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ETHIQUE / ETHNIQUE / TECHNIQUE

10 + 1 QUESTIONS SUR LA GUERRE DE L'OTAN
CONTRE LA SERBIE

 

 

"Le cinéma met un uniforme à l'oeil."    Kafka

                       

     Un énorme babillage s'étend gris et monotone au dessus de la vie, comme un mirage énormément décourageant. "S'informer" sur ce que l'on est incapable de modifier, qu'il s'agisse du cours habituel du monde ou de ses déchaînements guerriers, n'est-ce pas déjà le signe de notre défaite ? Le téléspectateur est un prolétaire vaincu, non à l'instant où il s'assied devant son poste, mais d'avoir été préalablement réduit à cet état par un mode de vie et des luttes inabouties ou faussées -- état dont il pourra un jour sortir par d'autres luttes productrices d'une autre situation. Toute guerre résulte de contradictions non résolues dont notre impuissance collective n'est qu'un effet, et l'homme ne reste un individu privatisé que tant qu'une société lui fait oublier qu'il est social.

     Il y a une obscénité à regarder ou lire l'horreur dont la mise en images ou en mots invite d'un même mouvement à se réjouir ("le coup d'arrêt porté aux salauds génocideurs") et à avoir honte ("les pauvres gens massacrés"). L'abaissement consiste ici moins à ne rien faire qu'à se laisser faire, à glisser dans une violence d'origine réelle mais vécue comme représentation, qui à la fois excite et crée le malaise.

     Rarement la manipulation d'émotions déconnectées d'une relation directe était allée si loin, par raccourcissement du décalage temporel entre l'atrocité et son apparition sur écran. Pis, l'utopie communicationnelle (autre nom de la démocratie) promet qu'un jour, la barbarie devenant enfin visible en temps "réel", nous serions à même de l'empêcher. Si, dit-on, l'opinion avait eu sous les yeux non seulement les réfugiés kosovars, mais les victimes serbes, par exemple les centaines de milliers de réfugiés venus de Bosnie et de Croatie en Serbie avant le conflit du Kosovo, en un mot toutes les horreurs, elle se serait retournée contre la guerre. Hélas, plus vite nous voyons, mieux est prouvée notre impuissance fascinée. Dans l'image de la mort de l'autre, le spectateur contemple sa propre perte.

La guerre du Kosovo marque une dépossession accrue de la vie: non seulement des hommes infligent une mort qu'ils ne voient pas, mais cette mort se double d'une seconde, sur d'autres écrans dont les spectateurs contribuent ainsi à la tuerie. Mieux encore que la vie courante, la guerre fait se dresser devant nous nos productions comme autant de puissances étrangères: le rapport social à l'origine de l'avion, du fusil, du soldat, semble dissout dans un monde d'objets. La relation entre chacun de nous et la forme prise par nos actes apparaît plus lointaine, démultipliée à l'infini, hors de portée. Pareille déréalisation conforte une nouvelle mode, qui ne voit dans le spectacle que le spectacle, et assimile la guerre à un sitcom planétaire. Or, c'est un certain type de réalité qui fait apparaître le réel comme irréel. L'Américain (l'Européen ?) moyen passe peut-être trois ou cinq heures par jour devant une boîte à images, mais il ne vit pas à la télévision. La relation du prolétaire à la guerre, comme au monde en général, passe par la machine communicationnelle et politique (c'est la même chose), mais seulement dans la mesure où cette machine, comme les autres, dépend de l'activité et de la passivité du dit prolétaire. Car c'est cette contradiction qui fait l'histoire. A la question: "Pouvons-nous changer le monde ?", la réponse, y compris quand coulent des flots de sang et de sottise, demeure: "Oui, puisque nous le faisons."

 

1. L'HUMANITAIRE, STADE SUPREME DE LA DEMOCRATIE ?

Passage définitif à l'ère industrielle et marchande, 14-18 a été justement qualifié de guerre totale: population masculine adulte mobilisée au front ou à l'arrière, usines reconverties en fabriques d'armements, presse et intellectuels reconvertis en fabriques de propagande.

39-45 fut sans doute la première guerre moderne d'un monde dont le problème majeur était de ré-englober ses prolétaires. Des quatre grands impérialismes en présence, anglo-américain, japonais, allemand et russe, deux se proclamaient peu (Hitler) ou prou (Staline) anti-capitalistes.

Vinrent les nombreuses guerres locales, réabsorption de soulèvements sociaux par des mouvements nationaux eux-mêmes enjeux d'un repartage du monde entre blocs.

Si l'offensive contre l'Irak en 1990-91 a représenté le premier conflit "post-colonial" où ce qui était encore l'URSS jouait un rôle mineur, l'attaque de l'OTAN contre la Serbie en 1999 s'est déchaînée à large échelle contre un ennemi très secondaire: ainsi, à travers lui, c'est le ré-équilibrage d'un système régional et mondial qui était visé.

Guerre globale, elle l'est aussi parce qu'elle a mis en jeu l'ensemble des mécanismes sociaux. Une famille paysanne, à l'été 14, perdait ses hommes partis au front, et la même vie continuait, plus difficile. Quatre-vingt-cinq ans après, bien que la mobilisation extensive appartienne au passé, le fait militaire est omniprésent, mais invisible, mêlé au reste, car toutes les forces oeuvrant à la reproduction de cette société se confondent. L'industrie fait de l'art, Vivendi de l'écologie, l'EDF a sa propre ONG dont les agents creusent bénévolement des tranchées au Sahel pour apporter l'électricité aux Africains, le World Wildlife Fund s'allie à la World Bank pour sauver les forêts, et chaque sportif professionnel ressemble à un collage de réclames: il est donc normal que l'armée ait ses Public Relations, que les paras portent dans leurs bras des bébés, que l'on ne sache plus où commence et finit la vie civile, et que l'industrie de la mort fusionne technique et éthique.

Quoiqu'antérieures à l'âge industriel, et surgies en Grèce antique, comme la monnaie et la démocratie, technique  et éthique ont accompagné la dynamique capitaliste, qui a la fois se les soumet et les porte à un niveau jamais atteint.

