à l'Etat qu'à terminer le conflit aux moindres
frais sociaux -- tentative réussie par Nixon et Kissinger, mais qui
en Russie accéléra la faillite de la bureaucratie.
En 1990, si l'Amérique a réuni une vaste coalition contre ce
qui n'était évidemment pas la quatrième armée du monde, c'est qu'en
réimposant son droit de regard sur la production pétrolière (dont l'Europe
et le Japon dépendent plus que les Etats-Unis), elle affirmait sa capacité
à contrôler l'économie mondiale. 1989-91 achève la liquidation du régime
comme de l'empire stalinien, prouve le triomphe étasunien, et aboutit
à la pire situation du point de vue révolutionnaire: le capital le plus
dynamique socialement domine aussi stratégiquement. Entre la chute du
Mur et le putsch raté des bureaucrates russes à l'été 91, la victoire
américaine sur l'Irak, volontairement limitée sur le plan local (mieux
vaut un dictateur que le désordre), était générale sur le plan mondial.
L'ONU, l'OTAN, l'Union Européenne, et chaque grande puissance
en particulier, avaient laissé accomplir en Bosnie ce qu'elles ont dit
ensuite vouloir empêcher au Kosovo. En quoi l'ethnicisation d'une province
serbe de deux millions d'habitants menaçait-elle soudain leurs intérêts
? Certes, à quelques heures de route des métropoles européennes, un
foyer de troubles ne saurait rester livré à lui-même. En outre, à la
différence de la Bosnie, Kosovo et Albanie sont une porte entre l'Europe
et l'Orient, proche des points de passage d'une marchandise particulière:
le pétrole. Présent dans les guerres israélo-arabes, le conflit afghan,
l'affrontement Iran-Irak, en Tchétchénie, dans les remous du Caucase,
dans l'invasion irakienne du Koweit, l'enjeu pétrolier travaille indirectement
les explosions des Balkans.
Mais le péril visait bien plus Rome ou Vienne que Cleveland ou
Chicago et, contrairement à Hitler, Milosevic ne se préparait pas à
avaler un continent. En revanche, les risques de déséquilibrer les pays
limitrophes, et de favoriser une évolution agressive en Russie, étaient
indéniables. Or, c'est le moins concerné, l'Amérique, qui joua une montée
aux extrêmes, là où l'Europe aurait préféré circonscrire l'incendie,
voire temporiser, avant d'entériner (casques bleus à l'appui, comme
en Bosnie) un découpage du Kosovo, sans oublier de juger à la Haye quelques
criminels de guerre ou contre l'humanité. Le souci de Bruxelles, c'était
que l'implosion yougoslave ne devienne pas explosive de toute une région.
Mais Bruxelles existe bien peu politiquement, et Washington a poussé
à éteindre le feu à la dynamite.
Dans le passé, bien qu'ils n'aient provoqué ni 14-18 ni 39-45,
les Etats-Unis ont mis à profit les embrasements du Vieux Continent
pour s'imposer mondialement, moins en occupant des territoires qu'en
étendant un mode de développement et de vie, faisant des deux conflits
mondiaux une agression capitaliste contre l'Europe. En 1917, en réplique
aux tentatives révolutionnaires, Wilson intervient au nom du droit des
nations à disposer d'elles-mêmes. Contre les poussées sociales, la digue
du droit. Contre le prolétariat, le peuple. Déjà l'Allemagne, puissance
moderne comparée à la Russie et à l'Autriche, avait montré la voie:
après 1914, elle oppose une armée finnoise aux troupes russes, accorde
l'indépendance à la Pologne (russe), lève des contingents polonais et,
pour désagrégrer l'empire tsariste, appuie une "Union des Nationalités".
Des alliés sont en même temps des rivaux, et chaque grande puissance
s'efforce de déstabiliser sa voisine. En témoignent, en Indochine, le
jeu des Américains contre la France après 1945, puis de De Gaulle contre
les Américains lors de la deuxième guerre du Vietnam et, au Nicaragua,
plus récemment, l'appui de l'Internationale Socialiste aux Sandinistes.
En 1991, Bonn encourage les sécessions slovène et croate, tandis que
Washington soutient l'unité fédérale; en 1992-95, l'Allemagne est pro-croate,
l'Amérique arme les Bosniaques. Si l'Europe et les Etats-Unis ont éprouvé
ensuite un besoin commun de traiter l'abcès serbe, la première souhaitait
le guérir, les seconds l'entretenir afin d'affaiblir un concurrent majeur.
L'occasion était bonne pour l'Amérique d'exploiter une crise, d'embarquer
l'Europe dans un conflit au moment où l'Euro tente ses premiers pas.
Mais si l' "Euroland" a si facilement cédé, c'est que
ses intérêts à la fois convergent et rivalisent avec ceux de Washington.
Par l'imbrication des capitaux, l'Amérique est en Europe et pèse
sur ses politiques. Trop d'entreprises allemandes, britanniques, belges...
ont des liens outre-Atlantique pour être totalement favorables à la
constitution d'un ensemble "Europe". Alors que tarde l'harmonisation
économique ouest-européenne (l'Angleterre demeure hors de la monnaie
commune), les EU sont un, le Vieux Continent divisé.
Même en France, l'anti-américanisme d'une partie de la classe
dirigeante, si bien exprimé par le gaullisme, relève plus du discours
que de la réalité. Un développement autonome français, voire européen,
ne peut résister aux multinationales contrôlées par Wall Street qu'en
se mettant à leur école, en rationalisant capital et travail, en constituant
des groupes puissants, de taille nationale, puis européenne, enfin mondiale,
en entrant dans les participations-fusions-acquisitions dont les pages
économiques livrent chaque semaine la chronique, donc en devenant à
leur tour transnationales. Cela n'empêche pas la montée en puissance
d'un pôle européen, économique aujourd'hui, politique un jour, mais
retarde sa maturation, et explique que la France, l'Allemagne, etc.
se laissent encore si aisément forcer la main.
