BARCELONE 1936
 

En Italie, en Allemagne, le fascisme a pris l'Etat par les voies légales. La démocratie capitule devant la dictature. Pire, elle lui ouvre les bras. Et l'Espagne...? Loin de

l'exception d'une action résolue mais défaite, l'Espagne représente le cas extrême d'affrontement armé entre démocratie et fascisme sans que la lutte change de nature: elle oppose deux formes de développement du capital, deux formes politiques de l'Etat capitaliste, deux structures étatiques se disputant la légitimité dans un même pays.

Objection !...

"Alors, selon vous, Franco et une milice ouvrière, c'est du pareil au même ? Les propriétaires fonciers et les paysans pauvres collectivisant la terre, ce seraient deux camps de même nature ? !..."

D'abord, il n'y a eu affrontement que parce que les ouvriers se sont dressés contre le fascisme. Toute la force, la contradiction du mouvement tient en ses premières semaines, toute sa complexité: une guerre de classe indéniable s'est transformée en guerre civile capitaliste, les prolétaires des deux camps mourant pour des structures étatiques capitalistes rivales (quoiqu'à aucun moment, bien sûr, il n'y ait eu entente préalable et répartition des rôles où deux fractions bourgeoises auraient téléguidé les masses à leur profit). (7)

L'histoire d'une société divisée en classes tourne autour de la nécessité de les réunir. Quand à la poussée populaire s'ajoute comme en Espagne le déchirement des couches dirigeantes, la crise sociale prend l'aspect d'une crise de l'Etat. Mussolini comme Hitler ont triomphé dans des pays à structure nationale faible, d'unification récente, aux tendances régionalistes puissantes. En Espagne, de la Renaissance aux temps modernes, l'Etat s'est nourri d'une société commerçante dont il a été le fer de lance colonial, mais qu'il a ensuite ruinée, paralysant l'une des conditions d'un essor industriel: une réforme agraire. De fait, l'industrialisation a dû se frayer son chemin à travers le monopole, la concussion, le parasitisme.

La place manque pour résumer ici l'imbrication au XIXème siècle d'innombrables réformes et impasses libérales, des querelles dynastiques, des guerres carlistes, la succession bouffonne et tragique des régimes et partis après 14-18, et le cycle insurrections-répressions depuis l'avènement de la République en 1931. Au fond de ces soubresauts gît la faiblesse d'une bourgeoisie montante coincée entre sa rivalité avec l'oligarchie foncière, et le besoin impérieux de contenir les révoltes paysannes et ouvrières. En 1936, la question de la terre n'est pas résolue: contrairement à la France après 1789, la vente des biens du clergé espagnol imposée au milieu du XIXème a renforcé une bourgeoisie latifundiaire. Même dans les années qui suivent 1931, l'Institut pour la Réforme Agraire n'utilise qu'un tiers de ses fonds au rachat des grands domaines. Jamais la déflagration de 36-39 n'aurait connu une telle montée politique aux extrêmes, jusqu'à éclatement de l'Etat en deux fractions qu'oppose pendant trois ans une guerre civile, sans les secousses qui n'avaient cessé d'ébranler les profondeurs sociales depuis un siècle.

Une telle désunion permanente interdisait l'alternance entre deux partis de la Conservation et de la Réforme (comme en Angleterre), ou la force stabilisatrice d'une formation au centre de gravité politique (comme le parti radical français sous la IIIème République). Avant juillet 36, dans une Espagne où les ouvriers agricoles n'hésitaient pas à occuper les terres et la foule à libérer de force quelques-uns des 30.000 prisonniers politiques, la social-démocratie adoptait inévitablement un visage plus extrêmiste. Comme le disait un chef socialiste:

"Dans notre pays, les possibilités de stabiliser une république démocratique diminuent de jour en jour. Les élections ne sont qu'une forme de guerre civile." (Disons plutôt: une forme de son contrôle)

Eté 1936. Après avoir laissé toute facilité aux militaires rebelles pour se préparer, le Front Populaire élu en février allait négocier et peut-être céder. Les politiciens s'en seraient accommodé comme de la dictature de Primo de Riveira (1923-31), soutenue par d'éminents socialistes (Caballero en fut conseiller, avant de devenir ministre du Travail en 1931, puis chef du gouvernement républicain de septembre 36 à mai 37). Et puis, le général qui avait obéi aux ordres républicains deux ans plus tôt en massacrant les insurgés des Asturies - Franco - ne pouvait pas être entièrement mauvais.

Mais les prolétaires se levèrent, empêchant le succès du putsch dans la moitié du pays, et restèrent en armes. Ce faisant, ils combattaient de toute évidence le fascisme, mais n'agissaient pas en anti-fascistes puisque leur action était dirigée à la fois contre Franco, et contre un Etat démocratique plus embarrassé par leur initiative que par la rébellion militaire. En 24 heures, trois premiers ministres se succèdent avant d'accepter le fait accompli: l'auto-armement du peuple.