Cette société livre bataille comme elle produit. La guerre américaine du Vietnam a été qualifiée de General Motors de la Mort. La même mégamachine qui planifie, minéralise, construit, détruit, spectacularise, trace autoroutes et TGV, mène ses campagnes militaires sur une échelle tout aussi monstrueuse, et les promeut d'un marketing identique. Le char de 50 t. emprunte aux engins à chenilles qui ravagent la campagne, et quiconque admet les "miracles" de la médecine peut croire aux frappes "chirurgicales".

La fuite en avant technologique n'est pas maîtrisable, parce que ce monde repose sur une soif de productivité. La technique n'est pas sa propre cause. Le capital ne produit pas pour produire, ne détruit pas pour détruire: sa logique est de rester rentable. Jamais un patron ne rationalise par goût du modernisme, toujours afin de mieux valoriser son capital. Les régulateurs (faussement nommés décideurs) peuvent seulement superposer des instances de contrôle, créant une société de la protection, de la limitation, de la vérification, de la surveillance. Au nom de la démocratie, prolifèrent les bureaucrates. Qualité des aliments, informatique, spéculation, relations parents-enfants... rien ne vit désormais sans son garde-fou. Il existe un Conseil National du Bruit. 

Pour se penser elle-même, se justifier, cette médiation permanente de tout ne peut se référer à un savoir technique, puisque c'est lui qu'il s'agit de gérer. Elle fait donc appel à une généralité censée tout encadrer pour le bien de chacun: l'éthique. Au sommet, au dessus d'une pyramide de CNIL et de comités des sages, règne le médiateur des médiateurs: l'Etat.  Déontologue universel, il doit se revendiquer du bien commun. L'argent est inévitable ? Ajoutons-y l'impératif de solidarité! S'il profite au plus grand nombre, le profit cessera d'être un mal. L'économie politique se réhabilite comme science de la justice sociale. Exit l'ordre moral, vient un ordre qui se veut "bon". Profit with a Conscience.

Idéaux et codes traditionnels périclitent, remplacés par une purification éthique.

D'autres époques se représentaient leurs contradictions, leur devenir, en termes théologiques, ou humanistes, ou progressistes. La publicité est la grammaire de notre époque, l'éthique une de ses langues vernaculaires. Devant des troubles ou des massacres dont l'excès menaçe leurs intérêts, les gouvernants n'envoient plus un corps expéditionnaire, mais des justiciers. L'Etat moderne se présente comme machine à faire le bien: l'humanitaire fusionne démesures industrielles et inflations de bonne conscience.

L'humanitaire est la communauté humaine réduite aux Etats. Loin d'être pure manipulation, il constitue le mythe, la grande toile narrative sur laquelle le monde industriel et ses Etats interprètent leur déchaînement de violence militaire. Il unit échappement technologique et justification morale, projetant d'un même élan, à des milliers de kilomètres, soldats, bombes, boîtes de conserve, docteurs, reporters, et enquêteurs sur le crime contre l'humanité.    

Deux mois de guerre auront condensé, jusqu'à la caricature, ce que nous vivons en temps dit normal, comme ce qui se vit dans les autres conflits qui dévastent la planète. Essor des ONG, relais des partis par les associations, effacement des démarcations droite/gauche au profit d'interprétations des droits de l'homme, autant de phénomènes qui signalent la dissolution des programmes en sentiments. Autrefois, régnaient  des doctrines parfois contestées. L'actuelle moralisation (la guerre des bons contre les méchants), ne suscite ni critique ni vrai cynisme, plutôt un décrochage, une non-adhésion passive. Par analogie avec la télécommande (remote control), le n°18 d'Here and Now (hiver 97-98) décrivait la psychologisation de tout, l'appel permanent aux sens, aux affects, comme un vaste emote control (contrôle des émotions) dont personne ne détient la clé: Big Brother n'existe pas.

ATTENTIFS / ENSEMBLE... Trois gentilles créatures asexuées invitent à surveiller les paquets abandonnés dans les transports publics, donc à nous surveiller mutuellement: la "sécurité" au nom de la communauté. Dépassé, 1984: la pilule du bonheur du Meilleur des Mondes modèle mieux les comportements que la Police de la Pensée. Ce qui réunit autour d'une "bonne cause" accomplit et prépare de mauvais coups.

 

   Inutile de s'indigner du mélange des genres. En dégustant du café Max Havelaar à la buvette de l'Assemblée Nationale, les députés contribuent à un "projet de développement". Les grandes entreprises militent pour l'environnement, Novartis et Monsanto, multinationales agro-alimentaires, revendiquent l'authenticité, le capital se veut "propre", ses guerres aussi. War with a Conscience. 

 

     2. "MONDIALISATION" OU RETRACTION ?

En approchant du coeur d'une Europe qu'elle avait délaissée depuis 1945, la guerre abat l'illusion d'une économie mondiale propagatrice de paix, et dément l'optimisme de cet Américain qui doutait que deux pays abritant des McDonald's puissent un jour s'affronter par les armes. Mais elle montre aussi l'échec de la civilisation industrielle, marchande et démocratique à se généraliser sur l'ensemble de la planète. Dans l'Est européen, dix ans après la chute du Mur, seules l'ex-RDA, la Pologne, la République Tchèque et la Slovénie connaissent un marché intérieur, une croissance relativement auto-centrée, une circulation du travail et du capital, et jouissent d'un régime parlementaire.

Pays baltes exceptés, l'ex-URSS aurait un PNB égal à 55% de celui de 1989, soit une chute pire qu'aux Etats-Unis et en Allemagne ( - 30%) et dans les autres pays occidentaux ( - 10%) après 1931. En Russie, 40% des produits industriels s'échangent par le troc, et les investissements sont descendus au 1/5ème du niveau de 1990. Capable d'implanter Internet dans des millions de foyers et de peupler la rue de portables, le capital n'a pu intégrer l'ex-Yougoslavie à l'espace européen, et seulement détaché ses morceaux les plus assimilables. La majeure partie de l'ancienne zone capitaliste d'Etat subit grégarisme, fièvre nationale, et le maintien ou le retour des bureaucrates. Il est impossible d'apprécier l'évolution des Balkans en dehors de cette régression historique.

