BERLIN 1919-33
 

La dictature vient toujours après la défaite des mouvements sociaux, endormis et massacrés par la démocratie, les partis de gauche et les syndicats. En Italie, quelques mois séparent les ultimes échecs prolétariens de la nomination du chef fasciste à la tête de l'Etat. En Allemagne, un écart d'une douzaine d'années coupe la continuité et fait apparaître le 3O janvier 1933 comme phénomène politique, idéologique, ou économique (un contrecoup de la crise de 29), non comme effet d'un ébranlement social antérieur. L'assise populaire du national-socialisme et son déchaînement d'énergie meurtrière restent des mystères si l'on ignore la question du travail salarié, de la place à lui accorder, de ses révoltes comme de sa soumission volontaire ou forcée.

La défaite allemande de 1918 et la chute de l'empire libèrent un assaut prolétarien assez fort pour ébranler la société, mais impuissant à la révolutionner, et qui promeut la social-démocratie et les syndicats clé de voûte de l'équilibre politique. Leurs chefs, hommes d'ordre, font naturellement appel aux corps francs, groupements parfaitement fascistes comptant en leurs rangs nombre de futurs nazis, pour réprimer une minorité ouvrière radicale au nom des intérêts de la majorité réformiste. Battue dans les règles de la démocratie bourgeoise, les communistes le sont aussi par la démocratie ouvrière: les "conseils d'entreprise" accordent leur confiance aux organisations traditionnelles, non à des révolutionnaires qu'il sera facile de dénoncer comme anti-démocrates.

Démocratie et social-démocratie sont alors indispensables au capitalisme allemand pour encadrer les ouvriers, tuer l'esprit de révolte dans l'isoloir, obtenir des patrons une série de réformes et disperser les révolutionnaires. (6)

Après 1929, par contre, le capitalisme doit se concentrer, éliminer une partie des classes moyennes, discipliner les prolétaires et même la bourgeoisie. Le mouvement ouvrier, défendant le pluralisme politique et les intérêts ouvriers immédiats, bloque la situation. Assurant la médiation entre capital et travail, les organisations ouvrières tiennent leur fonction autant de l'un que de l'autre, mais entendent rester autonomes face aux deux comme par rapport à l'Etat. La social-démocratie n'a de sens qu'aux côtés du patronat et de l'Etat, non absorbée en eux. Elle a vocation à gérer un immense réseau politique, municipal, social, mutuelliste, culturel, et ce que l'on appelle aujourd'hui associatif. Le KPD, d'ailleurs, a vite constitué le sien, moindre mais vaste également. Or le capital de plus en plus organisé tend à rassembler tous les fils, mettant de l'étatique dans l'entreprise, du bourgeois dans la bureaucratie syndicale, et du social dans l'administration. Le poids du réformisme ouvrier, présent jusqu'au sein de l'Etat, son existence de "contre-société", en font un facteur de conservation sociale, de malthusianisme, que le capital en crise devait éliminer. Expression de la défense du travail salarié en tant que composant du capital, SPD et syndicats ont rempli en 1918-21 une fonction anti-communiste indispensable, mais cette même raison les entraîne ensuite à tout faire passer après l'intérêt des salariés, au détriment de la réorganisation de l'ensemble du capital.

Un Etat bourgeois stable aurait tenté d'y remédier par une législation anti-syndicale, une réduction des "forteresses ouvrières", dressant les classes moyennes contre les prolos au nom de la modernité contre l'archaïsme, comme bien plus tard l'Angleterre thatchérienne. Une telle offensive supposait un capital lui-même relativement uni derrière quelques fractions dominantes. Mais la bourgeoisie allemande de 1930 était profondément divisée, les classes moyennes déconfites, et l'Etat-nation déchiré.

Par la négociation ou la force, la démocratie moderne représente et concilie les intérêts antagonistes... tant que c'est possible. Les crises parlementaires à répétition et les complots réels ou inventés (dont l'Allemagne était le théâtre depuis la chute du dernier chancelier socialiste en 1930) sont en démocratie le signe invariable d'une désunion durable des milieux dirigeants. Au début des années 3O, face à la crise, la bourgeoisie est tiraillée entre des stratégies sociales et géopolitiques inconciliables: intégration accrue ou élimination du mouvement ouvrier; commerce international "pacifique", ou autarcie posant les bases d'une expansion militaire. La solution n'impliquait pas forcément d'en passer par un Hitler, mais supposait en tout cas une concentration de force et de violence aux mains du pouvoir central. Fini le compromis centriste-réformiste, la seule option ouverte était étatiste, protectionniste, et répressive.

