Juillet 2006 TROPLOIN Lettre N°7


LE PRESENT D'UNE ILLUSION
 
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DE L'ASSIETTE AU BEURRE à LA SEMAINE DE SUZETTE

Quand, au milieu du XIXe siècle, J. Déjacques rangeait l'ironie et le blasphème parmi les armes naturelles de la critique sociale, la bourgeoisie elle-même n'en dédaignait pas l'usage dans ses propres combats contre la réaction. (1) Cent cinquante ans plus tard, si ceux que l'on appelle « réacs » se choquent logiquement dès que l'on attente à leurs valeurs, ceux qui s'appellent démocrates se choquent que l'on ose attenter à une valeur. Quelques caricatures anti-religieuses suffisent à troubler la bonne conscience occidentale. Dans la démocratie du XXIe siècle, la valeur suprême n'est pas une valeur, mais la tolérance des valeurs tolérantes.

Les dessins et textes anti-religieux publiés dans la presse en 1900 ne seraient même pas interdits aujourd'hui, car ils ne viendraient sous le crayon ou la plume de personne. (2) Crosse en l'air de J. Prévert (1936) chercherait longtemps un éditeur dans la France actuelle. Le Mahomet de Voltaire a été de fait censuré en 1994, et n'a dû, depuis, sa lecture publique qu'à une protection policière. Très souvent, la censure n'est pas l'œuvre de l'Etat, mais d'autorités locales intervenant pour prévenir le « trouble à l'ordre public », de groupes de pression, ou de la combinaison des deux. Par un attentat contre un cinéma, des intégristes avaient rendu impossible la diffusion en salle de La dernière tentation du Christ. D'autres ont obtenu l'interdiction de la photo d'une femme crucifiée sur la croix de Jésus. Il n'y a là rien de nouveau ni d'étonnant. La nouveauté, c'est qu'en 1900 (où bien sûr les objets de scandale étaient différents, l'armée et la patrie en particulier), provocation et censure déclenchaient débats et tollés. En 1966-67 encore, l'interdiction du film inspiré de Diderot, La Religieuse, dressa les intellectuels contre le pouvoir gaulliste et les milieux catholiques (dont Télérama) qui réclamaient ou approuvaient cette interdiction. Début XXIe siècle, un accord s'établit pour ne choquer personne. Là où s'opposaient caricaturistes de droite et de gauche, Plantu doit sa renommée au fait d'exprimer l'opinion moyenne d'un centre gauche raisonnable. La démocratie se présente comme ce qui ne fait de mal à personne : Do No Evil, tel est le premier principe des deux fondateurs de Google (26e et 27e au palmarès des fortunes mondiales mais, comme dit un écrivain riche et célèbre, la richesse n'est pas un crime).

La liberté de la presse vaut ce que vaut la liberté dans la société qui produit cette presse. Sans même parler du poids de l'argent et du profit, qu'elle soit imprimée, sur les ondes ou sur écran, l'information journalistique est encadrée au point de perdre sa substance critique : lois sur la protection de la jeunesse, du secret médical et de la vie privée, lois contre la diffamation, la haine raciale ou religieuse, l'homophobie, la misogynie, l'islamophobie… progressivement promues catégories juridiques. En Alsace-Lorraine, le code punit l'outrage à Dieu de trois ans de prison : jamais appliquée, cette disposition subsiste comme incitation à rester modéré. L'Allemagne, la Grande Bretagne, les Pays Bas prévoient des sanctions pénales contre le sacrilège. Dès que l'Etat juge son autorité entamée, il poursuit ou saisit des journaux, comme pendant la guerre d'Algérie. Le principe de la liberté de la presse figure dans de nobles déclarations, mais son application dépend des rapports de force à chaque moment, et de ce que la société est capable et désireuse d'entendre. Les accidents du travail ont beau être une réalité massive (700 morts en France et 5700 aux Etats-Unis en 2004), l'opinion n'en recevra qu'une connaissance marginale en comparaison de « faits de société » montés en épingle, parce qu'au contraire par exemple des morts sur la route (si nombreux soient-ils, et significatifs d'un mode de vie destructeur), ces accidents mettent en jeu la relation salaire/profit et touchent au cœur du système capitaliste. (3)