"L'argent à lui seul obligera l'Europe, tôt ou tard, à se
fondre en une grande masse." (Nietzsche, Fragments posthumes,
1884-85)
La coalition anti-serbe, sous direction du Pentagone, prouvait
la supériorité stratégique et technologique américaine, et marquait
une nouvelle étape dans le repartage du monde consécutif à la dissolution
de l'empire russe. Ukraine et Kazakhstan ont participé à des manoeuvres
otaniennes. Au début de 1999, trois ex-alliés forcés de l'URSS sont
entrés dans l'OTAN, dont des avions bombardaient la Serbie à partir
d'aéroports hongrois. Sauf la Biélorussie et l'Ukraine, tous les anciens
membres du Pacte de Varsovie sont candidats à une entente dirigée contre
le bloc russe et garantissant leur stabilité intérieure. Ils savent
qu'au même titre qu'un incident de frontière ou un massacre excessif,
tout soulèvement populaire, parce qu'atteinte à la "sécurité"
et à la démocratie, justifie désormais une intervention otanienne. Sous
l'aile américaine, l'Europe centrale forme un ensemble capitaliste plus
ou moins "de marché", face à une zone à dominante russe, lourde
de risques sociaux.
La question centrale n'est pas celle du poids de l'Amérique du
Nord face à une Europe qui balbutie, mais la nature de l'hégémonie ainsi
imposée. Nous ne sommes plus dans la situation des Deux guerres locales
- au Moyen Orient et en Indochine - décrites dans le n°11 de l'IS
en 1967, prises dans une guerre froide faite de conflits contrôlés quoique
multiples. Le temps est révolu où, du Guatémala (1954) au Chili (1973),
les interventions des Etats-Unis impulsaient leurs investissements et
leur commerce. Europe et Amérique ont aujourd'hui en partage un même
obstacle: leur incapacité commune à ne pouvoir développer l'ancien bloc
de l'Est.
En brisant les entraves posées à la circulation marchande par
la souveraineté étatique, l'OTAN a fait oeuvre utile au capital, mais
seulement négative: encore faudrait-il une production rentable pour
des acheteurs solvables. Ni l'une ni l'autre condition ne sont près
d'être remplies en Europe orientale. Quelle entreprise française escompte
des profits en Bosnie ou en Bulgarie ? Le jour où les mines de Trepca
redémarreront, elle fonctionneront comme n'importe quelle "poche"
de développement dans le tiers-monde, exportant des matières premières
vers les pays riches. Un "Plan Marshall balkanique" serait
d'ailleurs un non-sens sans la Serbie. Imagine-t-on l'Allemagne exclue
du Plan Marshall de 1947 ?
L'hégémonie de l'impérialisme sur les Balkans et le Caucase ne
les a pas stabilisés. Sans même parler des risques de dérive autoritaire
et expansionniste en Russie (cf. la guerre au Daghestan et la reprise
des hostilités en Tchétchénie), ni des conflits possibles entre Macédoine,
Grèce, Albanie..., aucune fracture ethnique (en fait, due à la déstructuration
des communautés traditionnelles par le capital et l'Etat moderne) n'a
été réparée. Quant aux vainqueurs, l'Allemagne reconnait la Slovénie
et la Croatie, la France n'est pas défavorable à la Serbie, l'Angleterre
lui est hostile. Contrairement à la guerre froide, parmi les grandes
puissances, chacune est susceptible de devenir l'ennemie de toutes les
autres. La dernière guerre européenne du XXème siècle laisse une fragmentation
accrue.
Avant 1914, cinq empires dominaient l'Eurasie. 14-18 ouvrit une
période de dispersion, mal recouverte après 45 par la compacité des
deux blocs. Nous vivons une situation plus proche de 1918 que de 1945.
Wilson poussait à la désagrégation des empires vaincus, sans apporter
à une Mitteleuropa balkanisée les moyens de sa stabilité. En 1999, les
armées otaniennes contrôlent la région, mais ne peuvent en assurer l'essor
économique ni l'équilibre social. En 1999 comme en 1918, le capital
le plus moderne est à même de démanteler une région, non d'y promouvoir
des Etats viables... et démocratiques.
9.
KRIVINE DEFILERA-T-IL AVEC PASQUA ?
Si
elle lève les masques, la guerre aussi les renouvelle. Un "Manifeste
des 121" de l'an 2000 apporterait son soutien critique à l'OTAN.
Quand le PC n'ose s'affirmer franchement contre la guerre. Quand une
partie de la Ligue Communiste crie "OTAN GO ON !". Quand d'autres
trotskystes se font une certaine idée de la France, commune à des gaullistes
de gauche et à des socialistes de droite. Quand surgissent des "nationaux
républicains", et qu'à l'inverse une foule d'intellectuels doivent
admettre que, selon leurs propres critères, les B-52 semblent pour une
fois du bon côté......
Alors se déchire l'ultime fragment de discours radical. Ils étaient
contre les bourgeois, non contre le capitalisme. Contre l'adjudant borné,
non contre l'armée du peuple. Contre le cocardisme, jamais contre la
nation. Le "vert" vire khaki parce qu'il est tricolore. Chevénement,
Hue, Krivine peuvent monter sur la même estrade parce qu'ils sont français.
Tout ce qui est national est leur. Ils ne connaissent que deux révolutions:
française et informatique.
Mieux qu'en 1990-91 - la croisade anti-Irak sentait trop la politique
de la canonnière - le capitalisme recycle tous les idéaux, et recompose
ce que les forces politiques conservaient de spécifique. Les pâles clignotants
qui hier encore s'allumaient pour distinguer droite/gauche, gauche/extrême-gauche,
libéralisme/socialisme... sont éteints. Après avoir renoncé au symbole
de sa différence - le refus du nucléaire - l'écologie appuie des armées
usant de munitions radioactives. La participation constante mais honteuse
de la SFIO aux entreprises coloniales est remplacée par une franche
approbation de la gauche à l'offensive anti-serbe.
