De
plus, compte tenu des conditions modernes de 'exploitation, le développement
capitalistique s'avère incapable d'utiliser la quantité
de force de travail rendue disponible par l'exode rural massif moderne
généré par le développement industriel et
économique lui-même. Le ministre du travail chinois reconnaissait,
en Décembre 1994, qu'il n'y avait pas de solutions réelles
et vivables pour les 200 millions de paysans en surnombre et il prévoyait
même quelque 270 millions de chômeurs en Chine pour l'an 2000.
Quant à pouvoir rendre solvables un plus grand nombre de pays et
même une fraction plus importante de la population de ces pays en
voie d'industrialisation, cela imposerait des quantités astronomiques1
de capitaux qui ne sont actuellement pas disponibles sur le marché,
alors même que l'automation tarit encore les capacités d'extraction
de la plus-value. Il existe là un cercle vicieux redoutable. Toutefois,
les effets de cette évolution sont et seraient autrement directs
et importants que ceux de la simple augmentation du prix de l'énergie
et des matières premières qui a accessoirement contribué
au déclenchement de la crise actuelle, pour être plus précis
qui en a été le simple détonateur.
L'épuisement
du monde et de toutes ses ressources matérielles et humaines
par les états les plus modernes, s'il se manifeste aujourd'hui
avec une certaine acuité, n'est pourtant ni rapide ni même
irrémédiable, et pourtant, sans réaction majeure
des prolétaires, il aurait bel et bien lieu. Par là même,
cet épuisement interdirait de facto une automatisation généralisée
de la production, même conduite et simplement circonscrite aux
pays occidentaux et au Japon. D'autre part, l'automation généralisée,
qui amplifierait encore les deux tendances contradictoires à
l'oeuvre aujourd'hui, celle du développement de l'exclusion de
la force de travail et celle du développement de la production
de marchandises à un rythme toujours plus soutenu, se commuerait
par une surproduction massive qui, pour réelle qu'elle soit,
n'est aujourd'hui encore que latente. En effet cette généralisation
interdirait, à terme, la consommation de masse des marchandises
produites en grandes séries et donc leur réalisation,
tant il paraît évident que la consommation des fonctionnaires
de tous ordres du capital et de "l'aristocratie ouvrière",
qui resterait dans les entreprises, ne pourrait, à elle seule,
absorber la totalité des produits abondamment mis sur le marché.
Nous avons déjà évoqué plus haut le fait
que la société capitaliste moderne entrait maintenant
dans un stade d'épuisement de la consommation sociale, du fait
même du "suréquipement" des ménages dans
les pays développés. Il va de soi que cette réflexion
intègre la seule réalité qui intéresse le
capital, celle de la demande solvable qui est très largement
satisfaite, y compris dans les pays nouvellement industrialisés.
Il n'y a pas moins de voitures à Kuala Lumpur ou à Rio
De Janerio qu'il n'en existe à Paris par exemple. L'automatisation
généralisée ne pourrait alors, en dernière
analyse, qu'aggraver encore ce phénomène de non consommation,
et ainsi concourir encore davantage à l'aggravation de la crise.
Pour le capital, la seule réponse disponible actuellement est
la programmation de l'obsolescence toujours plus rapide des produits
qu'il met sur le marché, mais il ne peut s'agir que d'un pis-aller,
elle est donc nécessairement limitée dans le temps.
Nous voyons
là les effets pervers de la généralisation relative
de l'automatisation, présentée à ses origines par
le capital comme moment décisif de résorption de sa crise
de valorisation et comme facteur essentiel de progrès humain.
Non seulement elle exacerbe les contradictions entre les états
ou groupes d'états, provoquant même la banqueroute de certains
d'entre eux, mais de plus, elle exacerbe la crise de surproduction dont
nous venons de parler: "L'automation, au contraire, provoque
le renversement de toutes les tendances que le machinisme avait fait
surgir comme élément d'expansion de la production capitaliste...L'automation
conduit aussi à la rétractation de la plus-value et à
la diminution du marché, de sorte que l'élargis-sement
de la production de marchandises à laquelle le machinisme avait
donné une gigantesque impulsion, devient impossible. Loin de
constituer le support technologique d'un développement toujours
plus avancé du capitalisme en direction d'une société
d'abondance et de loisirs, l'automation porte l'inadéquation
des rapports de production à un degré tel que la persistance
de ce rapport conduit à l'étranglement de la production
et à la décomposition de la société...L'automation
constitue une technologie destructrice des présupposés
de la production capitaliste.", opus cité.