On ne comprend rien en opposant une partie du monde qui s'ouvre au commerce pacifique et à la démocratie, et une autre qui se ferme, tourne à la dictature et penche vers la guerre. Il n'y a aucune contradiction entre la mondialisation et les poussées nationales agressives. La formation de blocs commerciaux va de pair avec la fragmentation identitaire, où ce qui est commun prend la forme de ce qui distingue.

La civilisation moderne voudrait se persuader que tout irait mieux si la marchandise régnait seule, sans les scories historiques que sont le clan, l'ethnie, l'Etat, le fanatisme, bref ce qui divise, ce qui entrave une circulation des biens et des personnes facteur de liberté et finalement d'égalité. Malheureusement, le système capitaliste n'est pas un espace indivis composé d'une infinité de points tendanciellement égaux entre lesquels évolueraient hommes et choses. De la concurrence, naissent toujours des monopoles. Le capitalisme a été, et demeure, découpé en zones organisées autour de centres dominant des territoires. Il a besoin de l'Etat, de la nation, non par idéologie, non pour payer un tribut au passé, mais par nécessité dans la compétition entre pôles rivaux afin de protéger ou de pénétrer des marchés.

    Il est vrai que le cadre national, même élargi à un continent (comme aux Etats-Unis, ou un jour en Europe), s'avère pour le capitalisme un carcan. Mais c'est pour cela que le capital s'appuie sur l'Etat, afin de repousser ou enjamber les limites territoriales. Les grandes sociétés, américaines par exemple, font appel à l'Etat pour vaincre les résistances d'autres ensembles étatiques, telle l'Europe. L'internationalisme consubstantiel au capital passe par le recours à un Etat-nation contre d'autres. Ce paradoxe n'a pas varié depuis des siècles, sinon dans ses formes. Les entrepreneurs libéraux de Manchester comptaient sur les soldats de Sa Majesté pour ouvrir l'Inde et la Chine à leurs produits. De nos jours, les bien nommées "guerres" de la banane, de la voiture, des magnétoscopes, de l'acier, du boeuf, de l'aérospatiale, etc., témoignent de l'intervention régulière de ces concentrés sociaux que sont les Etats. Le capital a beau être force impersonnelle, il lui faut s'incarner en institutions, pour faire céder des structures étatiques grâce à d'autres.

Même lorsque des entreprises géantes (ITT en Amérique latine, ELF en Afrique, les pétroliers au Moyen Orient...) font directement de la politique, elles ne manquent pas de s'adresser au bras armé clandestin (CIA) ou officiel (marines) de "leur" Etat. La firme la plus cosmopolite a au moins un  passeport en poche, sinon plusieurs.

En 1990, la réunification allemande (re)constitue l'entité la plus puissante du continent, moteur d'une union européenne future, et donc facteur d'affrontement: l'année suivante, l'Allemagne encourage les sécessions slovène et croate. Les mêmes forces concentrent des dynamismes marchands convergents, et poussent à l'éclatement d'ensembles territoriaux vulnérables. L'expansion de l'un entraîne le repli ou l'effacement d'autres.

Près de dix ans plus tard, loin de prouver la bonne santé de l'économie mondiale, la guerre récente atteste sa rétraction. Le capital n'est pas sorti du "fordisme", n'a pas dégagé de nouvelles manières de produire et de consommer, parce qu'il n'a pas pleinement dépassé les formes du rapport salarial léguées par la trilogie Taylor-Ford-Keynes. L'incapacité à développer l'Est européen en est un signe,  comme le relatif échec asiatique. Seule la Corée du Sud crée un marché intérieur et ne dépend pas totalement de ses exportations. Ce n'est pas un hasard si elle combine démocratie politique et représentation syndicale du travail.

Ce que le capital ne peut absorber doit rester ouvert, susceptible d'être contenu, et maté en cas de désordres. L'attaque contre un Irak et une Serbie rebelles à la domination occidentale s'en prend à des pays initialement assez proches du modèle politique laïc et pluri-ethnique, aspirant au rôle de leader d'un sous-ensemble régional. Relativement modernes, ces deux pays ont aussi en commun de posséder une classe ouvrière combative, y compris contre la guerre menée par "son" Etat. Enfin, la Serbie avait refusé les pressions du FMI qui, comme autrefois le Plan Marshall, fait dépendre son aide d'une soumission au marché mondial, c'est-à-dire à ceux qui y prévalent.

Ce que le capitalisme ne s'assimile pas, il l'épuise.        

       

Rien pourtant n'est acquis. Les controverses otaniennes sur l'intervention terrestre au Kosovo exprimaient le dilemme d'un système qui domine d'en haut sans impulser un développement "au sol", horizontal, des productions et des échanges. Cette contradiction se retrouve au plan stratégique: l'OTAN ne consolide une partie du monde qu'en créant de nouvelles fractures, dressant les Etats-Unis et l'Union Européenne contre la Russie, mais aussi contre l'Inde, contre la Chine, accentuant aussi la compétition entre l'Europe et l'Amérique, et celle qui les oppose toutes deux au Japon.

Le capital a gagné la partie contre les mouvements des années 60 et 70, mais peine à unifier la société au sein des grandes métropoles dont les antagonismes mènent le monde. Il accumule une force sociale et militaire gigantesque qui, privée de rival majeur comme l'était l'URSS, à la fois hésite à s'employer et frappe en aveugle. L'acharnement à piétiner l'Irak, à accabler la population d'un Etat vaincu, cette autonomisation de la capacité destructive, traduit une perte des objectifs: l'US Air Force bombarde parce qu'elle en a les moyens et que Saddam est un ennemi. La cohérence impérialiste se réduit à gérer une incohérence plus profonde: l'Amérique incarne (mieux que jamais !) un mode de vie qu'elle est incapable d'étendre.

