DES ANARCHISTES AU GOUVERNEMENT ?
 

La social-démocratie n'avait pas "capitulé" en août 14, comme un lutteur jetant l'éponge avant le combat, mais suivi le cours normal d'un mouvement internationaliste dans le discours, et en réalité depuis longtemps profondément national. Le SPD avait beau représenter la première force électorale d'Allemagne en 1912, il n'était puissant que pour la réforme, dans le cadre du capitalisme et selon ses lois, ce qui incluait d'accepter la guerre si elle devient l'unique issue aux contradictions sociales et politiques.

De même, l'intégration de l'anarchisme espagnol à l'Etat en 1936 ne surprend que si l'on oublie sa nature: la CNT est un syndicat, original certes, mais un syndicat, et il n'existe pas de syndicat anti-syndical. La fonction transforme l'organe. Quels que soient ses idéaux originels, tout organisme permanent de défense salariale évolue en médiateur, puis en conciliateur. Même animée par des radicaux, même réprimée, l'institution est vouée à échapper à sa base pour devenir instrument modérateur. Syndicat anarchiste, la CNT est syndicat avant d'être anar. Un monde sépare le militant de base du dirigeant assis à la table patronale, mais la CNT en tant qu'appareil diffère peu de l'UGT: l'une et l'autre oeuvrent à moderniser et gérer rationnellement l'économie - en clair, socialiser le capitalisme. Un même fil relie le vote des crédits militaires par les socialistes en août 14, à la participation gouvernementale des chefs anarchistes, en Catalogne (septembre 36), puis à l'échelle de la République (novembre 36). Dès 1914, Malatesta qualifiait

d' "anarchistes de gouvernement" ceux de ses camarades (dont Kropotkine) qui avaient accepté la défense nationale.

La CNT était à la fois institution, et instrument d'une subversion sociale. La contradiction fut tranchée aux élections législatives de 1931 quand, renonçant à l'anti-parlementarisme, l'anarchisme appela à voter pour les candidats républicains. La CNT devenait "un syndicat aspirant à la conquête du pouvoir", ce qui la "conduisait inévitablement à une dictature sur le prolétariat" (P.I.C., édition allemande, décembre 1931).

De compromis en recul, la CNT finira par renier l'anti-étatisme qui faisait sa raison d'être, y compris après que la République et son allié russe aient montré leur visage en s'acharnant contre les radicaux en mai 37, sans compter tout ce qui suivit, dans les prisons et les caves. Alors, comme le POUM, la CNT désarmera encore mieux les prolétaires en appelant à cesser la lutte contre des polices officielle et stalinienne résolues à aller jusqu'au bout. En mai 37, "la CNT est un des principaux responsables de l'écrasement de l'insurrection, parce qu'elle démoralise le prolétariat au moment où il s'ébranlait contre la réaction démocratique." (Röte-Korrespondenz, organe du GIC hollandais, juin 1937)

Certains radicaux connaitront même l'amère surprise de séjourner dans une prison administrée par un brave anar dépourvu de tout contrôle réel sur ce qui se déroulait entre ses murs. En 1938, une délégation CNTiste venue en URSS demander de l'aide n'élève pas la voix contre les procès de Moscou. Priorité à la lutte antifasciste... Priorité aux canons et aux fusils... (13)

Pourtant, dira-t-on, les anars sont vaccinés par nature contre le virus étatique. En apparence.

Les "marxistes" peuvent réciter des pages de Marx sur la destruction de la machine d'Etat, ou de Lénine annonçant dans L'Etat et la révolution qu'un jour les cuisinières géreraient la société en lieu et place des politiciens, et n'en pratiquer pas moins la statolftrie la plus servile, pour peu qu'ils voient dans l'Etat l'agent du progrès ou d'une nécessité historique. Concevant la société de l'avenir comme une socialisation capitaliste sans capitalistes, un monde toujours salarial mais égalitaire, démocratisé et planifié, ils n'ont guère de mal à accepter un Etat (transitoire, il va de soi), voire à partir en guerre sous la direction d'un Etat capitaliste jugé mauvais contre un autre jugé pire.

L'anarchisme, lui, soit surestime le pouvoir étatique en voyant dans l'autorité l'ennemi principal, soit le sous-estime en croyant que sa destruction puisse s'opérer toute seule. Il ne perçoit pas le rôle effectif de l'Etat, garant mais non créateur du rapport salarial. Ni moteur ni pièce centrale du capital, l'Etat est son représentant, son unificateur. Du fait incontestable que les masses étaient en armes, l'anarchisme en déduisit que l'Etat perdait de sa substance. Or celle-ci ne réside pas dans des formes institutionnelles, mais dans une fonction unificatrice. L'Etat assure le lien que les êtres humains ne peuvent ou n'osent créer entre eux, et tisse un réseau de services à la fois parasitaires et réels. Lorsqu'il semble faible dans l'Espagne républicaine de l'été 36, il subsiste comme cadre capable de rassembler les morceaux de société capitaliste, il vit encore, il hiberne. Puis il se réveille, se renforce dès que les rapports sociaux ébauchés par la subversion se distendent et se déchirent, il ranime des organes mis en sommeil, et le cas échéant réinvestit ceux que la contestation avait fait surgir. Ce que l'on prenait pour une coquille sans chair, s'avère capable non seulement de revivre, mais de vider de leur contenu les formes de pouvoir parallèle auxquelles la révolution a cru mettre le meilleur d'elle-même.

La justification suprême de la CNT se résume à l'idée qu'en réalité le gouvernement légal ne détenait plus le pouvoir, le mouvement ouvrier l'ayant conquis de fait.

"(..) le gouvernement a cessé d'être une force d'oppression contre la classe ouvrière, de même que l'Etat n'est plus l'organisme qui divise la société en classes. Et tous deux cessent d'autant plus d'opprimer le peuple que des membres de la CNT travaillent en leur sein." (Solidaridad Obrera, 4 novembre 1936)

Autant que le "marxisme", l'anarchisme fétichise l'Etat, l'imagine incarné en un lieu. Déjà Blanqui jetait sa petite troupe à l'assaut d'une mairie, d'une caserne -- lui au moins ne prétendait pas fonder son action sur le mouvement prolétarien, seulement sur une minorité réveillant le peuple. Un siècle plus tard, la CNT décrête l'Etat espagnol un fantôme face à la réalité tangible des "organisations sociales" (entendez: milices, syndicats, etc.). Mais l'existence de l'Etat, sa raison d'être, est de pallier les insuffisances de la société "civile" par un système de relations, de réseaux, de concentrations de force, un maillage administratif, judiciaire, militaire, lequel passe en "stand by" lors de crise, en réserve, attendant l'heure où l'enquête policière ira puiser dans les fiches du service social. La révolution n'a pas de bastille à "prendre", commissariat ou palais du gouverneur, mais avant tout à saper et détruire ce qui fait leur force.