Sommaire
Le printemps de la Guerre sociale
troploin
 

 

L'Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires (OJTR) avait disparu à peu près à la même époque que le Mouvement Communiste. Début 1974, l'OJTR organisa une réunion nationale qui fut un échec. Ceci ne l'empêcha heureusement pas de publier Un monde sans argent (3 fascicules, 1975-76), où pour la première fois, peut-être, et à la différence des écrits utopistes et anarchistes, on envisageait le mécanisme concret d'une révolution communiste.

L'auteur de ce texte, D. Blanc, anima ensuite King Kong International (1976). Caractéristique de la période, l'éditorial, synthèse de positions communistes essentielles, tranchait avec d'autres articles mineurs, et un texte sur Lip qui ne faisait pas la critique de cette opération de sauvetage d'une entreprise par ses employés. Il ne suffit jamais d'indiquer les causes profondément prolétariennes d'actes sociaux, encore faut-il dire à quels effets ils aboutissent. Dans l'affaire Lip, comme dans bien d'autres cas, le capitalisme avait réussi à pénétrer de l'intérieur l'action ouvrière et à en faire une entreprise (aux deux sens du mot) capitaliste qui, en outre, de par le retentissement national et international qu'elle connut, eut une fonction antirévolutionnaire .

Au deuxième numéro, la revue changea de nom pour s'appeler la Guerre sociale (n·1, 1977J. Un texte sur l'abolition du travail salarié, diffusé massivement le 1er mai 1977, fut repris en éditorial. Il coexistait avec au moins deux textes profondément erronés, sur l'automation et le refus du travail interprétés unilatéralement comme preuve que le capital serait au bout du rouleau. La mise au point dans le n·2 ne mit pas les choses au point.

Parmi les participants passés ou actuels de la GS, certains avaient participé à la VT et au MC. En outre, G. Dauvé a contribué à la GS en donnant les premières versions, modifiées ensuite, du texte sur l'Etat (paru dans le n°2), et sur les camps (n°3, 1979).

La lecture de la GS et de la Banquise montrera clairement les parentés et les convergences. En plus de ce dont nous parlerons plus loin (et qui n'est pas rien), la Banquise adresse deux critiques à la GS: premièrement, la GS ne va pas au fond de l'analyse des luttes revendicatives; deuxièmement, elle a mal rompu avec la propagande.

Si la GS est tentée par le triomphalisme (articles du n°1 déjà signalés, articles sur Denain-Longwy dans le n°2), c'est probablement plus qu'un signe d'optimisme excessif. La critique du mouvement ouvrier, y compris des mouvements sauvages, n'est pas menée à terme. La GS écrit dans le n·4 (1982):

"Il nous semble que, indépendamment des formes d'organisation, syndicales ou autonomes, le prolétariat s'exprime également dans sa lutte élémentaire de résistance à l'exploitation. Même si de cette façon, il ne se montre pas révolutionnaire."

Thèse, au minimum, discutable et à discuter. (Voir nos positions sur la définition du prolétariat p...) La résistance élémentaire est une condition du mouvement communiste, mais une condition seulement. Nous ne faisons ni l'apologie de toute lutte ouvrière (qui peut être ou devenir antiprolétarienne), ni même celle de toute lutte de classe (qui peut être réformiste ou même aboutir à emprisonner encore davantage les prolétaires dans le capitalisme).

On ne peut faire l'impasse sur ce sujet. Aucun regroupement ne se fera sur la seule base de la compréhension du communisme et de la révolution. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'il y a entre maintenant et une révolution; sur ce que fait et ne fait pas le prolétariat.

Dans les premiers numéros la GS préférait publier des textes mineurs aux dépens d'autres fondamentaux (sur l'IS par exemple) réservés à une diffusion restreinte. La GS était souvent en deçà d'Un monde sans argent. Le texte sur la crise (n°3) laissait de côté ce qu'il y avait d'essentiel dans une autre analyse antérieure, de D. Blanc, polycopiée, sur le sujet. La GS a trop fait de la simplification, de la propagande.