En Serbie, puisqu'il est clair que l'OTAN s'en remet aux démocrates pour tourner la page milosevicieuse, que feront ses 30.000 soldats sur le sol kosovar ? Le mot "indépendance" reste tabou, mais l'occupation otanienne détache de fait de la Serbie une province vouée à l'assistance, non au décollage économique: en Bosnie déjà, les investisseurs privés étaient rares. Aucune re-socialisation n'accompagne la présence militaire. Le capital déstructure mieux qu'il ne restructure: ce qu'il a opéré pacifiquement dans l'ex-URSS vient de s'accomplir violemment en ex-Yougoslavie. Contrairement à l'après-45, nous ne sommes pas en présence d'un impérialisme triomphant dépassant positivement ce qu'il ravage. Incapable de développer la région, il en étouffe par la force les contradictions, rejetant sur la Serbie les antagonismes sociaux qu'elle avait reportés à l'extérieur, polarisant davantage les conflits sur des lignes "ethniques", exacerbant les causes d'explosions futures. 

 

     3. FAUT-IL AVOIR PEUR DE LA PAIX ?

De l'interpénétration des capitaux sur la Terre entière, certains déduisaient il y a cent ans l'improbabilité de grands conflits. 1914 montra que l'internationalisation économique exacerbait, et non atténuait, les affrontements entre Etats. Fusions et acquisitions se multiplient aujourd'hui: cinq des douze constructeurs automobiles japonais ont pour premier actionnaire un étranger. Les entreprises ne s'unissent que pour former des blocs rivaux dans une concurrence accrue qui n'annule pas, mais au contraire renforce le rôle d'un Etat concentrant sur son territoire des énergies productives qu'il protège contre d'autres, avant d'en projeter un jour à l'extérieur la force armée.

     "Il faut que l'Allemagne exporte ou meure." (Hitler, 30 janvier 1939)

Même sous forme de "nation européenne", l'Etat-nation demeure le cadre d'une dynamique que nous persistons à nommer capitaliste, parce qu'elle repose sur la confrontation de sommes de valeurs cherchant à se valoriser. De l'Irak aux Etats-Unis, aucun grand pays n'existe et ne se maintient sans obéir à cette logique, et pas un petit comme la Serbie n'y échappe. Il n'est pas un conflit durable qui ne s'articule sur des intérêts capitalistes. Privée de soutien extérieur, une guérilla s'épuise ou doit se financer par le trafic. Aucune  rébellion "tribale" africaine ne s'étend sans l'appui d'un Etat puissant ou de grandes entreprises. Aujourd'hui plus encore qu'en 1848, c'est le capital qui mène le monde.

Tout pourtant est fait pour nous persuader que les Etats contemporains se donnent à la violence armée pour des motifs tenant au passé. 14-18 serait issu d'un engrenage dynastique, 39-45 d'une haine d'un autre âge, et les récents conflits balkaniques d'archaïsmes ethniques. En somme, le XXème siècle se battrait pour des raisons étrangères à ce qu'il a de plus moderne.      

L'opinion perçoit un lien entre capitalisme et guerre quand elle voit une cause matérielle, tangible: les mines du Katanga, le pétrole d'Arabie, etc. Or, la causalité est rarement immédiate, et bien plutôt globale. A la conquête de territoires succède celle de parts de marchés, au colonialisme la mainmise sur des matières premières, et au commerce de l'opium imposé à la Chine par les canons anglais, la diffusion forcée d'un mode de vie et de consommation. Les conflits militaires rajeunissent le capitalisme, non seulement par les reconstructions qu'ils entraînent (sinon il suffirait de démolir les HLM au bout de cinq ans, et de concevoir des réfrigérateurs qui tombent en panne après six mois), mais surtout en déblayant des structures et couches sociales anciennes, ouvrant la voie à des formes plus salariales, plus mercantiles, plus "purement" capitalistes.

En anéantissant en quelques secondes un engin qui coûte des milliards, l'outrance guerrière apparaît comme l'inverse des lois économiques. C'est oublier que notre civilisation repose sur la destruction comme sur la production. Vêtements, films et outils de jardin sont mis en vente pour accroître la somme de valeur incarnée dans l'entreprise qui les a fabriqués. Le coût calculé au plus juste des opérations nécessaires à ce qu'une Toyota sorte de l'usine inclut son obsolescence planifiée, et il existe des cimetières de voitures comme d'avions militaires. Valorisation, dévalorisation, sur-accumulation comme remède aux rendements décroissants, concurrence à mort... le profit n'est jamais le rapport d'un capital seulement avec lui-même, toujours aussi contre des rivaux. Périodiquement, la guerre économique finit en guerre tout court.

Certes, le capital n'est pas assoiffé de sang, mais de valeur, et ne cherche pas à transformer le moindre incident en affrontement militaire. Soucieuses d'ordre, les classes dirigeantes se méfient de la guerre, sachant ce qu'elles y risquent: non "la révolution", mais, comme l'expérience le leur a appris au moins depuis 1914, la perte de positions et de fortunes acquises. Mais, plus encore, elles craignent leur ruine et, meilleures matérialistes que les intellectuels qu'elles emploient, préfèrent l'aventure à un déclin assuré.

Une grande guerre est donc inévitable dans les premières décennies du XXIème siècle, mais supposera une crise économique venue à maturation, une large surproduction, une forte baisse des rentabilités, une exacerbation des conflits sociaux et des antagonismes commerciaux, exigeant à la fois de repartager le monde et de régénérer tout le système. Nous savons qu'il y aura un tirage, nous en ignorons la date et le numéro gagnant. Pas plus que par le passé, aucun réformisme n'empêchera la marche à un conflit, sinon planétaire, en tout cas plus que régional. On s'apercevra alors que la contrainte si répétée aujourd'hui du "zéro mort" ne valait en 1999 que pour justifier une guerre limitée. L'offensive anti-serbe n'était pas un futur conflit majeur en réduction. Une guerre entre grands impérialismes ne restera ni "invisible" ni indolore aux habitants de Berlin ou de La Haye.