Pareil programme comportait la mise à l'écart violente d'une social-démocratie qui en domestiquant les ouvriers était venue occuper une place excessive, sans pour autant unifier toute l'Allemagne derrière elle. Ce fut la tâche du nazisme, qui sut faire appel à toutes les classes, des chômeurs aux capitaines d'industrie, par une démagogie surpassant même celle des politiciens bourgeois, et par un antisémitisme excluant pour rassembler.

Comment les partis ouvriers auraient-ils fait obstacle à une telle folie xénophobe et raciste, après avoir si souvent servi de compagnons de route au nationalisme ? Pour le SPD, c'est clair depuis le début du siècle, évident en 1914, et signé en 1919 dans le sang de l'alliance avec des corps francs sortis d'un moule guerrier voisin de celui des fasci. Quant au racisme, il n'était pas rare qu'un journaliste du SPD, un dirigeant syndical, ou même la prestigieuse revue théorique Die Neue Zeit, s'en prenne aux Juifs "étrangers" (polonais et russes). En mars 1920, la police berlinoise, alors sous contrôle socialiste, rafle un millier de personnes dans le quartier juif et les enferme dans un camp, avant finalement de les libérer. Comment la social-démocratie allemande échapperait-elle aux obsessions et aux phobies du Volk auquel elle se fait un devoir d'appartenir ?

Le KPD, lui, n'avait pas hésité à tendre la main aux nationalistes contre l'occupation française de la Ruhr en 23. Pour Radek, "seule la classe ouvrière peut sauver la nation". Thalheimer, dirigeant du KPD, ne cachait pas que le parti devait combattre aux côtés d'une bourgeoisie allemande jouant alors "un rôle objectivement révolutionnaire par sa politique étrangère". Zinoviev ne dit pas autre chose à la session de l'Exécutif Elargi de l'IC, en juin 1923:

"La question nationale est aussi la question vitale de la politique allemande. Notre parti peut dire à bon droit que, bien que nous ne reconnaissions pas la patrie bourgeoise, c'est nous qui défendons, en Allemagne, l'avenir du pays, et de la nation. Nos camarades l'ont reconnu sans oser mener une campagne pratique."

Et Rakek à la même réunion: "Poser la question nationale, c'est-à-dire faire comprendre au prolétariat qu'il doit être le Parti de la Nation, ce n'est en Angleterre qu'une formule de propagande pour le but final. Il n'en est pas de même en Allemagne. Il est significatif qu'un journal national-socialiste s'élève violemment contre les soupçons dont les communistes sont l'objet: il les signale comme un parti combatif qui devient de plus en plus national-bolchéviste. Le national-bolchévisme signifiait en 1920 une tentative en faveur de certains généraux; aujourd'hui il traduit le sentiment unanime que le salut est entre les mains du PC. Nous seuls sommes capables de trouver une issue à la situation actuelle de l'Allemagne. Mettre la nation au premier plan, c'est en Allemagne comme dans les colonies faire œuvre révolutionnaire." (citations extraites du compte-rendu paru dans le Bulletin Communiste, 28 juin 1923)

Une dizaine d'années staliniennes plus tard, le KPD appelait à une "révolution nationale et sociale", dénonçait le nazisme comme "traître à la nation", et usait tant du slogan de "révolution nationale" qu'il inspira à Trotsky en 31 un pamphlet Contre le national-communisme. Malheureusement pour les militants du KPD, en matière de démagogie nationale, les nazis étaient imbattables.