"C'était une conférence, c'est-à-dire de l'éducation et de la vulgarisation. J'aurais voulu que cette conférence en m'apprenant quelque chose, vous apprît quelque chose à vous aussi. Ce critérium de la découverte est le seul qui m'apparaisse comme valable quand j'écris." (lettre d'A. Artaud à André Rolland de Renéville, 11 janvier 1933)

Fin 1979, après le n·3, D. Blanc adressa une lettre circulaire aux membres du groupe et à une série de gens ayant collaboré avec lui dans le passé, ainsi qu'à ceux qu'il connaissait parmi les rédacteurs du faux Monde Diplomatique. La GS, disait-il, subissait les conséquences de la passivité générale. Elle était en crise et il se demandait s'il fallait l'arrêter ou la continuer. Une correspondance s'ensuivit. Les futurs rédacteurs de la Banquise reconnaissaient l'importance de l'existence d'une revue comme la GS mais adressaient les critiques résumées ci-dessus.

Au printemps 1980, une réunion eut lieu à Paris dont un compte-rendu fut rédigé peu après par les membres Iyonnais de la GS. Aucun rapport n'est impartial, le nôtre aurait été différent, mais celui-ci est honnête, nous le reproduisons intégralement en annexe. La réunion s'était déroulée dans un climat de bonne volonté générale, de critiques franches et de refus des polémiques. Ceux qui font aujourd'hui la Banquise avaient le sentiment qu'on entrait peut-être dans une nouvelle période durant laquelle un regroupement révolutionnaire allait s'opérer. Dans les semaines suivantes des textes furent rédigés et expédiés à tous les participants:

-- un texte de G. Dauvé sur les camps de concentration et leur mythe (publié par la suite dans deux numéros du Frondeur; quelques pages ont été intégrées dans "L'horreur est humaine" du n°1 de La Banquise). Ce texte versait trop dans la psychologie de masse mais amorçait une critique de Rassinier et de Faurisson;

-- un autre texte du même sur "Prolétariat et communisme", reprenant des manuscrits antérieurs;

-- un texte de J.-P. Carasso et de S. Quadruppani, devenu après modification, "Pour un monde sans morale", paru dans le n°1 de La Banquise;

-- un texte de G. Dauvé sur la guerre, dont une partie deviendra "Guerre et peur" (n°1 de La Banquise, dont un extrait sera publié dans Indolencia, à Barcelone, et présenté par erreur comme émanant de la GS).

Les engagements semblaient tenus. Mais...

D. Blanc considéra d'abord que "Prolétariat et communisme" jetait le prolétariat par la fenêtre, puis quelques temps après, déclarait que le texte sur la morale était plus proche des positions de Bruckner (intellectuel moderniste) que de celles de la GS, que cette bouillie de "moralisme immoraliste ne valait rien, n'expliquait rien" et le qualifiait pour finir de "branlette vaneigemiste" (c'est-à-dire sous-situationniste). Ses critiques s'exprimaient avec une agressivité de moins en moins contrôlée et laissaient peu de place aux arguments. Le texte sur la morale, contenait effectivement des passages très erronés qui ont été corrigés depuis (entre autres une présentation noncritique du mythe du "réfractaire", et même une demi-identification du réfractaire au révolutionnaire) mais des textes de travail ne méritaient pas pareille fureur.

Par ailleurs, l'affaire Faurisson aggrava davantage les différends. D'un commun accord entre P. Guillaume et nous, elle n'avait pas été discutée à la réunion, puisqu'on attendait encore (mars 1980) les réponses de Pierre à nos critiques. Quelques temps après, Pierre continuant avec une belle énergie dans la voie qu'il avait prise, nous estimâmes impossible de taire plus longtemps nos désaccords avec lui. Croyant préparer l'avenir et non le gâcher, nous portâmes tout cela à la connaissance de tous ceux qui avaient participé à la réunion de mars. Pierre réagit par une nouvelle lettre que nous fîmes également circuler. Nous voulions vider l'abcès. Il nous était presque impossible de croire que la VT2 persisterait longtemps encore dans ses aberrations. Nous pensions qu'en gros les membres de la GS seraient d'accord avec nous sur le fond de notre différend avec Pierre, le lui feraient savoir et qu'ainsi ce dernier se trouverait au pied du mur.