Aucun de ceux à qui l'on tend un micro n'est opposé à ce que
l'Etat lance ses troupes à l'assaut: il regrette seulement l'absence
de justification recevable. Cette guerre est mauvaise, faites-en
une bonne, exigent les adversaires de l'OTAN, montrez-nous un authentique
génocideur, prouvez que vous défendez les droits de l'homme, et nous
vous suivrons. Mis à part une poignée d'irréductibles, personne ne remet
en cause la violence militaire, uniquement son mésusage. Tous ces gens
cherchent le "bon" camp où se ranger. Comme d'autres ont défendu
le "monde libre" contre le "totalitarisme", la gauche
intellectuelle a vécu de ce qu'elle soutenait: Staline contre Hitler,
Tito contre Staline, les armées de la paix contre les armées de la guerre,
les Khmers Rouges contre l'impérialisme, le Vietnam contre les Khmers
Rouges, la bureaucratie contre la bourgeoisie, une bureaucratie éclairée
contre une pire, toujours un Etat ou une puissance contre d'autres.
"Ils demandent qu'il y ait plus de morts, Ils inventent
des excuses pour toutes les ruines." (Armand Robin)
Les
morts sont toujours là, et les excuses aussi. Mais les "justes
causes" ? Il n'y a plus que de moindres maux. L'UCK étant un pauvre
substitut de FNL vietnamien, l'ex-gauchiste
s'est réveillé orphelin.
La bonne conscience a tant crié au fascisme qu'elle s'est trouvée
démunie devant des bombes lancées contre ce qui ressemblait le plus,
depuis 1945, à la politique raciale hitlérienne.
Les nazologues patentés guettaient du côté de quelque Internationale
Noire. Affolant leurs boussoles, la résurgence fasciste arrive en sous-produit
d'un "socialisme yougoslave" longtemps présenté comme une
alternative démocratique digne d'intérêt. Comble du paradoxe, c'est
la gauche qui se trouve accusée de tiédeur philofasciste, quand l'Allemagne
dénonce un génocide, et le Département d'Etat l'Hitler de Belgrade.
Le président de la république française (un homme de droite) parle de
"l'effacement méthodique de tout un peuple", refuse de "laisser
la gangrène de l'innommable s'installer au coeur de notre continent",
et le premier ministre (de gauche) déclare: "des crimes contre
l'humanité sont perpétrés au coeur de l'Europe. C'est donc un combat
pour la civilisation que nous menons." Mais, en face, des génocideurs
arborent badges "NO PASARAN" et T-shirts "GUERNICA".
Le progressisme s'y perd, quand il voit retourner contre lui sa propre
imagerie horrifiante. Le "politiquement correct" vient de
vivre sa véritable scission.
Quoiqu'elle paraisse donner enfin sa chance au "Plus jamais
ça !", la guerre actuelle l'enterre. "Dénazifier" la
Serbie n'aurait de sens que si l'on imposait au régime, comme autrefois
aux hitlériens, une capitulation sans conditions suivie de l'occupation
du pays. Face à l'extrême, seul existe l'absolu, et le relatif est insignifiant.
Or, même les plus acharnés n'exigent pas le remodelage complet de la
société serbe. Ceux qui désignent l'Etat serbe comme criminel contre
l'humanité, s'asseyent à une table avec ses dirigeants. L'innommable
se combattrait-il à moitié ? Il n'y avait donc là que le sérieux des
mots. L'anti-fascisme fin de XXème siècle n'était qu'une des dernières
phrases radicales: il est mort au printemps 1999, épuisé d'avoir servi
à trop de chefs d'Etat.
L'accusation de génocide lancée contre la Serbie réduit en outre
l'horreur nazie à un rappel historique, au mieux à un étalon de mesure,
puisque le traitement infligé aux Kosovars s'apparente plutôt à ce que
subirent les Arméniens en 1915. La spécificité du judéocide, son mode
d'extermination industriel (transport par train, concentration en camp
et gazage) sont ici absents. Malgré elle, l'inflation verbale anti-serbe
révèle l'impossibilité logique à présenter le génocide des Juifs comme
unique au moment où l'on dit empêcher qu'il se répète. La guerre
de 1999 signe la fin de l'après-45.
10.
LE "FURTIF" A $ 2 MILLIARDS A-T-IL TRIOMPHE DES
CHAINES HUMAINES ?
Dans
les airs, la guerre déréalisée, satellitaire, communauté de nulle part
et de partout, l'avion qui traverse tous les espaces sans s'inscrire
dans aucun, la numérisation, la circulation. Au sol, l'appartenance,
la communauté immédiate, la terre et le sang, des corps en chaîne autour
des monuments, l'amour du frère de race et la haine du voisin de trente
ans, le meurtre "au contact", la pureté et la souillure: "tuer
et baiser", disait un milicien serbe.
Prothéisation et naturalisation de l'humain ne sont pas deux
excès entre lesquels il conviendrait de dessiner une voie médiane, mais
des fruits de la même matrice historique, deux errances complémentaires
de l'espèce, l'une et l'autre à dépasser.
Tout déploiement technologique est autant idéologie que phénomène
matériel. La manufacture de 1840 fabriquait à la fois cotonnades, rapports
sociaux et représentations. L'industrie mortifère de l'an 2000 diffuse
la vision du monde portée par ses produits Hi-Tech. Soir après soir,
la guerre électronique prenait pour cible le public occidental comme
la population serbe. Chaque impact était censé démontrer au Milanais
et au Lillois, non seulement une supériorité militaire, mais l'omnipotence,
l'inévitabilité du mode de vie d'où sortent de si invulnérables engins.