Janvier 1933: les jeux sont faits. Personne ne nie que la république de Weimar se soit donnée à Hitler. Droite et centre avaient fini par le considérer comme une solution valable pour sortir le pays de l'impasse, ou comme un moindre mal provisoire. Le "grand capital", réticent devant tout chambardement incontrôlable, ne s'était pas jusque-là montré plus généreux pour le NSDAP que pour les autres formations de droite ou nationalistes. C'est seulement en novembre 1932 que Schacht, homme de confiance de la bourgeoisie, convainc les milieux d'affaires d'appuyer Hitler (qui vient pourtant de subir un léger recul électoral) parce qu'il y perçoit une force unificatrice de l'Etat et de la société. Que les grands bourgeois n'aient ni prévu ni toujours apprécié l'évolution ultérieure, la guerre et encore moins la défaite, est une autre affaire, et de toute façon ils seront peu nombreux dans la résistance clandestine au régime.

C'est en parfaite légalité qu'Hitler est nommé chancelier le 30 janvier 1933 par Hindenburg, lui-même constitutionnellement élu président un an plus tôt avec l'appui des socialistes qui y voyaient... un rempart contre Hitler, et les nazis sont minoritaires dans le premier gouvernement formé par le chef du NSDAP.

Dans les semaines qui suivent, les masques tombent, les militants ouvriers sont pourchassés, leurs locaux dévastés, la terreur s'installe, et les élections de mars 33, sous la violence conjointe des SA et de la police, envoient au Reichstag 288 députés NSDAP (mais encore 80 KPD et 120 SDP).

Les naïfs s'étonnent que l'appareil répressif se soit mis docilement au service des dictateurs: comme toujours en pareil cas, du flic de quartier au directeur de ministère, la machine étatique obéit à l'autorité qui la commande. Les nouveaux dirigeants n'ont-ils pas pleine légitimité ? D'éminents juristes ne mettent-ils pas chaque décret en conformité avec les lois supérieures du pays ? Dans l'"Etat démocratique", et Weimar en était bien un, s'il y a conflit entre les deux composants du binôme, ce n'est pas la démocratie qui l'emportera. Dans l'"Etat de droit", et Weimar en était un aussi, s'il y a contradiction, c'est le droit qui devra plier, servir l'Etat, jamais l'inverse.

Pendant ces quelques mois, que faisaient les démocrates ? Ceux de droite se faisaient une raison. Le Zentrum, parti catholique du Centre, ex-pivot des majorités de Weimar en tandem avec le SPD, qui a même amélioré son score aux élections de mars 33, vote pour quatre ans les pleins pouvoirs à Hitler -- base légale de la future dictature. Le Zentrum devra s'auto-dissoudre en juillet.

Les socialistes, eux, tentent d'échapper au sort d'un KPD interdit depuis le 28 février (lendemain de l'incendie du Reichstag). Le 30 mars 1933, pour preuve de leur caractère national allemand, ils quittent la IIe Internationale. Le 17 mai, le groupe parlementaire vote la politique étrangère d'Hitler. Le SPD sera pourtant dissout le 22 juin en tant qu' "ennemi du peuple et de l'Etat".

Quant aux syndicats, en 1932, à la façon de la CGL italienne professant l'apolitisme pour sauver ses meubles, leurs dirigeants s'étaient proclamés indépendants de tout parti et indifférents à la forme de l'Etat, ce qui ne les avait pas empêchés de chercher un accord avec Schleicher, chancelier depuis novembre 32, alors en quête de base ou de démagogie ouvrière. Le nazisme hissé au gouvernement, les mêmes se laissent persuader qu'à condition de reconnaître le national-socialisme, le régime leur laisserait une petite place. Et l'on aboutit au dérisoire défilé des syndicalistes derrière les croix gammées, lors du 1er Mai 1933 transformé en "Fête du Travail Allemand". Peine perdue. Dès le lendemain, les nazis liquident les syndicats, arrêtent les militants...

Formée à encadrer les masses et négocier en leur nom, voire les réprimer, la bureaucratie ouvrière n'avait que l'intelligence d'une situation révolue. Multiplier les signes d'allégeance ne lui a servi à rien. On ne lui reprochait pas de faire injure à la patrie, mais au coffre-fort des classes possédantes. Ce n'était pas son internationalisme verbal hérité d'avant 14 qui gênait la bourgeoisie, mais l'existence d'un syndicalisme soumis mais encore indépendant, à une époque où le capital ne tolérait plus d'autre communauté que la sienne, et où même un organe de collaboration de classe devenait de trop si l'Etat ne le contrôlait entièrement.