Cependant, les entreprises font des affaires, non la politique. Aucune main invisible ne jette ces dès-là: seuls les Etats déclenchent et mènent des conflits. Aucune guerre n'a lieu pour écouler les stocks des marchands de missiles. Les armes ne font pas la guerre. Si 39-45 a contribué à résoudre la crise de 29, celle-ci ne suffisait pas à provoquer un chaos militaire mondial. L'économie d'armement a redressé une situation que le New Deal avait surtout rétablie sur le plan social, mais un capitalisme américain terrassé aurait été incapable de l'effort industriel fourni après 1940.

Il n'existe pas non plus aujourd'hui de lien direct entre les convulsions économiques et l'attaque contre la Serbie. Jamais une guerre n'a lieu pour pallier un déficit de rentabilité, quoiqu'elle aide à le résoudre. Malgré sa fonction économique, elle reste un acte politique. Les contradictions entre capitaux, et donc entre Etats ou alliances, fournissent la bombe, non son détonateur. Avant qu'une dynamique impersonnelle de concurrence finisse en conflagration, il faut une conjonction de chocs en tous sens, la plupart contraires à la signification historique du futur conflit. Août 14 a surgi aussi d'un sursaut d'archaïsmes menacés qui vont précipiter leur faillite.           

La distinction agresseur/agressé éclaire le point d'éclatement d'un conflit, non sa cause ou sa logique. L'identité du coupable peut bien intéresser le policier, et celle du "fauteur de guerre" le juge international. Mais que nous apprend le nom de celui qui a tiré le premier ? En 1914, les socialistes serbes refusèrent de défendre la petite Serbie agressée par le vaste empire austro-hongrois et, en tant que parti, furent avec les bolchéviks les seuls à repousser l'Union Sacrée. Petit ou grand, chaque Etat un jour attaque, un autre se défend ou, s'il est "neutre" comme la Suisse, penche pour un camp selon ses intérêts. David finit toujours en Goliath d'un autre David plus faible que lui.

La paix des nations n'est nullement un bien à préserver contre ses perturbateurs. D'abord, elle repose sur des affrontements antérieurs, des conquêtes - équilibre lui-même cause de déséquilibres, de futurs affrontements armés. Ensuite, toute paix signifie ordre social, exploitation douce et féroce, conciliation de gré ou de force des luttes de classe: si démocratique soit-elle, elle comprime des contradictions qui un jour exploseront pour rebondir sur d'autres Etats et leurs populations. Les tueries serbes au Kosovo supposaient une Union Sacrée à Belgrade, de même les Belgradois bombardés ont payé le prix de la paix sociale dans les pays otaniens, dont on invite Parisiens, Londoniens et New Yorkais à se féliciter.

Dans la réalité, aucune police étasunienne ne résorbera les antagonismes d'où résultent les guerres. Mais l'idéal d'une prévention assez efficace pour éviter de réprimer les conflits enfonce dans les têtes le pacifisme social, désarme plus encore toute contestation, et prépare de futurs massacres. Il est de bon ton de déplorer que la SDN n'ait pas eu les armes de sa politique. Elles existent aujourd'hui:

F-117 et Tomahawk. Ceux qui appellent de leurs voeux une "police citoyenne" se réjouissent logiquement de l'existence d'une police internationale, regrettant seulement qu'elle se trompe de cible. Peut-être s'étonnent-ils que le FBI ait décimé les Black Panthers, tandis que la mafia prospère. L'unification (contradictoire et régulièrement remise en cause) du capital au XXème siècle a engendré le funèbre et fumigène ONU, lequel couvrit l'action de l'impérialisme américain contre son rival chinois en Corée, puis contre l'Irak, envoya ses contingents babéliques gérer le dépeçage de la Bosnie, et aujourd'hui pacifie les Kosovars.

 

4. LE MOUVEMENT SOCIAL CONTINUE-T-IL PENDANT LA GUERRE ?

Dans l'effondrement de la IIème Internationale en 1914, le pire n'était pas le social-chauvinisme. Si infâme soit-elle, la haine du Boche ou du Russe est une réaction affective, dont la terrible efficacité n'a qu'un temps. Plus dévastatrice fut l'attitude de ceux qui présentaient la guerre non comme réalité positive, mais comme parenthèse malheureuse et inévitable, après laquelle la lutte pour le socialisme reprendrait ses droits: mieux que la propagande patriotique, une telle solution de continuité détruisait les esprits, car elle sortait la guerre de l'histoire, la coupant des logiques socio-politiques qui y avaient conduit.

      Face à cette mutilation mentale, la première résistance est de restaurer une critique unitaire du monde: au lieu de tout considérer à l'aveuglante lumière des explosions, penser la déflagration à partir de l'ensemble.

En 1949, Socialisme ou Barbarie montrait comment le prolétaire, au front et à l'arrière, vit une contradiction identique. Parce qu'il manie les instruments de production, il peut les retourner contre l'exploitation. Parce qu'il manie les instruments de destruction, il peut aussi retourner ceux-ci, et plus qu'au temps où quelques artisans fabriquaient l'armure et l'épée du chevalier.

"C'est parce que la guerre emprunte à la paix les contradictions formidables des régimes modernes d'exploitation du prolétariat que les contradictions de la guerre prennent une ampleur telle qu'elles terrifient les classes dirigeantes elles-mêmes." (SoB, n°3, 1949)

Cinquante ans après, l'armée dépend plus encore d'un complexe technique global. La professionnalisation en fait un puzzle dislocable dès qu'il y manque une pièce.

Entre paix et guerre, il n'y a pas de solution de continuité. L'histoire est une, comme le confirme l'état étrange qui frappe la plupart des sociétés le jour où la guerre éclate. L'horreur attendue pousse rarement à réagir davantage contre ce que l'on acceptait la veille, et plutôt moins: le choc initial impose le conflit comme une évidence qui ne se dissipera, peut-être, qu'avec des revers militaires ultérieurs.

Le mouvement ouvrier ne s'est pas effondré en 1914: la chute dans la guerre rendait visible ce qu'était depuis longtemps le socialisme: national. L'extension mondiale du capitalisme n'avait et n'a pas détaché les prolétaires de la patrie. Mais ne renversons pas la causalité: c'est parce qu'ils se sont dressés le plus souvent en tant que travail, donc en tant que travail dans le capital, qu'ils sont restés liés au cadre capitaliste: l'Etat-nation.