Une fois encore, le déroulement insurrectionnel montre que le problème de la violence n'est jamais d'abord technique. La victoire ne va pas à ceux qui ont l'avantage des armes (les militaires) ou du nombre (le peuple), mais à qui ose l'initiative. Là où les ouvriers font confiance à l'Etat, celui-ci reste passif ou paye de promesses, comme à Saragosse. Quand la riposte est vive, elle l'emporte (Malaga); si elle manque de vigueur, elle périt dans le sang (20.000 morts à Séville).

Ainsi, la guerre d'Espagne a pour origine une authentique insurrection, mais ce fait ne suffit pas à la caractériser. Il ne définit que le premier moment. Après avoir vaincu la réaction dans un grand nombre de villes, les ouvriers ont le pouvoir. Mais qu'en font-ils ? Le remettent-ils à l'Etat républicain, ou s'en servent-ils pour aller plus loin ?

Créé au lendemain de l'insurrection, le Comité Central des Milices Antifascistes réunit des délégués de la CNT, de la FAI, de l'UGT, du POUM, du PSUC (issu de la récente fusion des PC et PS en Catalogne), des partis modérés, et 4 représentants de la Généralité, le gouvernement régional catalan. Véritable pont entre le mouvement ouvrier et l'Etat, et qui plus est relié, sinon intégré au Département de la Défense de la Généralité par la présence en son sein du conseiller à la Défense, du commissaire à l'ordre public, etc., le C.C. des Milices ne tardera pas à se dissoudre.

Certes, en renonçant à leur autonomie, la plupart des prolétaires croient n'abandonner qu'une autorité de façade à une classe politique dont ils se méfient, mais qu'ils espèrent contrôler et orienter dans un sens qui leur soit favorable. Ne sont-ils pas en armes ?

Erreur fatale. La question n'est pas: Qui a le fusil ?, et plutôt: Que fait celui qui a le fusil ? 10.000, 100.000 prolétaires arme au poing ne sont rien s'ils font confiance à autre chose que leur propre pouvoir de changer le monde. Sinon, demain, dans un mois ou dans un an, de gré ou de force, le pouvoir dont ils ont reconnu l'autorité leur retirera ces fusils dont ils n'auront pas fait usage contre lui.

"La lutte en Espagne entre le "gouvernement légal" et le "camp insurgé" n'est finalement nullement une lutte pour des idéaux, mais une lutte de groupes capitalistes déterminés qui se sont nichés dans la République bourgeoise contre d'autres groupes capitalistes (..) Ce cabinet espagnol ne se distingue pas, principiellement, du régime de chien sanglant Lerroux, qui en 1934 fit abattre par milliers les prolétaires espagnols (..) A présent, les ouvriers espagnols sont opprimés les armes à la main !" (Proletariër, publié par le groupe conseilliste de La Haye, 27 juillet 1936)

Les insurgés ne s'en prennent pas au gouvernement légal, donc à l'Etat existant, et toute leur action ultérieure se fera sous sa direction. "A revolution that had begun but never consolidated", écrira Orwell. Là, est le point central, déterminant aussi bien le destin d'une lutte armée de plus en plus perdue contre Franco, que l'épuisement, voire la destruction violente par les deux camps des collectivisations et socialisations. Après l'été 36, le pouvoir réel est exercé en Espagne par l'Etat et non par les organisations, syndicats, collectivités, comités, etc. Bien qu'en Catalogne le chef du POUM, Nin, soit conseiller à la Justice, "le POUM ne parvint nulle part à influer sur la police", admet un défenseur de ce parti. (8) Les milices ouvrières ont beau constituer un des fleurons de l'armée républicaine, et payer un lourd tribut au combat, elles ne pèseront jamais sur les décisions de l'état-major qui n'aura de cesse de les intégrer aux unités régulières (ce sera chose faite début 37), préférant les réduire plutôt que tolérer leur autonomie. Quant à la puissante CNT, elle devra céder devant un PC très faible avant juillet 36 (14 députés élus à la chambre de Front Populaire de février 36, contre 85 socialistes), mais qui a su se fondre dans une partie de l'appareil d'Etat et en tirer la force dont il usera de plus en plus contre les radicaux, en particulier contre les militants de la CNT. Qui est le maître ? voilà la question. Et la réponse: l'Etat sait faire un usage brutal de son pouvoir lorsqu'il le faut.

Si la bourgeoisie républicaine et les staliniens vont gaspiller un temps précieux à démanteler des communes paysannes, à désarmer les milices du POUM, à traquer les "saboteurs" trotskystes et autres "complices d'Hitler", au moment même où l'antifascisme est censé mettre tout en œuvre pour abattre Franco, ce n'est pas par erreur suicidaire. Pour l'Etat et le PC qui en devenait l'ossature militaro-policière, ce temps n'était pas perdu. On prêtait ce mot au chef du PSUC: "Avant de prendre Saragosse, il faut prendre Barcelone." Leur priorité n'avait jamais été d'écraser Franco, mais de garder le contrôle des masses, parce que telle est la fonction d'un Etat. Barcelone fut reprise aux prolétaires. Saragosse resta aux mains des franquistes.