"FASCISME ET GRAND CAPITAL"
 

C'est un lieu commun que de voir dans le fascisme un déchaînement de répression étatique au service des classes dominantes. Selon la formule rendue célèbre par Daniel Guérin dès les années trente, fascisme égale grand capital. Logiquement, la seule façon de s'en débarrasser, c'est de mettre fin au capitalisme.

Jusque là, rien à redire. Hélas, dans 99% des cas, la logique aussitôt s'égare: si le fascisme incarne ce que le capitalisme produit de pire, il faudrait tout faire pour l'empêcher de produire ce pire, c'est-à-dire tout mettre en oeuvre pour favoriser un capitalisme non-fasciste. Puisque le fascisme, c'est la réaction, essayons de promouvoir le capitalisme sous des formes non-réactionnaires, non-autoritaires, non-xénophobes, non-militaristes, non-racistes, en d'autres termes un capitalisme plus moderne, plus... capitaliste.

Tout en répétant que le fascisme sert les intérêts du "grand capital", l'antifascisme s'empresse donc d'ajouter que malgré tout, en 1922 ou 1933, le fascisme était évitable si le mouvement ouvrier et/ou les démocrates avaient exercé une pression suffisante pour lui interdire la porte du pouvoir. Si seulement en 1921 le parti socialiste italien et le tout jeune PC d'Italie s'étaient alliés aux républicains pour barrer la route à Mussolini... si au début des années 30 le KPD n'avait pas livré au SPD une lutte fratricide... l'Europe se serait épargné l'une des dictatures les plus féroces de l'histoire, une seconde guerre mondiale, l'empire nazi étendu à presque un continent, les camps et l'extermination des Juifs.

Derrière des considérations fort justes sur les classes, l'Etat, le lien entre fascisme et grande industrie, cette vision ignore que le fascisme s'inscrit dans un double échec: échec des révolutionnaires après 14-18, écrasés par la social-démocratie et la démocratie parlementaire; puis au fil des années 2O, échec de la gestion du capital par les démocrates et sociaux-démocrates. La venue au pouvoir du fascisme, et plus encore sa nature, demeurent incompréhensibles en dehors de la période précédente, de la lutte de classes antérieure et de ses limites. Au reste, ce n'est pas un hasard si D.Guérin se trompe à la fois sur le Front Populaire, où il voit une "révolution manquée", et sur la signification profonde du fascisme. (1)

Qu'y a-t-il au fond du fascisme, sinon l'unification économique et politique du capital, tendance devenue générale depuis 1914 ? Le fascisme fut une façon particulière de la réaliser dans des pays - Italie et Allemagne - où, bien que la révolution ait été étouffée, l'Etat s'avérait incapable de faire régner l'ordre, y compris au sein de la bourgeoisie.

Mussolini n'est pas Thiers bien assis sur son pouvoir et commandant aux forces régulières le massacre des communards. Il est essentiel au fascisme qu'il soit né dans la rue, qu'il ait suscité le désordre pour l'ordre, mobilisant les anciennes classes moyennes enragées par leur ruine, régénérant de l'extérieur un Etat incapable de faire face à la crise du capitalisme. (2)

Le fascisme fut un effort de la bourgeoisie pour surmonter ses contradictions sous la contrainte, détourner à son avantage les méthodes ouvrières de mobilisation de masse, et déployer toutes les ressources de l'Etat moderne contre un ennemi intérieur, puis extérieur.

Il s'agit bien d'une crise de l'Etat lors du passage à la domination totale du capital sur la société. Il avait fallu les organisations ouvrières pour répondre à la vague prolétarienne, il faut ensuite le fascisme pour mettre fin au désordre ultérieur, non révolutionnaire certes mais paralysant, bloquant la voie à des solutions qui ne pouvaient dés lors qu'être violentes. Crise mal surmontée à l'époque: l'Etat fasciste n'était efficace qu'en apparence, car intégrant de force les salariés (corporations italiennes, Front du Travail Allemand), excluant artificiellement les conflits pour les projeter dans une fuite en avant militariste. Mais crise relativement surmontée par l'Etat démocratique tentaculaire mis en place après 45, qui se donne potentiellement tous les moyens du fascisme, sinon davantage, car il neutralise les organisations salariales sans les anéantir. Le parlement a perdu son contrôle sur l'exécutif. Par le Welfare ou le Workfare, par les techniques modernes de surveillance comme par l'assistanat étendu à des millions d'individus, bref par un système qui rend chacun de plus en plus dépendant, l'unification sociale va au-delà de celle effectuée sous la terreur fasciste, mais le fascisme en tant que mouvement spécifique a disparu. Il correspondait à la discipline forcée de la bourgeoisie sous la pression de l'Etat, dans le contexte particulier d'Etats récents ayant le plus grand mal à être en même temps des nations.