     "(..) une nouvelle société est en train de naître, dont la règle internationale sera la Paix, parce que dans chaque nation règnera le même principe: le travail !" (Première Adresse de l'Association Internationale des Travailleurs, 23 juillet 1870) (Les bourgeois se revendiquaient du même principe, y ajoutant seulement son autre volet: le commerce.)

Les réactions encore moindres en 1999 que lors de la guerre contre l'Irak reflètent un mouvement social enlisé depuis quinze ou vingt ans. Les contestations autour du travail s'épuisent avant de viser le travail salarié en tant que tel. Le rejet de l'argent aboutit à en demander pour tous. La dénonciation du capitalisme le réduit aux marchés financiers. La faillite des fausses solutions (pays socialistes, tiers-mondisme, mythologies révolutionnaires, etc.) fait apparaître le capital comme la seule vraie. S'il n'y a plus d'"ailleurs", comment refuser la guerre menée par une société qui ne passe plus pour bonne ou mauvaise, mais pour la seule possible ?

L'englobement des prolétaires dans la civilisation moderne s'accompagne d'une large adhésion à ses idéaux. Partisan de la conciliation des conflits, le pacifiste social est paralysé devant une guerre menée pour la paix. Or, depuis 1945, elles le sont toutes. Quel Etat oserait guerroyer pour ses seuls intérêts, pour la conquête ? Après avoir défendu la liberté en Corée (1950), évité le fascisme à Budapest (1956) puis le retour des bourgeois à Prague (1968) et des féodaux à Kaboul (1979), protégé des minorités au Liban (1982), rétabli le régime parlementaire à la Grenade (1983), combattu la drogue au Panama (1989), restauré l'indépendance d'un petit pays (Koweit, 1990), nourri des affamés en Somalie (1992), empêché en Bosnie (1992) un crime contre l'humanité (déjà advenu..), il était naturel que les grandes puissances fassent la guerre à la Serbie pour y rétablir la paix, et tuent dix êtres humains à Belgrade pour en sauver mille à Pristina. Il est d'autant plus difficile aux prolétaires de résister au démopacifisme, sous ses multiples variantes de droite comme de gauche, qu'ils ont goûté à toutes. Chaque fois que la guerre a été faite au nom du peuple, du socialisme ou des droits de l'homme, une part non négligeable des salariés s'y est ralliée. Alors, au lieu de saisir l'unité du militaire et de l'humanitaire, beaucoup rêvent du second sans le premier.          

Nous venons d'assister à la fin d'un anti-militarisme spontané, souvent superficiel mais de bon aloi, pour lequel l'armée incarnait ce que notre monde représente de plus détestable. L'idée que rien de bon ne peut sortir de ce qui marche au pas est désormais jugée simpliste, ringarde. Pour la première fois, une part non négligeable de la jeunesse adhère au rôle positif de la chose militaire, même si celle-ci vient d'outre-Atlantique.

A rebours, l'anti-américanisme représente la dernière chance d'une critique déboussolée, l'ultime refuge avant la résignation (tout comme l'hostilité à Le Pen serait preuve de radicalité). Ce nouveau socialisme des imbéciles peut bien applaudir au saccage d'un Mc Do: l'Amérique, il l'a déjà, y compris dans sa tête, puisqu'il croit à la politique moralisée, à la vitesse, à la technique émancipatrice, et déteste Disneyland mais s'extasie au Futuroscope.

      Dénoncer "l'impérialisme", yankee en particulier, est un exercice facile, surtout si l'on entend par là un grand et fort pays assaillant un petit. Pour les partisans de l'OTAN, le géant serbe surarmé massacrait des Kosovars aux mains nues. Pour leurs adversaires, la coalition des Etats-Unis et de l'Union Européenne était un mastodonte face à la minuscule Serbie. 

D'autres, il est vrai, condamnent chaque Etat en particulier et... en appellent à tous, exigeant une instance enfin capable de faire respecter le droit des gens. Mais qui incarnera cette communauté universelle, qui s'ingérera, qui animera ce comité transnational d'éthique, sinon quelque ONU, Conseil d'Administration de toutes les puissances du monde ? Expliquez-nous en quoi un super-Etat, s'il existait, vaudrait mieux que la totalité des Etats dont il émanerait.  

Approuvée ou stigmatisée, en tout cas, la guerre a mauvaise presse. En l'an 2000, le discours de la guerre larmoie. Même les bellicistes y vont à regret. Cette unanimité pleureuse fait oublier de quelle pâte sociale la guerre est modelée. Parce qu'elle incorpore tant d'énergies et de contradictions, elle peut aussi user un régime, affaiblir ses couches dirigeantes. C'est ce risque que déplorent tous les porte-parole. Laissons l'incendiaire condamner la pyromanie. Villes et campagnes ravagées, morts, blessés, réfugiés et maltraités par millions... d'un tel chaos, nous le savons, n'importe quoi peut surgir, de nouvelles dictatures comme un réveil révolutionnaire. Mais nous savons aussi que le vieux monde traite de "chaos" tout débordement qui le menace. Pas de révolution sans une dose d'"anarchie": la formule n'est pas de Bakounine, mais de Marx.

La perspective révolutionnaire apprécie petits et grands maux de cette société sur une échelle historique différente de celle du progressisme. La fermeture d'une usine, seulement synonyme de malheur accru aux yeux du militant, est perceptible comme la secousse d'un système qui, peut-être, verra ses actuelles "victimes" se dresser contre lui. De même la guerre, que l'humanisme réduit à une catastrophe, implique un risque pour des apprentis-sorciers forcés de constater, en 1871, en 1905, en 1917, au printemps 1943 dans l'armée italienne, comme lors de l'escalade vietnamienne, que la violence projetée hors des frontières pouvait rebondir à l'intérieur et ouvrir un nouveau "front" - social.

Comme l'écrivait un Russe à sa maîtresse le 25 juillet 1914, deux jours après l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie:

"Tous mes voeux pour la révolution qui commence en Russie !"

Les Etats en sont conscients, qui, lors de l'offensive terrestre contre l'Irak, face à une désertion massive chez l'ennemi et des révoltes au sud et au nord du pays, ont tout fait pour empêcher la transformation en guerre civile d'une des plus grandes mutineries des temps modernes. C'est alors la paix - la sortie de crise - qui devient la continuation de la guerre par d'autres moyens.

Il est absurde de tout faire pour "éviter" la guerre, laquelle (locale ou généralisée) est inévitable sous la domination capitaliste. A la menace régulièrement brandie   d'apocalypse imminente (comme si le but des conflits était de tout anéantir !), à ce chantage qui toujours renforce les dominants, on ne peut que répondre: même si, comme il est fort possible, une guerre dévastatrice devait éclater un jour dans les zones les plus industrialisées, s'il n'y avait donc pas auparavant de crise révolutionnaire victorieuse, toute perspective humaine - communiste - n'en serait pas pour autant exclue.

 

     5. QUEL AVENIR POUR L'ETAT-NATION A PRISTINA ? ET A BELGRADE ?

On ne nait pas Serbe, on le devient. De même, "Tutsi" et "Hutu" désignaient autant des catégories sociales qu'une naissance.

Fait historique récent, la nation dépasse la famille, le clan, l'ethnie, mais les reconnait puisqu'elle prétend les concilier: chaque variante nationale dose à sa façon sang et sol. Les démocraties pratiquent l'"ethnisme" qu'elles condamnent: elles se sont émues en 1999 qu'au Kosovo une minorité serbe impose sa loi à 90% de la population, mais s'accommodaient quelques années plus tôt du découpage bosniaque, parce qu'il leur était acceptable de voir des "Serbes" s'emparer de régions "serbes".

Tout Etat national se constitue sur une base "ethnique" (le pluri-ethnisme relève encore de l'ethnicité), et par la force brutale. Nul n'ignore l'intégration sanglante des Occitans à la France, le sort des Indiens d'Amérique, les transferts croisés de populations grecques et turques après 1918. Le rejet mou ne s'avère pas moins contraignant: un germanophone de la Volga a toutes facilités de devenir citoyen allemand; l'individu d'origine turque né à Berlin, quelle que soit sa maîtrise de la langue de Goethe, ne le pourra quasiment jamais. 

Conservateurs et réformateurs discutent pour savoir quel contenu donner aux entités "France", "Algérie", "Vietnam"..., qui y admettre, qui en retrancher, comment ouvrir toujours davantage l'espace national-étatique ou au contraire le refermer, où situer la démarcation, que faire des sous-ensembles "corse", "kabyle", "sino-vietnamien"...

Que dire dans ce débat, sinon notre refus de toute identité ?

Au départ, une réalité démographique: la population, quoique souvent une telle donnée échappe si, comme en Afrique, des groupes traversent périodiquement les frontières. Sur cette base, l'histoire humaine - inhumaine - a posé une réalité bien différente: le "peuple", fondé sur une inclusion et donc sur l'exclusion. Quels que soient les critères retenus (langue, passé ou présent commun, sang ou sol), ils distinguent forcément un dedans d'un dehors. Reconnaître "Français" tout individu résidant en France, c'est encore séparer une "France" d'une "Allemagne", d'une "Espagne"... Si généreuse soit-elle, la définition délimitera toujours un groupe face à d'autres, y compris dans le cas d'une éventuelle nation européenne.

L'erreur des révolutionnaires avant 1914 fut de ne pas prendre l'inter-nationalisme socialiste au pied de la lettre: le programme de Jaurès, Guesde, Kautsky, Bernstein, Bebel, etc., était bien une union des nations. C'est pourquoi le mot d'ordre ambigu des "Etats-Unis d'Europe", lancé par Trotsky en 1917, perd toute ambiguité quand il est repris en juillet 1999 dans le Monde Diplomatique.

L'institution étatique n'est pas un simple "monstre froid", mais une communauté vécue, même fallacieuse, même fabriquée. Sinon, elle se réduirait à un appareil administratif inapte à se nourrir des énergies de sa population. De façon différente à Londres et à Reykjavik, l'Etat moderne existe toujours comme parasite et excroissance d'une communauté.

Jusqu'à l'unification marchande et étatique, dirigeants et dominés ignoraient les uns et les autres la nationalité. Au XVIIème siècle, le Grand Condé vainc l'Espagne à Rocroi, combat ensuite dans l'armée espagnole, sert de nouveau le roi de France, parce que sa fidélité va à un prince. Puis l'Etat-nation s'impose comme cadre de la dynamique capitaliste, et spatialise l'économie: territoire circonscrit, marché intérieur, réseau commercial et salarial, équilibre entre l'autorité centrale et une concurrence à la fois économique (entreprises) et politique (démocratie). Il n'existe pas de capitalisme "hors sol": les exceptions, la cité-Etat de Singapour par exemple, ne seront jamais des pôles dirigeants. Là où l'unification ne peut s'opérer ou, comme en Belgique, n'opère plus, fleurissent communautarisme, ethnisme, mafia.  

Après 14-18, les bourgeoisies slovène et croate entrent dans un cadre yougoslave pourtant dominé par la Serbie, parce qu'il leur offre une protection contre leurs voisines autrichienne, allemande et italienne, et un bouclier contre la Hongrie en révolution. L'Etat attend 1921 - recul définitif de la menace sociale - pour s'affirmer unitaire au mépris des minorités, et recourir à une répression permanente, à l'aide de miliciens qui n'étaient guère des militants ou des partisans, plutôt les auxiliaires para-militaires d'un pouvoir incapable de régner autrement dans des régions où il avait perdu toute légitimité.

Parallèlement, après 1920 et l'avortement de la Fédération Communiste du Balkan-Danube - unissant les PC bulgare, yougoslave, roumain, grec et turc -, le jeune PC de Yougoslavie ne tardera pas à se découper en sections serbe, croate... nationales, bientôt nationalistes, chacune ballottée entre "sa" bourgeoisie et les alliances fluctuantes de l'URSS. Ainsi mourait une tradition internationaliste opposée aux guerres de libération, tradition présente jusque chez les députés socialistes aux parlements serbe et bulgare en 1912.