Mais D. Blanc, tout en donnant tort à Pierre sur la question de l'intervention dans les médias, concentra toutes ses énergies à critiquer notre attitude et déclara celle de Pierre plus "sympathique" que la nôtre. A notre grand étonnement, il ne se prononça guère sur le fond (doit-on soutenir Faurisson?) mais déclara Rassinier plus subversif et Pierre plus sympathique que nous.

Il choisissait de prendre comme un procès fait à Pierre par des gens également coupables de ce qu'ils lui reprochaient (lettres au journaux, erreurs effectivement critiquables), ce qui était pour nous un appel à une discussion indispensable et une mise en garde. D. Blanc avait à juste titre reproché à un de ses camarades d'avoir tenté d'obtenir du Nouvel Observateur qu'il parlât de la GS. Alors que dire d'une campagne de publicité systématique pour Faurisson?

Imagine-t-on un groupe publiant un article contre la démocratie et dont l'un des membres les plus éminents, un de ceux sans qui l'article n'aurait pas été fait, serait ensuite candidat à une élection? C'était bien cette inadmissible confusion que créait Pierre en participant à un regroupement révolutionnaire tout en menant une campagne pour la démocratisation des médias en faveur de Faurisson. Il y avait là une équivoque à trancher. D. Blanc s'y est refusé. En conséquence, à l'automne suivant, la GS rejoignait la VT2 dans l'activisme confusionniste pour la défense de Faurisson.

La critique des "droits de l'homme" fait partie des positions révolutionnaires minimum d'aujourd'hui, pour nous comme, sans aucun doute, pour la GS. Comment un groupe peut-il se laisser entraîner, de plus en plus ouvertement dans une campagne des droits de l'homme? Et pourquoi l'homme en question serait-il précisément Faurisson?

Un contrat avait été passé en mars. Nous avions l'impression de l'avoir rempli. Nous fûmes les seuls. Quels qu'aient été les désaccords avec la GS, ils ne motivaient pas une attitude qui se résume ainsi: la GS a délibérément choisi de ne pas s'associer des gens qu'elle a traité comme des intellectuels sous-situationnistes ou dérivant dangereusement vers le camattisme. Le texte sur les moeurs, amendé, se trouve dans le n·1, les idées sur le prolétariat sont dans les n·1 et n·2. Chacun appréciera les jugements portés sur nous par D. Blanc.

Il existe très certainement entre la GS et nous des désaccords importants, aussi bien sur la conception du prolétariat que sur la critique des moeurs. Ces désaccords nous auraient très vraisemblablement interdit une collaboration suivie, en tout cas dans la même revue. Mais il y avait là l'occasion de discuter de sujets essentiels, et l'attitude de D. Blanc nous l'a interdit.

Dans la lettre-circulaire qui mit un point final à nos relations avec la GS et son réseau de correspondants, nous écrivions ces phrases qui résument notre sentiment sur cet épisode: "Que les caprices d'un individu et les "obscurs règlements de compte affectifs" aient encore tant d'importance montre bien la faiblesse du courant révolutionnaire. Dans toute cette triste affaire, c'est ce qui nous gêne le plus." Tant que le courant révolutionnaire sera aussi faible, les affrontements de personnalité et de caractère garderont leur importance. Il faut parfois faire un peu de psychologie pour ne pas avoir à en faire beaucoup par la suite. Mais surtout, il faut trouver un mode de relations entre individus et entre groupes qui tienne en lisière les comportements affectifs paralysants. Le regroupement de quelques individus sur La Banquise n'est pas une fin en soi. Nous sommes ouverts à toutes relations avec des groupes et des individus, mais il faudra que ces relations se fassent dans des termes qui montrent qu'on a un minimum de départ en commun. Il y a des règles de conduite à trouver entre révolutionnaires. Après nous avoir traités de branleurs vaneigemistes et nous avoir déclarés moins subversifs que Rassinier, D. Blanc a eu l'air de s'étonner de ce que nous nous refusions désormais à toute discussion avec lui. Il vient encore de nous écrire une lettre d'insultes à propos du n·1 de La Banquise. A cette lettre* comme aux précédentes nous ne répondrons pas. Tout le monde a déjà vu des gauchistes qui se laissent patiemment abreuver d'insultes par leurs interlocuteurs avant de se remettre bravement à argumenter. Nous ne pratiquons pas cet angélisme-là, non pas (pas seulement) par amour-propre, mais parce qu'on ne discute de façon efficace qu'avec ceux avec qui on a au minimum, un langage commun. A des insultes, nous ne pourrions répondre que par des insultes et nous ne voulons pas non plus sombrer dans ce petit jeu sous-situationniste.