La guerre américaine (occidentale) exprime l'utopie capitaliste:
évacuer le facteur humain, n'agir qu'à distance, ne pas faire mais faire
faire, et tout savoir afin de tout maîtriser. Sa prétention prolonge
celle de l'économie de paix. Après le "défaut zéro", "zéro
mort". Après le mythe du télétravail, la téléthanasie. L'ouvrier
étant désormais réputé invisible, reste l' "opérateur": finies
production et transformation de la matière, le réel ne serait plus composé
que de 0 et de 1. L'homme moderne se partagerait entre agir sur l'immatériel,
et consommer des objets venus il ignore d'où. Tueur-fonctionnaire ou
zappeur, voilà en 1999 les seuls rôles offerts au citoyen d'un pays
belligérant occidental. En un mot, l'industrie de la destruction mettrait
hors jeu un l'homme déjà quasi-superflu dans la production.
Dans une entreprise, cependant, l'innovation n'a de portée qu'en
accroissant la rentabilité d'individus qui travaillent.
De même, les prodiges électroniques de la coalition restaient sans effet
tant que les dirigeants de Belgrade refusaient les conditions otaniennes.
Dans l'atelier et sur le champ de bataille, le détour technique permet
de contourner l'homme, mais celui-ci invariablement réapparaît.
Comme on économise un précieux capital, l'US Army prend soin
du GI. Du 6 juin 1944 au 8 mai 1945, dans toute l'Europe, elle en a
perdu 135.000: comparons aux 100.000 morts français en mai-juin 40.
Aujourd'hui plus encore, l'Amérique livre une guerre de matériel, et
ne forme pas un professionnel pour le laisser mourir trop tôt.
Le rêve d'un "champ de bataille électronique" est né
du Vietnam, où le Pentagone maîtrisait tout, sauf les rapports sociaux.
A défaut d'agir sur l'histoire, disait un expert, nous changerons la
géographie: défoliation, arasement, assèchement, inondation... Le tapis
de bombes atomiques étant exclu parce que contraire, non à la morale
universelle, mais au but de guerre, les Etats-Unis échouèrent à remodeler
la nature, physique et humaine.
Les déserts d'Arabie offraient un meilleur terrain à l'utopie
technologique. Ludiques ou mortels, les objets du capital adorent le
vide, réel ou virtuel. Six semaines de bombardement, quatre jours d'offensive
terrestre, très peu de pertes occidentales, peu de cadavres irakiens
visibles, bon rapport input/output. L'Irak a battu en retraite. Mais
qui affrontait qui ? Saddam a dressé une armée moderne contre une coalition
d'armées ultra-modernes, et vu ses troupes conventionnelles vaincues
par des forces de même type cent fois supérieures. La superpuissance
mondiale a eu raison d'une puissance régionale, laquelle avait porté
la concurrence sur un terrain où elle ne pouvait que perdre.
Fondée sur la masse (accumulation de matériel) et
la vitesse (frapper Just In time), la guerre électronique, comme
toute entreprise capitaliste, fait preuve d'une intense productivité
destructrice, mais court le risque de "rendements décroissants"
dans son travail de démolition, dès qu'elle perd du temps et du personnel.
Le laser n'aime pas les nuages. Un haut coefficient capitalistique oblige
une firme menacée dans sa rentabilité à investir toujours davantage.
Bien sûr, de la même façon qu'une entreprise recourt à l'endettement,
l'armée se finance sur des fonds publics souvent fort généreux. Encore
faut-il rester rentable. Or, la suraccumulation du capital militaire
freine sa valorisation, car elle oblige à des équipements de plus en
plus coûteux pour un rapport coût/bénéfice problématique: 3000 armes
téléguidées lancées, seulement 500 leurres et 60 chars serbes anéantis.
Le sous-emploi d'hélicoptères de combat aussi fragiles que redoutables
(sur 24 Apache, 2 furent perdus avant tout combat, et les autres jamais
engagés) illustre la disproportion entre des capacités destructives
et leur application effective.
Résister au terrorisme technologique, c'est donc d'abord ne pas oublier
quelle réalité humaine doit incorporer la machine pour être conçue,
produite et mise en oeuvre. AWACS, A-10 et Cie ne remportent pas plus
la victoire qu'une automatisation totale ne restaurerait les profits.
Les Etats-Unis ne partent jamais en guerre pour défendre leurs frontières,
ni pour simplement vaincre, mais afin de diffuser leur civilisation:
aussi n'attaquent-ils qu'après s'être assuré les moyens d'une écrasante
suprématie matérielle. Peut-être le Pentagone a-t-il estimé de bonne
foi (la mauvaise foi vaut la bonne, disait Breton) que, la technique
étant naturellement supérieure à l'ethnique, la précision des bombardements
interromprait un nettoyage vulgairement humain. L'Amérique ne comprend
la violence que sous la forme où elle la pratique. Or, une rage ethnique
ne se combat pas comme une armée. Au Rwanda, confisquer 500.000 machettes
n'aurait pas suffi: un groupe décidé peut tuer n'importe qui à coups
de bâtons. Au Kosovo, puisque la version officielle stigmatise des moeurs
d'un autre âge, pulvériser les casernes devait rester sans effet: privés
de Kalachnikovs, les forcenés massacreraient avec des tromblons.
En choisissant de frapper la Serbie dans ses infrastructures, la coalition
otanienne menait une campagne stratégique, politique. Le "zéro
mort" ne s'applique pas aux civils, car la cible, c'est la capacité
productive et organisative de l'adversaire, donc la société, donc la
population. Au moment où il se prétend post-industriel, voire post-moderne
(?), ce monde réaffirme dans ses actes la primauté de l'économie la
plus objectivement concrète: usines, centrales électriques, ponts, dépôts
de carburant... La guerre n'est pas plus dé-territorialisable que la
production ne devient immatérielle. L'impérialisme n'est pas un tigre
de papier. La guerre du Golfe, celle contre la Serbie, ont bien eu lieu.
Missiles et bombes dévastent et démembrent. La guerre n'est pas télévisuelle.
Hors du cyberespace, sur terre, la pesanteur sociale reprend ses droits.
L'OTAN doit négocier, contenir, et même refaire une petite place à la
Russie.
