ECHEC AUX COLLECTIVISATIONS
 

L'ampleur des socialisations industrielles et agricoles après juillet 36 n'est pas un hasard historique. Marx notait la tradition espagnole d'autonomie populaire, et le décalage entre le peuple et l'Etat, manifeste dans la guerre anti-napoléonienne, puis dans les révolutions du XIXème siècle, qui renouvellent la séculaire résistance communale au pouvoir dynastique. La monarchie absolue, observe-t-il, n'a pas brassé les couches sociales pour forger un Etat moderne, mais laissé subsister les forces vives du pays. Napoléon a pu voir dans l'Espagne "un cadavre": "mais si l'Etat espagnol était bien mort, la société espagnole était pleine de vie", et "ce que nous appelons l'Etat au sens moderne du mot ne se matérialise vraiment que dans l'armée, par suite de la vie exclusivement "provinciale" du peuple." (14)

Dans l'Espagne de 1936, la révolution bourgeoise est faite, et il était vain de rêver des scénarios similaires à celui de 1917, encore moins 1848 ou 1789. Mais si la bourgeoisie dominait politiquement, et le capital économiquement, ils étaient loin d'avoir créé un marché intérieur unifié et un appareil d'Etat moderne, soumis toute la société et réduit la vie locale et ses particularismes. Pour Marx, en 1854, un gouvernement "despotique" coexistait avec un manque d'unité allant jusqu'à des monnaies et régimes fiscaux distincts: l'observation demeurait en partie valable 80 ans plus tard. L'Etat ne parvenait ni à impulser l'industrie, ni à accomplir une réforme agraire, ni à extraire de l'agriculture les profits nécessaires à l'accumulation du capital, ni à unir les régions, ni surtout à mater les prolétaires des villes et des campagnes.

C'est quasi naturellement que le choc de juillet 36 fait se dresser, en marge du pouvoir politique, un mouvement social dont les réalisations à potentialité communiste seront réabsorbées par un Etat qu'elles ont laissé subsister. Les premiers mois d'une révolution qui reflue déjà mais dont l'extension couvre encore l'échec, offrent l'image d'un éclatement, où chaque région, commune, entreprise, collectivité, municipalité, échappe à l'autorité centrale. L'anarchisme, et le régionalisme du POUM, expriment à l'intérieur du mouvement ouvrier cette originalité espagnole, mésestimée si l'on ne voit que du négatif dans ce "retard" du capitalisme. Même le reflux de 1937 ne met pas fin à l'élan de centaines de milliers d'ouvriers et de paysans qui s'étaient emparé de terres, d'usines, de quartiers, de villages, portant atteinte à la propriété, socialisant la production, dans une autonomie, une solidarité quotidienne, une fraternité qui frappent observateurs et participants. (15) Hélas, si d'innombrables faits et actes, sur plusieurs années, attestent, comme à leur façon les expériences russe et allemande, l'existence d'un mouvement communiste travaillant toute la société, et ses formidables capacités subversives lorsqu'il émerge à large échelle, il n'en demeure pas moins qu'il s'était condamné dès l'été 36. La guerre d'Espagne prouve à la fois la vigueur révolutionnaire des liens et formes communautaires pénétrés mais non encore reproduits directement par le capital, et leur impuissance à assurer à eux seuls une révolution. En l'absence d'un assaut contre l'Etat et de l'instauration de rapports différents à l'échelle de tout le pays, ils se vouaient à une autogestion parcellaire conservant le contenu et même les formes du capitalisme, notamment l'argent et la division entre entreprises. Toute persistance du salariat perpétue la hiérarchie des fonctions et des revenus. (16)

Des mesures communistes auraient pu entamer les bases des deux Etats (républicain et nationaliste), ne serait-ce qu'en commençant à résoudre la question agraire: dans les années 30, plus de la moitié de la population vivait sous-alimentée. Une force subversive a jailli, mettant en avant les couches les plus opprimées, les plus éloignées de la "vie politique" (les femmes par exemple), mais n'a pu aller jusqu'au bout, prendre les choses à la racine.

A l'époque, le mouvement ouvrier des grands pays industriels correspondait à des zones socialisées par un capital dominant toute la société, où le communisme était à la fois plus proche de par cette socialisation, et plus lointain par la dissolution progressive de toute relation en marchandise. Le nouveau monde y était le plus souvent perçu comme ouvrier, sinon industriel.

Les prolétaires espagnols, au contraire, demeuraient tributaires d'une pénétration plus quantitative que qualitative du capital dans la société, et en tiraient force et faiblesse, ainsi qu'en témoignent la tradition et la revendication d'autonomie représentées par l'anarchisme.

"Au cours des cent dernières années, il n'y a pas eu en Andalousie un seul soulèvement qui n'aboutit pas à la création de communes, au partage des terres, à l'abolition de la monnaie et à une déclaration d'indépendance (..) l'anarchisme des ouvriers n'est pas très différent. Ceux-ci aussi réclament d'abord la possibilité de gérer eux-mêmes leur communauté industrielle ou leur syndicat, puis la réduction des heures de travail et une diminution de l'effort de chacun (..)." (17)

Un point crucial fut l'attitude devant l'argent. La "disparition de la monnaie" n'a de sens que si elle est plus que le remplacement d'un instrument de compte des valeurs par un autre (les bons de travail, par exemple). Or, suivant en cela la plupart des groupes radicaux, qu'ils se réclament du marxisme ou de l'anarchisme, les prolétaires espagnols ne voyaient pas assez dans l'argent l'expression, l'abstraction de rapports réels, mais un outil de mesure, un moyen comptable, réduisant ainsi le socialisme à une gestion différente des mêmes catégories et composants fondamentaux du capitalisme. (18)

L'échec des tentatives anti-mercantiles n'est pas dû à la mainmise du syndicat socialiste UGT (hostile aux collectivisations) sur les banques. La fermeture des banques privées et de la Banque Centrale ne met fin au mercantilisme que si s'organisent une production et une vie non médiatisées par la marchandise, qui peu à peu gagnent l'ensemble des rapports sociaux. L'argent n'est pas le "mal" opposé à la production qui serait le bien, mais la manifestation (aujourd'hui de plus en plus immatérielle) du caractère marchand de tous les aspects de la vie. On ne le détruira pas en éliminant des signes, mais en faisant dépérir l'échange lui-même comme rapport social.

En fait, seules des collectivités agricoles se sont passé d'argent, souvent à l'aide de monnaies locales, et les bons servaient fréquemment de "monnaie interne". Parfois l'argent était remis au collectif des travailleurs. Parfois ceux-ci recevaient des bons en proportion non du travail fourni, mais de la taille de leur famille ("A chacun selon ses besoins"). Parfois l'argent était ignoré, et les ressources partagées sans aucun compte. Un souci égalitaire prédominait, souvent lié à un mépris du "luxe". Cependant, incapables d'étendre une production non-mercantile au-delà de zones autonomes juxtaposées sans action globale, soviets, collectifs et villages libérés se sont transformés en communautés précaires, tôt ou tard détruites de l'intérieur ou anéanties par les armes, soit fascistes, soit républicaines. En Aragon, la colonne du stalinien Lister s'en était fait une spécialité. Entrant dans le village de Calanda, son premier geste sera d'écrire sur un mur: "La collectivisation, c'est le vol".