La bourgeoisie a emprunté jusqu'à leur nom aux organisations ouvrières, qui parfois s'appelaient "faisceaux" en Italie. Il est significatif qu'un mouvement se définisse d'abord comme forme et non par son programme. Le mot symbolise à la fois l'autorité (les faisceaux portés devant le titulaire d'une haute fonction, dans la Rome antique), et une volonté de rassembler tous les Italiens comme on lie des faisceaux. Son programme se résume à faire converger de force les éléments composant la société.

La dictature n'est pas une arme du capital, comme s'il pouvait y substituer d'autres moins meurtrières: mais une de ses tendances, qui se réalise dés que nécessaire. "Revenir" à la démocratie parlementaire, comme en Allemagne après 45, signifie que la dictature est inutile (jusqu'à la prochaine fois) en tant qu'intégration des masses à l'Etat. Le problème n'est donc pas que la démocratie assure une domination plus douce que la dictature: chacun préférera être exploité à la suédoise qu'enlevé par les sbires d'un Pinochet. Mais a-t-on le CHOIX ? Même la rassurante démocratie scandinave se transformerait en dictature s'il le fallait. L'Etat ne peut avoir qu'une fonction, qu'il remplit démocratiquement ou dictatorialement. Que la première manière soit moins rude, ne signifie pas que l'on pourrait infléchir l'Etat pour le contraindre à se priver de la seconde. Les formes que se donne le capitalisme ne dépendent pas plus des préférences des salariés que des intentions de la bourgeoisie. Weimar a capitulé devant Hitler, elle lui a ouvert les bras. Et le Front Populaire de Blum n'a pas "évité le fascisme", car la France de 1936 n'avait nul besoin d'unifier autoritairement son capital ni de réduire ses classes moyennes. Il n'existe pas de "choix" politique auquel les prolétaires pourraient être conviés ou s'inviter de force. La démocratie n'est pas la dictature, mais la prépare et s'y prépare.

L'essence de l'antifascisme consiste à résister au fascisme en défendant la démocratie, c'est-à-dire non plus à lutter contre le capitalisme, mais à exercer sur lui une pression suffisante pour qu'il renonce à se faire totalitaire. Le socialisme étant identifié à une démocratie totale, et le capitalisme à une fascisation croissante, l'antagonisme prolétariat-capital, communisme-salariat, prolétariat-Etat, est rejeté au profit de l'opposition démocratie-fascisme présentée comme la quintessence de la perspective révolutionnaire. A écouter la gauche et les gauchistes, le vrai changement serait de réaliser enfin l'idéal de 1789 éternellement trahi par la bourgeoisie. Le monde nouveau ? mais il est déjà un peu là ! embryons à préserver, germes à faire lever: les droits démocratiques acquis, qu'il s'agirait d'étendre toujours davantage au sein d'une société indéfiniment perfectible par additions de doses chaque soir plus fortes de démocratie, jusqu'à la démocratie complète: le socialisme.

Réduite à une résistance antifasciste, la critique sociale se voit sommée de rallier la totalité de ce qu'elle attaquait auparavant, et d'abandonner ni plus ni moins que cette vieillerie: la révolution, au profit d'un gradualisme, variante du épassage pacifique au socialisme, prôné autrefois par les PC, et moqué avant 68 par tout ce qui ce qui ambitionnait de changer le monde. On mesure la régression.

Nous n'aurons pas le ridicule de reprocher à la gauche (et à son extrême) de jeter aux poubelles une perspective communiste qu'elle n'a connue que pour la combattre. Que l'antifascisme renonce à toute révolution, c'est évident. Mais il échoue aussi là où son "réalisme" prétend à l'efficacité: prévenir la possible mutation dictatoriale de la société.

La démocratie bourgeoise est une étape de la prise du pouvoir du capital, et son extension au XXème siècle en parachève la domination en accentuant l'isolement des individus. Remède à la séparation entre homme et communauté, entre activité humaine et société, entre classes,

la démocratie ne pourra jamais résoudre le problème de la société la plus séparée de l'histoire. Forme impuissante à modifier son contenu, elle n'est qu'une partie du problème dont elle se dit la solution. Chaque fois qu'elle prétend mettre du "lien social", elle accompagne sa dissolution. Chaque fois qu'elle pallie les défaillances marchandes, c'est en resserrant les mailles du filet étatique tendu sur les rapports sociaux. Même au niveau désespérement résigné où ils se placent, les antifascistes pour être crédibles devraient nous expliquer en quoi une vie démocratique locale est compatible avec la colonisation mercantile qui vide les lieux de rencontre et remplit la galerie marchande, ou comment un Etat omniprésent dont on attend tout, protection et assistance, véritable machine à produire du "bien" social, ne fera pas "le mal" le jour où des contradictions explosives exigeront de remettre de l'ordre. Le fascisme est adulation du monstre étatique, l'antifascisme sa plus subtile apologie. Combattre pour un Etat démocratique, c'est inévitablement consolider l'Etat, et au lieu d'extirper les racines du totalitarisme, aiguiser les griffes qu'il projette sur la société.