Ces avions aux noms significatifs (Phantom, Furtif, Mirage...) auront
prouvé que leur supériorité vaut seulement en l'air, et que tout n'est
pas espace de circulation. Le capital est valeur en mouvement, mais
n'est pas que cela. Pour se valoriser, la valeur a besoin d'autre chose
qu'elle: le travail. Le capital, ni ne se suffit à lui-même, ni n'a
avalé la matière, et certainement pas la matière humaine. La guerre
exacerbe le paradoxe d'un système niant ce qui le fonde.
11.
QUE FAIRE ?
D'abord,
ne pas reprendre les mots dominants. La première capitulation a lieu
sur le langage, toujours, surtout dans un monde qui tue pour sauver
des vies, guerroie pour la paix, attaque pour se défendre, et dicte
des conditions démocratiques.
L'ère spectaculaire rend désuet le bourrage de crâne, et démocratise
la censure.
"J'ai fait un pacte avec ma majorité: Nous sommes en guerre,
ai-je dit, vous êtes libres de faire des meetings, des déclarations,
des débats. Mais c'est moi qui décide."
(M.
d'Alema, chef PDS - l'ex-PCI - du gouvernement italien)
Seule l'archaïque Serbie s'est livrée à une propagande belliciste, matraquant
l'esprit critique. Dans l'Occident de 1999, la démocratie médiatique
(y en a-t-il une autre ?) vit de son auto-critique permanente, ce qui
implique qu'une réalité restera incritiquée: l'existence même de cette
démocratie. Peu de conflits auront été autant contestés au sein des
classes dirigeantes européennes, enchevêtrant le camp de la paix dans
celui de la guerre. Tout aussi bien que l'étouffante télé serbe, le
millefeuille d'opinions occidental bloque la réflexion. La propagande
inculque une idée unique, le brouillage informationnel encourage leur
prolifération. On réfute mieux un mensonge qu'une addition de vérités
partielles dont chacune annule la part vraie de sa voisine.
Dès lors, la difficulté est moins de repérer la "bonne"
information que de changer de question. Contrairement à 1914, l'Allemand
ou le Français de 1999 pouvait trier lui-même les vérités déjà contenues
dans les médias, non en achetant un journal de plus, plutôt en se décidant
à ne lire la presse que deux ou trois fois par semaine, à n'écouter
qu'un bulletin d'information quotidien, etc.
L'idéologie n'est pas faite d'idées fausses, mais d'une façon
faussée de se situer. Contrer les versions officielles n'est pas rétablir
des faits. Mais parler d'autre chose. Parfois se taire. Aucune proclamation
ne dissipera le brouillard mental. Silence et non-participation sont
des armes quand la prise de parole fond en cacophonie. Nous sommes dans
ce monde, non de ce monde.
A
quoi bon dénoncer ? Jamais l'exposition des horreurs de la guerre n'avait
autant justifié la guerre,- et tous ses camps.
Une révolution "à titre humain" supposerait qu'un nombre
significatif de prolétaires ne se reconnaissent dans aucune patrie.
Mais l'anti-patriotisme ne suffit plus, à l'heure où des patriotes professionnels
dénoncent les va-t'en guerre. Le capitalisme est patriote et
apatride, culte des racines et déracinement. Toute constitution
d'identités est donc à dépasser, et aussi bien l'addition que l'imbrication
de groupes identitaires: les Français + les Allemands + les Juifs +
les Occitans + les Arabes + les Turcs + les Kurdes +........
Au lieu de dresser un sottisier de citations infâmes des pro-guerre
avérés comme des faux "anti", mieux vaut se demander quelle
inflexion réelle apportent la gauche et les verts à la politique suivie
par les Etats. En échange de leur soutien, les réformistes d'antan imposaient
au capitalisme quelques adoucissements: en 1914-17, la présence au gouvernement
de J.Guesde, A.Thomas et M.Sembat apportait un changement spécifique.
Aujourd'hui intégrée au fonctionnement du capital, la réforme n'est
plus l'apanage de la gauche, qui n'a d'existence que par un encadrement
pratique et idéologique d'une partie des salariés. Cohn-Bendit ajoute
une image, et doit être critiqué ou oublié en tant que tel, ni
plus ni moins que "la voiture qui ne pollue pas".
Ne pas se payer de mots, c'est aussi voir ce que signifie l'internationalisme
prolétarien, quand le prolétariat est loin de présenter une réalité
évidente. Et mesurer ce qui est caduc, dont la répétition finit en formules
de confusion.
Quelle portée donner au "défaitisme révolutionnaire", lorsque
se multiplient des défaitismes anti-révolutionnaires ? En lançant ce
mot d'ordre en 1914, Lénine s'adressait à un mouvement très minoritaire,
mais réel et actif. On sait qu'il n'en fut pas de même en 1939. Quant
à aujourd'hui... De plus, le nationaliste Le Pen, comme en 1990, s'est
opposé à une guerre également dénoncée à l'autre bord par des gens de
gauche et d'extrême qu'aurait réjouis une défaite de l'OTAN.
"Cette guerre n'est pas la nôtre." Formule subversive
à Zimmerwald en septembre 1915, quand socialistes français et allemands
se retrouvent côte à côte, mais lancée depuis par tant de contre-révolutionnaires
avérés que nous ne pouvons plus nous en contenter.
Parler de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile"
? Trop de guerres civiles, même d'origine populaire, mobilisent des
prolétaires autour d'intérêts totalement contraires aux leurs.
Contre l'impérialisme, se revendiquer de la lutte de classe ? oui, mais
laquelle : celle qui n'entretient qu'elle-même, ou celle porteuse d'une
vie différente ? Nous avons moins à affirmer la lutte des classes que
sa fin possible, dans le communisme.
Une critique de la guerre n'est aujourd'hui antagonique au monde existant
que si elle pose la perspective d'un monde autre, d'une communauté humaine
par la transformation des façons de produire, de manger, de se déplacer,
d'habiter, d'apprendre... Vaste programme, mais en-deçà il n'y a que
la société actuelle.