Le problème
de l'évolution contradictoire du capitalisme est moins une question
technique ou économique que sociale. A cet effet, nous avions
souligné l'écart qui existait dans le temps entre la formulation
créative des innovations techniques de Taylor et Ford et leur
généralisation sociale qui allait servir de réfèrent
à l'organisation d'un cycle de production particulier. De ce
point de vue, les valeurs idéologiques et le comportement social
autour du travail, qui conditionnent la réalité du capital,
sont éminemment contradictoires. Même si, comme nous l'avons
analysé, l'éthique du travail décroît fortement
aujourd'hui, elle existe toujours notamment dans les lieux de production,
ne serait-ce que comme moment particulier et général d'une
socialisation pourtant toujours plus largement atrophiée, et
lui coexiste contradictoirement la recherche du plaisir, voire du bonheur
dans les loisirs. Le monde capitaliste, entre le début du 19
ème siècle et aujourd'hui, évoluait ainsi du travail
"obligation" parce que devoir social au travail "moyen
de gagner sa vie", pour finir, pour certains, comme moyen d'accroître
sans cesse son niveau de vie. Une société, qui n'offrirait
que très peu de travail, voire plus du tout, reste aujourd'hui
totalement inconcevable, car si le rapport au travail change, celui-ci
demeure. Tous les discours dominants actuels prônent, certes,
son aménagement et la réduction de son temps en insistant
par ailleurs sur son nécessaire dépassement socialisé,
mais ils ne remettent pas fondamentalement en cause le travail lui-même,
bien au contraire, le capital y nierait son mythe fondateur de l'homme
producteur, car le travail reste malgré tout le pivot mental
et social de l'organisation capitaliste du monde. Ainsi par exemple,
le maire nouvellement élu de New-York impose aux chômeurs
indemnisés 70 heures de travaux d'intérêt collectif
par mois, et le conseil général de Vendée propose
aux "RMlstes" un travail ou une activité qui, certes,
ne seraient pas rétribués.
De surcroît
et en dépit de l'évolution que nous avons analysée
plus haut, la force de travail n'est pas dans le mode de production
capitaliste une marchandise comme les autres, la production et la vente
de cette marchandise "travail" est la condition sine-qua-non
de la production et de la vente de toutes les autres. A cet égard,
la remarque de P.Souyri nous paraît alors extrêmement pertinente:
"La suppression physique ou la relégation dans des zones
d'enfermement des vendeurs de la force de travail ne résoudrait
pas le problème que poserait, à la production étala
réalisation de marchandises, la diminution de la vente de la
marchandise travail. Des complexes productifs automatisés ne
pourraient pas fonctionner entourés d'un environnement envahissant
de camps de concentration parsemés de fausses communes.",
opus cité. Et pourtant une telle tendance se fait jour actuellement,
bien qu'elle reste encore dans des limites acceptables et contrôlables.
En effet, à l'exception du havre de paix que semblent toujours
constituer les métropoles capitalistes, le reste du monde est
en proie à l'effondrement social, les conflits de toutes natures
se généralisent et des peuples entiers sont menacés
de liquidation pure et simple. Au sein même des métropoles,
grossissent les lieux de la marginalité où s'entassent
les exclus de la réalité du capital. En France, la précarité
sociale frappe plus de 5 millions de personnes, alors que le nombre
de bénéficiaires du RMI atteint le million. Mouvement
irréversible et barbare comme le pronostiquent certains qui veulent
s'autoriser par là même tous les moyens pour défendre
ces îlots de paix et de bonheur, et qui s'autorisent en même
temps les discours les plus répugnants et les plus dégoulinants
sur la charité et le partage... Ou s'agit-il d'une rétractation
devenue nécessaire et indispensable au capital qui favorisera,
à l'avenir, son redéploiement et sa forme particulière
de domination du monde ? S'il est trop tôt pour pouvoir répondre,
il faut rappeler que jamais une société n'accepte de disparaître
sans tout faire pour surmonter ses contradictions, sans subir de multiples
convulsions, et que, d'autre part, le compromis fordiste n'a aussi pu
exister que parce qu'existaient dans les années 30 des dizaines
de millions de chômeurs et d'exclus et des économies capitalistes
totalement ravagées.