Après la fort sympathique réunion de mars 1980, les amis et membres de la GS, à qui avaient été adressés les textes et le double des correspondances avec P. Guillaume et D. Blanc, ne manifestèrent à une exception près aucune réaction. Rien. Pourquoi jouèrent-ils les white zombies que nous les savons ne pas être? Dans son exposé de ce qui s'est passé entre les numéros 3 et 4, la GS fait allusion à ce printemps raté: "Au lieu de nous renforcer, nous sommes parvenus à dégrader certains de nos rapports et même ceux avec lesquels une collaboration plus lointaine et plus épisodique pouvait être possible." (n°4, 1982, p. 43). Le lecteur de la GS n'en saura pas davantage.

La Banquise, comme toute revue révolutionnaire conséquente, travaille à sa disparition. Notre activité n'a de sens qu'en fonction d'un mouvement qui un jour englobera toutes les énergies manifestées ici ou là sous la forme de groupes ou de revues. Nous n'avons rien à voir avec la grande famille de l'extrême-gauche. En revanche, nous savons qu'un surgissement prolétarien aurait tôt fait de trancher les différends qui nous séparent des autres segments du mouvement révolutionnaire. En attendant, nous continuerons de rechercher entre nous et avec ceux que nous rencontrerons une cohérence qui n'est jamais donnée au départ, mais ne peut être atteinte qu'en éclairant au maximum les points de désaccord et en les travaillant. La VT première manière, le MC, la GS et ceux qui animent La Banquise ont commis des erreurs. Le plus grave aurait été de laisser ces erreurs dans l'obscurité.

 


REUNION DU 22 MARS 80 - PARIS

Une vingtaine de participants, dont 3 du Sud-Ouest, 3 de Lyon, le reste de Paris. Ce compte-rendu fait seulement état de la réunion du samedi 22, la discussion du dimanche (avec la participation d'un camarade d'Aix-en-Provence) étant plus informelle. Il convient de signaler le nombre très réduit de femmes (2) et la relative "vieillesse" des participants.

La discussion s'engage sur une critique de la G.S.

Critique du contenu de la revue qui interfère avec une critique du fonctionnement

-- Jean-Pierre, Serge, Christine, Gilles ne veulent pas se placer par rapport à l'existence de la revue en elle-même mais par rapport à ce que l'on a à dire. A côté de textes importants comme "MISERE DU FEMINISME", "LA QUESTION DE L'ETAT", "LES CAMPS"... coexistent des articles où les arguments ne sont pas à la hauteur des affirmations, ou contenant des choses carrément fausses. Qu'il s'agisse des éditoriaux, de New York (2), Denain-Longwy, l'lran (3) la réalité est amplifiée avec un optimisme qui masque un manque d'analyse, mais vient renforcer un optimisme plus général sur la révolution, conduisant à fabriquer de l'idéologie communiste rassurante pour le groupe et les lecteurs. (Point de vue partagé par Dominique de Lyon.)