D'ici là, faisons également savoir que nous aiderons de nos faibles
moyens tout insoumis ou déserteur français, belge, américain, serbe,
albanais, UCKiste...
septembre
99
ANNEXE
1870
: VICTOIRE ET DEFAITE SERONT EGALEMENT FUNESTES
Si la guerre franco-prussienne montre que l'emprise du chauvinisme
n'est pas une fatalité, elle souligne aussi l'impossible recherche d'un
camp à soutenir.
Dès la déclaration de guerre, en France comme en Allemagne, de
nombreuses manifestations s'affirment internationalistes. A Chemnitz,
des délégués représentant 50.000 ouvriers reprennent la formule "Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous !". Lors du vote des crédits militaires
(approuvés par les lassalliens), W.Liebknecht et A.Bebel s'abstiennent.
Et le Conseil Parisien de l'Association Internationale des Travailleurs
déclare le 12 juillet 1870: "La guerre, c'est le réveil des instincts
sauvages et des haines nationales (..) la guerre nous serait une guerre
fratricide.
Cependant, si Marx et Engels apprécient le courage moral du geste
de Liebknecht - désapprouvé par leur propre tendance dans le parti -
ils estiment l'abstention inadaptée à la situation (cf. la biographie
de Marx par F.Mehring). Comme en 1848-49, Marx juge en effet progressive
l'unification allemande (mieux vaut un grand Etat bourgeois qu'une multitude
de principautés), et négatif ce qui la menace, notamment, en 1870, le
Second Empire. Par conséquent, pour l'Internationale, "Du côté
allemand, la guerre est une guerre de défense." (Première Adresse
du Conseil Général, 23 juillet)
Mais, "Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre
actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer
en une guerre contre le peuple français, victoire et défaite seront
également funestes. Tous les malheurs qui se sont abattus sur l'Allemagne
après les guerres dites de libération resurgiront avec une intensité
accrue."
Tel sera le cas après la débacle française et la proclamation
de la République (4 septembre). Selon l'AIT, la guerre change alors
de sens et devient pour la Prusse entreprise de conquête: le 9 septembre,
la Seconde Adresse du Conseil Général appelle donc les soldats allemands
à ne pas entrer en France. Pour s'être prononcés contre l'annexion de
l'Alsace-Lorraine, les dirigeants proches de Marx sont emprisonnés par
les autorités prussiennes. En décembre, le parti cette fois unanime
refuse les crédits militaires, entraînant l'arrestation de Liebknecht
et de Bebel.
L'Internationale ne fonde évidemment pas sa position sur l'amour
de la patrie, mais sur le souci de promouvoir le cadre politique le
plus favorable au prolétariat. Elle en vient cependant à choisir
entre deux protagonistes pleinement capitalistes. La démarche du Conseil
Général à Londres rejoint celle des socialistes en Allemagne: pointer
à tout moment un pays plus responsable qu'un autre, distinguer agresseur
et agressé. Le "fauteur de guerre", c'est pourtant l'ensemble
des Etats, tous porteurs (en 1870 autrement qu'en 1914 ou 1999, certes)
de l'expansion et des contradictions capitalistes.
Une telle attitude n'est pas sans conséquences. La thèse d'une
guerre défensive du côté allemand s'inversant ensuite en offensive s'applique
symétriquement à la France: puisque désormais cette dernière combat
"pour la liberté de l'Allemagne et de l'Europe" (déclaration
de Marx au Daily News, 16 janvier 1871), à partir du 4
septembre 1870, les ouvriers français sont invités à défendre l'Etat
français. Par là, les internationaux renforçaient la tendance largement
répandue en France, et pas seulement chez Blanqui, à se reconnaître
dans une république drapée dans la mythologie de 1792. Le patriotisme
à contenu social était, chacun le sait, une plaie du mouvement ouvrier
français.
Ainsi, le même chauvinisme tricolore, dont Engels attendait quelques
semaines plus tôt qu'une victoire allemande lui "torde le cou",
est ensuite encouragé. Combat-on le chauvinisme des uns par la défense
nationale des autres... puis l'inverse ? Où finit le patriotisme, où
commence la défense légitime ? Il est impossible de soutenir
une réalité capitaliste tant qu'elle est (ou serait) plus avantageuse
à la révolution, pour s'y opposer du jour où elle cesse de l'être.
Parti d'une analyse différente, Bakounine aboutit à une position
voisine: utiliser le levier national pour réaliser la révolution sociale,
à la faveur d'une levée en masse, d' "une formidable guerre de
partisans, de guérillas (..) par un soulèvement immense, spontané, tout
populaire, en dehors de toute organisation officielle, de toute centralisation
gouvernementale (..)" (Lettres à un Français, septembre
1870, Oeuvres, Stock, t.2). La défaite de Sedan, explique Bakounine,
a détruit l'Etat impérial: une fédération de communes et de provinces,
seule capable de repousser l'invasion, détruira la machine étatique
entière. Il ne s'agit pas d'union sacrée, mais de profiter d'une défense
nationale, que la classe dirigeante ne peut ni ne veut assurer, pour
mettre fin à la domination bourgeoise:
"(..) l'Etat est devenu maintenant le plus grand ennemi
de la France (..) Pour sauver la France, vous devez le renverser, le
détruire (..) la nation armée, c'est la révolution (..)"
Enfin, et ceci n'est pas sans rapport avec 1999, une bonne partie
de la bourgeoisie française était hostile à la guerre de Napoléon III.
Thiers la dit "détestable" et, comme d'autres républicains,
refuse de voter les crédits militaires.
Du côté français, certaines sections de l'AIT dénonçaient le
conflit moins par internationalisme que pour son caractère impérial
et dynastique.
Toute l'ambiguité de la Commune, puis de la IIème Internationale,
est contenue dans les prises de position de l'été 70, à la base comme
à la tête de l'AIT. Lorsqu'à Brunswick un meeting ouvrier déclare: "(..)
nous sommes obligés de subir une guerre défensive comme un mal inévitable"
(16 juillet 1870), il est difficile de ne pas en entendre l'écho quarante-quatre
ans plus tard.
