Aujourd'hui
donc, le travail direct et indirect est de moins en moins nécessaire.
Le chômage frappe toutes les catégories de salariés,
y compris l'encadrement moyen des entreprises à cause notamment
de la décentralisation des postes techniques de commandement
et de la prise plus rapide de décisions importantes, rendues
possibles grâce à l'informatique. De fait, une partie non
négligeable des cadres, qui existe encore actuellement, ne sera
plus le point de passage obligé d'une information et d'un contrôle
qui peuvent désormais s'exercer et circuler beaucoup plus librement
et beaucoup plus rapidement
que par le passé. Le sommet contrôlera plus directement
la base, en ce sens que la décentralisation informative ouvre
la voie à la centralisation accrue de la décision. Nous
avons vu que l'informatique pouvait remplacer la technicité apparente
et personnalisée de la transmission du savoir, ouvrant ainsi
la porte au discours uniforme et totalitaire, même présenté
dans un emballage démocratique. On ne peut jamais contredire
un ordinateur, dans le meilleur des cas, on ne peut ²que le briser.
Dans l'industrie, la chute des effectifs, déjà spectaculaire,
va encore s'accroître et s'accroît avec la robotisation,
et après une courte pause, ont refleuri les plans sociaux dans
l'industrie automobile, dans la sidérurgie et à la SNCF.
Comme le chômage massif actuel est lié à la crise
de rentabilité du capital, la robotisation apparaît donc
à la fois comme un effet et un remède de celle-ci. La
chute de l'emploi est alors normalement obligée dans des secteurs,
aujourd'hui, en relatif déclin, automobile, textile, sidérurgie
et métallurgie par exemple. Toutefois, il faut convenir que même
ces secteurs ne sont pas condamnés à disparaître
totalement et définitivement des pays capitalistes développés,
ils sont en voie de restructuration, parce que dépassés
dans leur forme actuelle. Si le chômage dans ces secteurs traduit
l'essoufflement de la production, il traduit aussi et contradictoirement,
dans la période historique présente, une forme de bonne
santé du capital qui exprime ainsi sa capacité à
pouvoir trancher dans le vif des prolétaires pour tenter de gagner
la bataille de cette crise de rentabilité sans craindre outre
mesure leurs réactions.
Cette relative
bonne santé n'est pourtant que l'arbre faussement florissant
qui cache la forêt malade de la crise, il est une chose, en effet,
de restructurer, il en est une autre de pouvoir réédifier
des branches industrielles sur des bases plus productives, il en est
une autre de pouvoir créer un nouveau consensus social. L'automatisation
généralisée n'est pas la panacée universelle,
et la poursuite de son approfondissement et de sa généralisation
signifierait, sans aucun doute, un large chômage socialement autrement
étendu que celui que nous connaissons actuellement. Nous sommes
encore très loin, et les comparaisons valent ce qu'elles valent,
du niveau de chômage atteint dans les années 30, alors
que la prolétarisation générale de la société
était largement moins développée qu'aujourd'hui.
Pour un temps immédiatement indéterminable, cette période
continuera encore de se caractériser par un "manque évident"
de capitalisme dans son ensemble: quelques secteurs et pays se moderniseront
vraiment, le reste traînera derrière, en puisant constamment
dans son capital pour éviter de mettre trop de monde à
la rue, pour éviter un affrontement social qui deviendrait dangereux,
ce faisant, il participe ainsi de l'affaiblissement général
du système. Ce reste continuera de surtaxer les prolétaires
actifs pour soutenir à bout de bras des entreprises non rentables
ou qui le deviendront dans un proche avenir. Ce faisant, le capital
pérennise et aggrave la crise qu'il vit. L'évolution contradictoire
du capital, qui le pousse à l'automatisation de la production
en même temps qu'il en freine la généralisation,
ne peut se comprendre justement que parce que le travail est et reste
un pivot économique et social fondamental du monde moderne, dont
on ne voit pas par quoi le capitalisme le remplacerait avant longtemps,
et qui ferait alors que le capitalisme ne serait plus du capitalisme.
Parce que le travail reste ce pivot, bien que devenant non essentiel,
les états et les entreprises ne pourront se permettre une déchéance
sociale étendue et à long terme de l'ensemble de la population
et plus particulièrement des producteurs, déchéance
que l'automation rend possible.
Actuellement,
les industries dites de pointe ne pourront pas, et loin de là,
être à elles seules le facteur d'un plein emploi, même
relatif, car tout simplement et par définition, la pointe du
mouvement n'est pas tout le mouvement. Cette pointe englobe, aujourd'hui,
le traitement de l'information, les communications, les robots, la biotechnologie,
les ordinateurs et leurs composants, l'aviation, les différents
équipements industriels et de laboratoires, sans oublier une
fraction importante des services telle que l'informatique, le traitement
des données, les laboratoires de recherche etc... Dans ces secteurs
de pointe la production est, elle-même, déjà largement
automatisée et informatisée, et par conséquent
ils ont donc besoin de moins de travail direct pour une production donnée,
et comme eux aussi se trouvent actuellement dans une situation de surproduction
relative, ils sont conduits, comme les autres, à accélérer
les licenciements, comme cela s'est produit notamment chez IBM et chez
Bull. De toute manière, pas plus que
la crise n'est une affaire comptable, l'emploi ne peut se résumer
à une affaire de balance où se pèsent les emplois
perdus et retrouvés. La question essentielle et fondamentale
reste l'avenir du travail dans nos sociétés, et subsidiairement
est posée celle du passage des industries dites archaïques
à celles dites nouvelles. Il s'agit aussi de savoir quelles nouvelles
industries pour quel type de production, donc, en dernière analyse,
quel type de marchandises possibles pour redévelopper la possible
consommation sociale. Il est, par contre, tout à fait évident
que les robots emploieront moins d'hommes à les fabriquer qu'ils
n'en supprimeront là où ils sont et seront installés.