-- Dominique K. explique que son optimisme n'est pas à courte vue. Si ce monde est gros d'une révolution, ce n'est pas qu'il la voit arriver avec Denain, mais a cause des contradictions du capitalisme. DK reconnaît la faiblesse de ces articles ou de passages faux (l'armée s'est-elle vraiment effondrée a une vitesse foudroyante en Iran). Pierre fait remarquer le mystère de cette armée iranienne ultra-puissante qui s'est apparemment volatilisée: "Où est passée la 7e compagnie?" (Pat) Mais ces carences sont le résultat d'une situation concrète (rapport des forces dans le N· 1), Denain-Longwy qui devait être une affiche-tract -- ce qui explique le ton -- les engagements non tenus -- et l'absence de certains qui auraient dû être présents dans la revue. Pierre pour résumer la situation, parle du rôle de rédacteur en chef de DK. "Le commencement du commencement c'est quand même l'existence d'une revue..." (DK)

-- Gilles dit qu'on ne peut pas se contenter d'aligner des listes de luttes ouvrières, que leur caractère violent contre l'Etat n'en fait pas forcément des luttes pour le communisme. "Les sidérurgistes se sont battus pour rester sidérurgistes." Est mentionné la réponse de Quim: "parce que toujours on se bat contre" -- Henri: dans la lutte élémentaire prolétarienne, il y a autre chose; par leur situation dans la production, des fractions du prolétariat cassent momentanément le fonctionnement de l'économie, même si le réformisme est leur conclusion logique (contradiction du prolétariat entre capital et communisme). Gilles parle de crise du prolétariat. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que c'est le problème n·1 (constatation au niveau des concepts et de la terminologie où l'on emploie indifféremment classe ouvrière, prolétariat, travailleurs...).

Gilles s'étonne que des textes essentiels comme "Chant funèbre" et "l'I.S." ne soient jamais parus. Pierre parle de l'IS comme "style" et de son rapport subversif à la communication. Si l'ultra-gauche et le "milieu" ont un rapport surtout défensif au monde, l'IS avait montré une attitude beaucoup plus offensive. Tous ceux qui ont lu le texte de Dominique K. s'accordent à le trouver important (Gilles, Gérald) même si le style laisse à désirer. Mais Dom préfère se consacrer à la réécriture de "Un monde sans argent". Alain (Quillan-sud-ouest) n'est pas d'accord avec la publication du texte sur l'IS dans la revue, il craint que l'on ressuscite le mythe, que la revue reste branchée sur les mêmes interlocuteurs et ne sorte pas d'un certain milieu. (Point de vue partagé par Jacques (Sud-Ouest) François (Lyon).) Gilles signale qu'il a écrit un texte sur l'IS qui circule en anglais.

Le problème de l'intervention

Sous une forme un peu délirante la plate-forme Sud-Ouest avait posé le problème ainsi que les questions "A quoi sert la revue? a qui s'adresse-t-elle?" que soulève Sylvie. Jacques pense qu'on ne peut pas en rester à une revue théorique sans poser le problème des liens avec le mouvement social, de l'intervention pratique dans les luttes et de l'organisation de fractions communistes. Jean-Pierre répond; s'il s'agit d'intervention, il n'y a pas à en parler dans l'abstrait, il faut des choses précises à discuter et à décider. Jacques veut bien admettre que l'on passe d'abord par une revue théorique. Au passage la remarque de Gilles: on ne doit pas poser l'existence de la revue en terme de grosses têtes qui pensent et écrivent pour les autres, elle doit permettre la possibilité d'un débat et d'une circulation des idées ou projets, même si certains ont plus de capacités pour les formuler. Effectivement plusieurs n'ont rien dit à la réunion et après pourtant avaient un avis sur telle ou telle question. Les ouvriers ou ceux qui n'ont jamais trempé dans la politique et la réunionite seront toujours moins à l'aise dans les réunions. N'ont-ils pour autant aucun point de vue? Le problème se reposera. Dominique K. évoque son souci permanent d'être compris par des gens qui n'ont pas de références aux "classiques". Il s'inquiète si la théorie n'est pas communicable à ceux qui socialement peuvent la comprendre le mieux. (Problème de l'autonomisation de la théorie, ayant peu de liens avec le mouvement social -- et atomisation prolétarienne qui renforce cette situation -- abordé dimanche.)