Aujourd'hui, nous ne pouvons nous contenter de dire que tout
était différent en 1870 parce qu'avant 14 le capital était "progressif"
et parfois ses guerres également... A toute époque, une "légitime
défense" nationale ne saurait prendre qu'un sens anti-communiste.
Seuls ceux qui théorisent l'Etat ouvrier jugent logique d'inviter les
ouvriers à manoeuvrer comme un Etat. Pousser les révolutionnaires à
faire le travail du capitalisme, c'est ne se préparer qu'à une révolution
capitaliste. Pour le prolétariat, l'unique "politique étrangère"
est de ne se ranger derrière aucune. Il est vain d'espérer accélérer
le cours révolutionnaire de l'histoire en contribuant à une défaite
qui nous serait plus favorable.
1914:
LE PACIFISME VECTEUR DE GUERRE
En 1914, pas plus que les Français ou les Allemands ne sont partis
fleur au fusil, pas plus le mouvement ouvrier n'a basculé en une nuit
dans le bellicisme. Un mois sépare l'attentat de Sarajevo (28 juin)
de la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie. Allemagne et
France mobilisent le 1er août, et se déclarent la guerre les 3 et 4.
Dans cette longue crise où la plupart des hommes d'Etat ignorent encore
où mène l'engrenage, CGT et SFIO n'abandonnent pas du jour au lendemain
leur engagement de déclencher la grève générale en cas de conflit. Le
27 juillet, la CGT réunit 100.000 manifestants au cri d' "A bas
la guerre!", et partout se multiplient les meetings pacifistes.
Or, exiger la paix, s'adresser aux gouvernements, espérer une
conciliation au dessus des Etats et des classes, c'est renoncer à une
action politique autonome des exploités. Le 28 juillet, en présence
de Guesde, Vaillant, Jaurès, Luxemburg et Vandervelde, le Bureau Socialiste
International demande aux prolétaires de faire pression "afin que
l'Allemagne exerce sur l'Autriche une action modératrice et que la France
obtienne de la Russie qu'elle ne s'engage pas dans le conflit".
Croire en un arbitrage international - lequel ne pourrait que
retarder l'explosion ou en déplacer le lieu - équivalait à s'en remettre
à autre chose que la force collective des prolétaires, et noyer ce qui
en restait dans la masse informe des bonnes volontés.
C'est moins en mêlant leurs voix au choeur belliciste ("A
Berlin !") qu'en déviant leur énergie de révolte vers l'objectif
pacifiste - comme si paix et guerre n'étaient pas des phases successives
ou imbriquées du monde industriel et marchand - que l'immense majorité
des socialistes et anarchistes ont accompagné la marche à l'abîme.
APRES
1945: L'EQUILIBRE DE LA TERREUR COMME EQUILIBRE SOCIAL
La force des armes est celle des stratégies sociales. Parce qu'elle
avait réuni bourgeois et prolétaires en une terrible machine de guerre,
l'Allemagne nazie pouvait vaincre la vieille démocratie française et
occuper un continent. Mais, inapte à propager une civilisation de la
consommation comme les Etats-Unis commençaient à le faire, le capitalisme
hitlérien exportait au mieux le troc, au pire le pillage. Ce néo-colonialisme
souleva presque partout les peuples et les classes dirigeantes. En Europe
centrale et orientale, l'URSS intégra ces résistances à son projet capitaliste
d'Etat, mobilisant le travail contre les bourgeois déconfits. L'Amérique
lui fut supérieure: elle imposa un modèle incorporant à la fois travail
et capital, refit sa place à la bourgeoisie, et finit par reconquérir
pacifiquement après 1989 l'espace est-européen perdu en 1945. Le vainqueur
est celui qui englobe le mieux, qui offre le plus à l'ensemble de classes
le plus étendu. Contre le nationalisme germanique, le stalinisme avait
absorbé le cadre national de la Résistance, mais sa perspective de développement
servait d'abord les intérêts impérialistes russes. Contre un internationalisme
du travail si fallacieux, c'est l'"internationalisme" de la
circulation marchande qui l'a emporté.
Au lendemain de 1945, Socialisme ou Barbarie voyait une
guerre Est-Ouest inévitable, parce que ce groupe croyait au dynamisme
conquérant de la version bureaucratique du capitalisme, et n'envisageait
pas que le monde puisse durablement rester coupé en deux. SoB
se trompait doublement. La bureaucratie n'était pas l'avenir du capital.
Et les deux protagonistes étaient trop dissemblables pour gagner à un
affrontement direct. L'URSS disposait d'un empire, les EU de la moitié
de la planète. L'Amérique lancée dans une nouvelle ère d'expansion n'éprouvait
aucun besoin de récupérer le marché polonais ou chinois, et la Russie
consolidait son accumulation sans rien pouvoir offrir à l'Ouest de l'Europe.
Bordiga, lui, estimait quasi-nul le risque de guerre généralisée.
C'est seulement lorsque l'extraction mondiale de valeur rencontrerait
ses limites que chaque pôle serait conduit à se dresser agressivement
contre d'autres. La guerre à venir ne résulterait pas de l'opposition
EU-URSS, mais de la renaissance de concurrents abattus en 1945 (Allemagne
et Japon), combinée au surgissement de nouvelles puissances économiques.
L'équilibre interne aux "Deux Grands" expliquait leur
politique étrangère. L'endiguement des luttes de classe à l'intérieur
de chaque bloc rendait très improbable un choc frontal, et contribuait
à rallier les bourgeoisies occidentales derrière le drapeau américain,
et à faire accepter par les bureaucraties est-européennes la domination
russe. Pressions, conflits locaux longs et meurtriers, avancées et reculs
à la périphérie... n'interdisaient pas l'entente pour éviter d'aller
trop loin, de perturber l'équilibre chez le rival et donc chez soi.