L'effet d'entraînement de ces nouvelles productions sur les autres
secteurs industriels est moindre que celui, par exemple, de l'automobile
qui avale de grosses quantités d'acier, de plastique, de caoutchouc.
En outre, cette industrie particulière avait eu un effet certain
d'entraînement sur l'ensemble des activités de la société
qui a, par ailleurs, été profondément transformée,
ne serait-ce que par les grands travaux d'infrastructures autoroutières,
eux-mêmes gros consommateurs de produits divers, sans compter
le nécessaire aménagement de l'espace urbain rendu obligatoire
par la prolifération des automobiles. Selon le dossier qui avait
été présenté aux chefs d'états réunis
à Versailles en 1982, l'informatisation pouvait créer
1,2 millions d'emplois d'ici 1990 et en supprimer quelque 7 millions
dans le même laps de temps.
Le développement
de la précarité du travail, celui des CDD et autres mesures
montrent que le capital s'oriente moins, pour l'heure, vers une économie
de chômage généralisé dans les métropoles
capitalistes développés que vers une économie de
la mobilité accrue de la main d'oeuvre. En France, le nombre
des CDD a doublé et 800.000 contrats à durée indéterminée
ont été supprimés. Aujourd'hui, 70% des embauches
se font en CDD et P.Wacquin, sociologue du travail, affirmait en 1994
que dans quelques années n'existeraient plus dans ce pays que
3 millions de travailleurs à temps plein, donc spatialement et
socialement stables, alors que le reste de la main d'oeuvre deviendrait
par nature précaire et mobile. Déjà aux USA, une
personne sur dix déménage chaque année pour changer
de lieu de travail, et en moyenne une famille déménage
tous les cinq ans pour la même raison. Les frénétiques
du marché et de la démocratie se répandent, aujourd'hui,
en discours louangeurs sur ce pays et sa sortie de la crise. Les USA
offrent-ils l'image de l'avenir possible que les autres pays capitalistes
avancés pourraient copier telle quelle. Cela ne semble guère
possible du fait d'une évolution historique quelque peu différente
et du simple point de vue de l'emploi les salariés ne pourraient
que le regretter, en effet les emplois manufacturiers, qui étaient
de 21 millions en 1979 n'étaient plus que de 17,8 millions en
Février 1994, soit une perte de 15% du total de la force de travail,
alors même que la population active augmentait de près
de 25 millions d'individus entre ces deux dates. Entre Janvier et Août
1993, 1,2 millions d'emplois ont bien été créés
aux USA, mais 730.000 d'entre eux, soit 59%, étaient des emplois
à temps partiel ne bénéficiant d'aucune couverture
sociale, la plupart des autres, 28%, se créaient dans les services,
et en règle générale, ces emplois étaient
temporaires et à bas salaires. Rappelons au passage que le niveau
global des salaires ne cesse de baisser dans ce pays depuis de longues
années. Nous pouvons donc remarquer que la population active
a certes augmenté, mais essentiellement par la création
d'emplois professionnellement déqualifiés et socialement
précari ses. L'apparent dynamisme de ce pays, que semblent traduire
les chiffres cités ci-dessus, ne peut ni ne doit masquer la profondeur
de sa crise. Outre le fait qu'il peut encore tirer une situation de
rente induite par sa situation d'impérialisme dominant, comme
en témoigne l'ampleur de ses déficits, il ne faut pas
oublier non plus la taille de ce pays, presque un continent, l'ampleur
de son secteur tertiaire et la présence du complexe militaro-industriel
qui, en dépit de quelques coupes sombres budgétaires,
continue de tirer de l'avant bon nombre d'autres activités industrielles.
Actuellement, il est bien plus probable que la situation d'une large
fraction des pays capitalistes développés ressemblera
de plus en plus à celle de la Grande-Bretagne au lendemain de
la Première Guerre mondiale, situation caractérisée
par quelques points forts, un poids encore considérable dans
le monde lié aux splendeurs de la période impériale,
quelques percées industrielles possibles, mais surtout caractérisée
par une atonie générale du fonctionnement capitaliste
jusqu'au choc paroxystique d'où émergerait enfin autre
chose et pour de bon avec par ailleurs la possibilité pour le
capital de pouvoir susciter
une certaine forme d'union sacrée, récupérant précisément,
à ce moment, la crise des valeurs que nous avons déjà
évoquée.