Une nation yougoslave (composée de "nationalités" reconnues) redeviendra viable après 1945 en tant que cadre d'un capitalisme d'Etat, là encore contre une menace extérieure (russe), et pour mettre au travail les prolétaires. C'est le ciment de l'accumulation du capital, non une heureuse formule politique ("Une Serbie faible pour une Yougoslavie forte", disait Tito), qui a fait tenir la Yougoslavie reconstituée. L'unité plus ou moins réalisée entre les classes dans chaque république faisait ainsi l'unité de l'Etat fédéral. 

Quelques décennies plus tard, quand la dynamique s'inverse, quand les produits yougoslaves s'avèrent de moins en moins compétitifs, chaque république, qui commerce plus hors des frontières fédérales qu'avec ses voisines, s'avise qu'elle fabrique des marchandises "slovènes" ou "croates", et remet en cause un lien qui ne correspond plus à aucune unité socio-économique. La dissolution ultérieure ne fera pas émerger de bourgeoisies micro-nationales. Seules les régions déjà liées à l'extérieur, la Slovénie notamment, s'intègrent à un ensemble dynamique, et avant tout à l'aire sous influence allemande. Les autres se replient sur elles-mêmes, et leur économie s'organise en monopoles, en fiefs, tournant plus encore le dos à la concurrence mondiale.

Après 1945, pendant quarante ans, des "Yougoslaves" ont coexisté tant bien que mal. Puis l'effacement du capitalisme d'Etat devant les lois marchandes a fait entrer certaines républiques dans le cercle commercial et salarial, suscitant ailleurs un sous-développement, et libérant les poussées sociales contenues par la dictature titiste. Si aujourd'hui le "Slovène" n'éprouve pas plus le besoin d'affirmer un nationalisme agressif que l'Ecossais vis-à-vis de l'Anglais, alors que le "Serbe" découvre son voisin de toujours "croate" ou "albanais" comme une menace, c'est parce que la "Slovénie" offre une perspective à ses habitants par l'accès à la production et la consommation mondiales, alors que la "Serbie" peine à transformer son espace géographique en ensemble économique.

"(..) les habitants de la Bosnie ne se sont pas jetés les uns sur les autres pour des massacres ubiquistes et anarchiques. On se bat fort méthodiquement, dans cette République, pour contrôler des territoires, des carrefours, des ports, des usines d'armement, pour créer des corridors entre des enclaves." (M.Roux, Hérodote, n°67, 1992)

Milosevic canalise le mécontentement de laissés-pour-compte, et la haine remontée d'eaux ancestrales y est puisée par le monde moderne. Ce n'est pas la défaite serbe au Champ des Merles en 1389 qui détermine l'actuelle politique de Belgrade, mais la situation six cents ans après cette bataille qui reconstruit une mémoire, et d'un passé fait son présent. 

 

     6. POURQUOI LE MEME PAYS PRODUIT-IL A LA FOIS TANT DE      

        DESERTEURS ET DE PURIFICATEURS ETHNIQUES ?

Le démagogue, c'est l'autre. Que d'articles sur les manipulations nationalistes... à Belgrade. Ce que la presse occidentale réduit à une rhétorique appuyée sur la police, est d'abord phénomène politique et social.

A l'approche de l'an 2000, la Serbie vit une des dernières formes de "capitalisme d'Etat". Un Etat, parce que médiation, est incapable de donner naissance à un système de production. Mais, comme pendant soixante-dix ans en Russie, il peut monopoliser la croissance industrielle, organiser l'autarcie en limitant les échanges extérieurs au strict nécessaire, supprimer la concurrence politique et brimer la concurrence économique, réglementer autoritairement le travail, tout en garantissant à l'usine comme aux champs l'emploi à vie (même peu productif) et un minimum de services sociaux. Le capitalisme de caserne ignore le "chômeur" et le "mendiant", puisqu'il les garde entre ses murs. Cet Etat répartit les biens inégalitairement, mais n'oublie personne.

La force - la faiblesse - d'un tel système est de réduire le coût de production en contrôlant tout, travail, investissements, prix.., mais de maintenir une basse rentabilité, par manque de stimulation à accroître le rendement du travail comme des équipements. Faussant la concurrence, et donc la tendance inhérente au capital à diminuer les coûts, à produire plus de valeur avec moins, ce modèle tient tant qu'il reste à l'écart du marché mondial, et qu'il tente de fonctionner comme s'il s'agissait de volume: produire beaucoup et plus d'acier, de locomotives ou de chaussures, alors qu'il s'agit de valoriser un capital.

Parce que le régime bureaucratique de l'ex-Yougoslavie était ouvert aux pressions mercantiles intérieures et étrangères, il a subi la conjonction des crises du capitalisme de marché et du capitalisme d'Etat. La vente sur le marché mondial de produits agricoles et industriels fabriqués grâce aux machines achetées à l'Ouest avait longtemps permis de transformer en ouvriers nombre d'ex-paysans, de payer le pétrole russe, de fonder des entreprises, et de mettre un pied dans la société de consommation. Mais, faute de productivité suffisante face à une féroce concurrence extérieure, plusieurs années avant son éclatement, le pays ne vendait déjà plus assez ni dans des conditions assez rentables pour rembourser les emprunts internationaux qui finançaient son expansion. Comme dans le bloc de l'Est, il ne restait plus aux régions les plus productives (la Slovénie, la Croatie dans une mesure moindre) qu'à se dissocier d'un ensemble qui les bridait.

En ne se réformant pas dans un sens capitaliste (baisse des coûts de production, rôle accru du marché), la Serbie, elle, se coupait des zones dynamiques, ou ne pouvait cohabiter avec elles que par l'affrontement. Ce faisant, elle tentait d'acheter chez elle une paix sociale, à la façon des pays de l'Est avant 1989: ne pas rationaliser, ne pas contraindre le travail à une meilleure productivité, répondait aux fortes poussées revendicatives, et soudait une identité "serbe". S'il rappelait les régimes fascistes d'avant-guerre, un tel expansionnisme revivifiait le compromis "à la stalinienne", comme le montre la chronologie.