Du blocus de Berlin (1948-49) à la crise des fusées (1962), chaque fois
qu'ils ont approché d'un gouffre, EU et URSS ont reculé. Quand l'hégémonie
de chaque superpuissance sur sa zone a été remise en cause par une insurrection
(guerre civile grecque) ou un soulèvement national (Hongrie), l'autre
camp a laissé écraser la rébellion. Lorsque des antagonismes sociaux
ont bousculé le statu quo (Indochine, Moyen Orient), les Deux Grands
ont prévenu l'extension du conflit. Malgré toute sa propagande sur l'Empire
du Mal, l'Occident a retardé la chute de l'URSS par des prêts et des
investissements: craignant pour la stabilité du monde et donc la leur,
les classes dirigeantes de l'Ouest préféraient à la fois affaiblir et
maintenir le système bureaucratique. (Elles agissent de même aujourd'hui,
consolidant à coups de milliards un régime russe vacillant.)
Peu importe que le Pacte de Varsovie ait disposé d'une supériorité
de 3 à 1 en chars, avions et troupes face à l'OTAN. Le conflit se livrait
sur un autre terrain. Dès les années 6O, les achats russes de blé américain
signaient une défaite. L'URSS s'est montrée incapable d'organiser travail
et capital de façon productive. Citons seulement l'exemple du pétrole,
qui avec le gaz représentait la première source russe de devises. Bien
avant 1989, les revenus pétroliers soviétiques avaient baissé, faute
d'investissements pour renouveler les équipements. En ouvrant l'URSS
au monde, l'importation de technologies étrangères l'a même handicapée:
on n'achète pas une technique sans ses rapports sociaux.
Dans les années 70, au moment où se précisait son impasse sociale,
l'URSS s'est implantée dans de nombreux pays d'Asie et d'Afrique, gagnant
en étendue contre une influence américaine diminuée. C'est dans cette
phase qu'un affrontement direct Est-Ouest fut le moins impensable, un
régime en déclin pouvant tenter de se sauver par une fuite en avant
militaire, le déséquilibre social interne à l'URSS aboutissant
à une rupture d'équilibre stratégique. Chaulieu devenu Castoriadis théorisa
la "stratocratie" russe dans Devant la guerre (1981),
et crut nécessaire de mettre en garde la démocratie occidentale contre
une possible invasion soviétique. (Cf.
le livre de Ph.Gottraux sur Socialisme ou barbarie)
Mais, y compris sur le strict plan des armements, malgré son
recul momentané dans le tiers-monde, c'est l'Amérique qui reprit l'offensive,
prouvant sa supériorité technologique (missiles anti-missiles, même
en faisant la part du bluff), et sa capacité à peser sur ses alliés
européens (déploiement des fusées Pershing en 1982). Chacun put constater
qui disposait du meilleur complexe militaro-industriel, et où était
la stratocratie la plus efficace.
L'URSS avait cru imiter les Etats-Unis en transportant un corps
expéditionnaire des Amériques en Afrique, en l'occurrence, de Cuba jusqu'aux
côtes angolaises. Mais elle n'apportait rien à l'Angola qu'un industrialisme
étatique inadapté. L'impérialisme américain, lui, était à même de développer
les ressources du sous-sol africain, notamment le pétrole. C'est sur
ce plan que s'est réglé le conflit Est-Ouest.
Quelques années plus tard, Gorbatchev donne un soutien à peine
critique à l'intervention onusienne (américaine) contre l'Irak: pour
la première fois, l'URSS - qui n'a qu'un an et demie à vivre - n'exploite
pas, ne serait-ce qu'en paroles, un conflit interimpérialiste. Ensuite,
l'armée russe aura le plus grand mal à venir à bout des Tchétchènes.
En 1999, les quelques centaines de soldats russes partis de Bosnie pour
s'inviter sur l'aérodrome de Pristina dépendront de l'OTAN pour leurs
vivres et leur carburant.
Ce sont la fin du duopole, les ébranlements sociaux des années
60 et 70 dans les pays les plus développés, et la montée en force de
l'Europe et du Japon, qui rouvrent la perspective de guerres, non plus
périphériques mais frappant au coeur des métropoles marchandes. Unique
certitude, le conflit naîtra où aujourd'hui nous ne l'attendons pas.
Après 1918, une prévision fort répandue, y compris chez les révolutionnaires,
était celle d'une guerre entre l'Angleterre et les Etats-Unis.
Sur
le capitalisme et la guerre:
Pannekoek,
"Le programme de Wilson", 1919, in Textes du mouvement
ouvrier révolutionnaire, n°4, Invariance, octobre 1996.
J.Barrot,
L'idéologie anti-militariste, 1975, réédition ADEL, 1997.
"Le
Bombardement de Dresde comme rapport social", La
Banquise, n°3, 1984.
"La
guerre impérialiste", Programme
Communiste, n°90 (1988) et 92 (1991).
Pour
le point de vue de l'utopie militaire du capital:
L.
Murawiec, "La Révolution dans les affaires militaires", Commentaire,
automne 1993, et le livre du même titre chez O.Jacob.
Sur
la Yougoslavie:
Bordiga,
"La Guerre balkanique", 1912, in (Dis)continuité, n°4,
1998.
"Yugoslavia
Unravelled", Aufheben, n°2, 1993, Brighton, GB.
"From Wage Cuts to War", Wildcat, n°18, 1996, Londres.
Mouvement
Communiste, n°3, 1992 (sur la Yougoslavie), n°7,
1997 (sur l'Albanie), et n°8 (sur la guerre OTAN-Serbie).
Ph.Bourrinet,
La Question nationale yougoslave, 1995, ainsi qu'une biographie
d'A.Ciliga, où l'on voit comment le fait national a décomposé le mouvement
communiste en Yougoslavie dans les années 20. Textes disponibles sur
Internet: http://real-huizen.dds.nl~/left-dis
P.Garde,
Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard.