ROME
1919-22
|
|||
Les pays où le fascisme historique a triomphé sont aussi ceux où l'assaut révolutionnaire consécutif à 14-18 soit allé jusqu'à une série d'insurrections armées. En Italie, c'est avec ses méthodes et buts propres qu'une partie importante du prolétariat affronta directement le fascisme. Sa lutte n'avait rien de spécifiquement anti-fasciste: agir contre le capital obligeait les ouvriers et le PC (créé en 1921, et alors dirigé par Bordiga) à agir contre les Chemises Noires, comme contre les flics de la démocratie parlementaire. (3) Le fascisme a cette singularité de donner à la contre-révolution une base de masse, et d'y singer la révolution. Retournant contre le mouvement ouvrier le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile", il apparaît comme réaction d'anciens combattants rendus à une vie civile où ils ne sont rien, sans autre attache que la violence collective, et décidés à détruire ce qu'ils veulent croire responsable de leur déracinement: fauteurs de trouble, subversifs, anti-nationaux, etc. En juillet 1918, Mussolini ajoute au titre de son Popolo d'Italia "Journal des Anciens Combattants et des Producteurs". Aussi, d'emblée, le mouvement fasciste se fait l'auxiliaire de la police en milieu rural, réprimant à coups de fusil le prolétariat agricole, mais développe en même temps une démagogie anti-capitaliste forcenée. En 1919, il ne représente rien: aux élections de novembre, il rassemble 5.000 voix à Milan, contre 170.000 pour les socialistes. Cela ne l'empêche pas d'exiger l'abolition de la monarchie, du sénat et des titres nobiliaires, le vote des femmes, la confiscation des biens du clergé, l'expropriation des grands propriétaires et des grands industriels. Combattant l'ouvrier au nom du "producteur", Mussolini exalte le souvenir de la Semaine Rouge de 1914 (qui vit une flambée d'émeutes, notamment à Ancône et à Naples), et salue l'oeuvre positive des syndicats quand ils lient l'ouvrier à la nation. Son but: la restauration autoritaire de l'Etat afin de créer une structure étatique nouvelle, capable - contrairement à la démocratie, promet-il - de défendre l'intérêt de l'ouvrier comme du bourgeois, de limiter le grand capital, de contrôler la valeur marchande destructrice des valeurs, des liens, du travail... Traditionnellement, la bourgeoisie refusait la réalité des contradictions sociales: le fascisme les proclame au contraire avec violence, les niant entre classes pour les reporter au niveau des nations, dénonçant le sort réservé à l'Italie, "nation prolétaire". Mussolini était archaïque en ce qu'il se réclamait de valeurs anciennes sapées par le capital, et moderne en ce qu'il affirmait le droit des travailleurs sur la société. Qui a vaincu les prolétaires ? La répression fasciste se déchaîne après un échec prolétarien dont le principal artisan est la démocratie et ses relais: partis et syndicats, qui seuls peuvent vaincre les ouvriers par la méthode à la fois directe et indirecte. Il est faux de présenter la venue au pouvoir du fascisme comme le point culminant de combats de rue où il aurait battu les ouvriers. En Allemagne, les prolétaires avaient été écrasés 11 ou 12 ans plus tôt. En Italie, ils ont été défaits autant par les urnes que par les armes. En 1919, fédérant ce qui existait avant lui ou à côté de lui, Mussolini fonde ses fasci. Contre matraques et révolvers, tandis que l'Italie comme l'Europe explose, la démocratie appelle... au vote, d'où sort une majorité modérée et socialiste. "Se lancer en 1919 dans les grandes saturnales électorales signifiait enlever tout obstacle sur la route du fascisme qui, pendant que les masses étaient chlorophormées dans l'attente de la grande épreuve parlementaire, brùlait, lui, les étapes (..) La victoire, l'élection de 150 députés socialistes, fut acquise au prix du reflux du mouvement insurrectionnel et de la grève générale politique, de la remise en cause des conquêtes revendicatives elles-mêmes (..)", commentera 40 ans plus tard Bordiga. Lors des occupations d'usines de 1920, l'Etat, se gardant d'attaquer de front, laisse les prolétaires s'épuiser d'eux-mêmes, avec l'appui de la CGL (centrale syndicale à majorité socialiste) qui use les grèves quand elle ne les brise pas. Patrons et syndicats s'entendent ensuite pour institutionnaliser un "contrôle ouvrier" supervisé par l'Etat. Dès l'apparition des fasci, la police tantôt ferme l'oeil lorsqu'ils saccagent les Maisons de Peuple, tantôt confisque les fusils des ouvriers, la magistrature fait preuve de la plus généreuse indulgence, et l'armée tolère sinon assiste leurs exactions. Ce soutien ouvert mais officieux devient quasi-officiel avec la "circulaire Bonomi". Exclu en 1912 du PSI (par Mussolini, notamment) pour son soutien à la guerre contre la Libye, Bonomi, après divers postes ministériels, était chef du gouvernement en 1921-22. Sa circulaire du 20 octobre 1921 envoie 6O.OOO officiers démobilisés dans les groupes d'assaut mussoliniens pour en assurer le commandement. Que font les partis ? Les libéraux alliés à la droite n'hésitent pas à constituer pour les élections de mai 1921 un "bloc national" incluant les fascistes. En juin-juillet de la même année, le PSI conclut un "pacte de pacification" totalement vain face à un adversaire décidé à ne pas tenir parole, mais qui déboussole un peu plus les ouvriers. Jusqu'en août 1922, le fascisme ne dépasse guère les régions agraires, au nord en particulier, où il éradique tout syndicalisme ouvrier agricole autonome. S'il a brûlé en 1919 le siège du quotidien socialiste, il ne s'est pas risqué à jouer les briseurs de grève en 1920, approuvant même verbalement les revendications ouvrières. En zone urbaine, les fasci l'emportent rarement. Leur "Marche sur Ravenne" (septembre 1921) est mise en déroute. En novembre 1921, à Rome, une grève générale empêche la tenue d'un congrès fasciste. En mai 1922, seconde tentative, second échec. Le scénario varie peu. A une attaque fasciste localisée répond une riposte ouvrière efficace, mais qui cesse (sous les conseils de modération du mouvement ouvrier réformiste) dès que diminue la pression réactionnaire, les prolétaires faisant confiance aux démocrates pour mettre les bandes armées à la raison. La menace s'éloigne, se reconcentre, se porte ailleurs... et finira par se rendre crédible à un Etat dont les masses attendaient la solution. Les prolétaires n'hésitaient ni à se procurer des armes ni à en faire usage, transformant en camp retranché plus d'une Bourse du Travail ou d'une Casa di Popolo, mais discernaient mieux l'ennemi sous la chemise noire du matraqueur, que sous la forme "normale" du flic ou du militaire vêtu d'une légalité sanctionnée par l'habitude, la Loi et le suffrage universel. Début juillet 1922, la CGL, par une majorité de 2/3 contre 1/3 à la minorité communiste, se prononce pour "tout gouvernement garantissant la restauration des libertés élémentaires". Le même mois, les fascistes multiplient les tentatives de pénétrer les villes du Nord... Le 1er août, l'Alliance du Travail, unissant le syndicat des cheminots, la CGL et l'USI anarchiste, proclame une grève générale. Malgré un large succès, l'Alliance la décrète officiellement terminée le 3. En de nombreuses villes pourtant elle continue sous forme insurrectionnelle, dont seuls viendront à bout policiers et militaires, appuyés des canons de marine, et bien sûr renforcés des fascistes. Qui a défait l'énergie prolétarienne ? La grève générale a été brisée par l'Etat et les fasci, mais autant étouffée par la démocratie, et son échec ouvre la voie à la solution fasciste à la crise. On peut à peine parler de coup d'Etat, plutôt de transfert du pouvoir avec l'accord des parties concernées. La "marche sur Rome" du Duce (qui se contenta de prendre le train) est moins une épreuve de force qu'une mise en scène: les fascistes font mine d'assaillir l'Etat, lequel fait mine de livrer bataille, et Mussolini reçoit le pouvoir. Son ultimatum du 24 octobre ("Nous voulons devenir l'Etat !") n'est pas la menace d'une guerre civile, mais le signe adressé à la classe dirigeante que désormais le Parti National Fasciste représente la seule force capable de restaurer l'autorité étatique, et d'assurer l'unité politique du pays. L'armée pouvait encore remettre à la raison les groupes fascistes rassemblés à Rome, mal équipés et notoirement inférieurs sur le plan militaire, et l'Etat ne pas céder à la pression factieuse. Mais le jeu ne se jouait pas sur un terrain militaire. Sous l'influence notamment de Badoglio (chef d'Etat-major en 1919-21), l'autorité légitime cède. Le roi refuse de proclamer l'état de siège et, le 30, demande au Duce de former le nouveau gouvernement, auquel participent les libéraux -- les mêmes sur lesquels l'antifascisme voudrait s'appuyer pour faire barrage au fascisme. PS et PC exceptés, tous les partis se rapprochent du PNF et votent pour Mussolini: le parlement, qui ne compte que 35 fascistes, lui accorde l'investiture par 306 voix contre 116. Giolitti lui-même, la grande figure libérale de l'époque, réformateur autoritaire, fréquemment président du conseil avant 14 et à nouveau chef de l'Etat en 1920-21, en qui il est de bon ton de voir rétrospectivement le seul capable de s'opposer à Mussolini, le soutiendra jusqu'en 1924. Non seulement le dictateur tient son pouvoir de la démocratie, mais celle-ci le ratifie. Face à la tempête qui se lève (bientôt 17.000 cheminots licenciés, les journaux communistes saccagés puis interdits, des arrestations par centaines, ensuite par milliers), le PC avait proposé le 26 octobre une grève générale, et la CGL ainsi répondu: "Au moment où les passions politiques s'exacerbent, et où deux forces étrangères aux syndicats se disputent âprement le pouvoir, la CGL sent de son devoir de mettre les travailleurs en garde contre les spéculations de partis ou de groupements politiques visant à entraîner le prolétariat dans une lutte à laquelle il doit absolument rester étranger s'il ne veut pas compromettre son indépendance." Devant une réaction de toute évidence politique, la CGL se déclare apolitique, et espère une tolérance minimale du nouveau pouvoir. Le rêve sera bref. Dans les mois qui suivent, plusieurs syndicats, entre autres ceux des cheminots et des marins, croiront habile de se déclarer nationaux, non hostiles à la patrie et par conséquent au régime -- la répression ne les épargnera pas. |
|||
![]() |