-- Dominique parle de règles à établir afin de tenir ce à quoi on s'engage, et d'éviter certaines conneries évoquées dans sa lettre. J.-P. explique dans quelles conditions se sont faites les interventions dans les journaux à propos de l'affaire Faurisson et de ses retombées. La discussion s'enlise sur la question des règles formelles par exemple que soit connu l'utilisation précise des ressources financières. En fait derrière les règles formelles ce sont plutôt des principes qu'il faut rendre évident lorsqu'on dépasse le cercle des amis proches. Derrière la règle de ne pas intervenir dans la presse (sauf pour la défense d'un révolutionnaire en danger) il s'agit du principe de l'autonomie de la communication des idées communistes.

L'accord se fait sur le principe d'une activité collective, le problème n'étant pas de remplir un éventuel n·4 mais qu'il y ait un débat sur les questions importantes abordées et donc des contributions concrètes qui fourniront logiquement matière à beaucoup plus qu'un n·4.

-- J.-P., Serge, José, Gilles... mentionnent leurs discussions organisées sur la guerre avec un texte de Gilles.

-- J.-P. et Serge devaient faire un texte sur les moeurs. Il est possible qu'ils l'intègrent dans un texte plus général sur la crise (crise sociale -- crise économique).

-- Gilles reverra à nouveau son "Crise du prolétariat".

-- Henri fera parvenir des notes sur la recomposition du prolétariat a partir de la transformation du procès de travail.

-- Une suite au texte sur les camps est demandée, l'article se terminant sur "le besoin de démonter les mécanismes qui assurent la production et la reproduction de l'idéologie et de ses délires, on attend toujours l'horloger". Appel est fait à Pierre.

-- Le texte sur l'IS doit être revu. Confrontation avec le texte de Gilles et les lumières de Pierre. Pour sa parution il a été proposé de le sortir en brochure. Mais qui va le réécrire ???

-- Le texte sur l'écologie de DK est trouvé bon par tous ceux qui l'ont lu. Moyennant quelques améliorations il pourrait sortir (envoyer suggestions à Dominique), une traduction italienne attend. Il est proposé un tract affiche sur l'écologie avec lequel on pourrait intervenir (Perpignan journées écolo. -- Lyon assises nationales écolo. les 1,2,3,4 mai).

Toutes les contributions doivent être envoyées rapidement à la BP de la revue. José se charge de la redistribution des textes avec l'appui et l'aide des gens de Paris (photocopies). Le 15 mai confrontation des textes.

NOTE. -- Le déplacement des camarades de province a entraîné des frais et davantage d'énergie que pour les Parisiens (d'autant que la plupart sont chômeurs). Le minimum serait que les frais soient partagés. Pour cette fois il est proposé que la contribution parisienne soit reversée pour l'édition espagnole de "La Question de l'Etat", "Misère du féminisme...".

 


L'automne de la Guerre sociale

1980, en France: une stratégie de la tension visant la " communauté " juive est à l' oe uvre. Ce qui a commencé par des mitraillages nocturnes de synagogues et d'écoles culmine avec l'attentat de la rue Copernic. Etat israélien, Etat arabe, politique française, jusqu'auboutistes palestiniens, quelles qu'aient été les forces à l'origine de ces actes, il est clair que, comme plus tard lors de la guerre du Liban, elles visaient à obtenir une cristallisation défensive de la communauté juive, que les appareils politiques et les idéologues de tous poils s ' employèrent à manipuler . Après l'attentat, une grande manifestation d'Union Sacrée eut lieu. Contre la résurgence d'une mythique barbarie néo - nazie défilèrent bien des gens qui avaient défendu d'autres barbaries, partisans du stalinisme d'hier et d'aujourd'hui, anciens membres de gouvernements qui ont couvert la torture en Algérie, défenseurs d'un sionisme qui avant d'avoir possédé un Etat tortureur de Palestiniens, avait été un mouvement terroriste qui massacra bien des victimes " innocentes " .

Au mois de septembre 1980, à l'initiative de la GS, un tract, " Notre royaume est une prison " fut publié, signé de divers groupes ultra - gauche et diffusé largement, notamment à la manifestation après Copernic. Ce tract dénonçant l'antifascisme eût été bon, s'il n'était entré dans le débat des chambres à gaz et s'il n'avait comporté un passage parfaitement fa uri ssonnien sur les camps:

" La déportation et la concentration de millions d'hommes ne se réduisent pas à une idée infernale des nazis, c'est avant tout le manque de main - d' oe uvre nécessaire à l'industrie de guerre qui en a fait un besoin. Contrôlant de moins en moins la situation, la guerre se prolongeant et rassemblant contre lui des forces bien supérieures, le fascisme ne pouvait nourrir suffisamment les déportés et répartir convenablement la nourriture. " (Cité dans Mise au point.)

Ce passage a servi de prétexte pour rejeter tout ce qu'il y avait de juste dans ce tract. Mais tout de même! En venir à parler comme Faurisson... régression par rapport au n·3 de la GS qui traitait de la déportation dans toute son ampleur, la première phase de ce passage fait tout bonnement l'impasse sur la question juive. L'antisémitisme nazi n'existe plus. N'a - t - il pas pourtant joué un rôle dans la " déportation et la concentration " ? La thèse officielle explique tout par le racisme nazi. Oublier le racisme nazi, c'est prendre le contre - pied de la version officielle et non pas la critiquer. Avec une " omission " historique de cette taille, ce n'était pas non plus se mettre en bonne position pour écrire un tract percutant sur l'opposition dictature - démocratie. Les démocrates se sont évidemment jetés sur cette lacune.

La seconde phrase du passage est tout aussi déplorable. De la thèse: le nazisme voulait tuer, on est passé à: le nazisme ne pouvait plus nourrir les déportés. Deux explications aussi réductrices l'une que l'autre. Comment expliquer ces monstruosités, sinon par l'influence faurisonnienne dans nos rangs ?

Après Copernic et la débauche de bonne conscience qui s'ensuivit, la meilleure réaction fut la publication dans Libération du récit du massacre d'Algériens à Paris en octobre 1961. Que Libération fasse mieux que les révolutionnaires en dit long sur la désagrégation de leur courant.

Une doctrine violemment antisémite avait aidé la venue d'Hitler au pouvoir. Cette doctrine, portée par une hystérie populaire qu'elle avait exaspérée, a poussé ensuite Hitler à des actes qui ne s'expliquent pas toujours forcément par des motifs militaires ou économiques, même indirects, mais relèvent souvent de la logique idéologique. L'idéologie n'est pas un masque ou plutôt le masque et la peau ne font bientôt qu'un. L'antisémitisme, un des ciments de l'équipe au pouvoir et de l'ordre social dans le pays, avait ses exigences propr e s. Il a aussi conduit à l 'émigration forcée, au refoulement, à la concentration, à l'e xtermination d'un grand nombre de juifs. Concevoir l'idéologie comme possédant une autonomie relative n'est pas contradictoire avec une vision matérialiste du monde. Le fait concentrationnaire dans l'Allemagne nazie inclut les nécessités purement économiques ou militaires, mais il n'inclut pas que cela. Il n'y pas eu de complot d'extermination ourdi dès les origines du nazisme, mais il y a eu plus qu'un enchaînement de circonstances dues à la guerre. Une continuité de violence verbale s'est transformée en violence physique d'abord sporadique (Nuit de Cristal en 1938), puis générale (camps) .

Au milieu des passions soulevées par Copernic, de l'hostilité générale contre Faurisson, et dans une ambiance de chasse au néo - nazi, " Notre Royaume... " déchaîna une série d'attaques contre la GS dans la presse. Curieusement, la GS riposta par un tract distribué aux clavistes de Libération et à la rédaction de Charlie - Hebdo, journaux qui s'en étaient pris à elle. Le tract ayant été distribué à une manifestation d'avocats de gauche, et le Monde l'ayant présenté comme un texte " profasciste " , des membres de la GS se rendirent au Monde pour exiger et obtenir le rectificatif qu'on peut lire ci -joint.


Les auteurs du tract intitulé "Notre royaume est une prison", distribué le 10 octobre au Palais de Justice de Paris par deux personnes qui ont aussitôt été interpellées, nous prient de préciser qu'il ne s'agissait pas d'un texte "pro-fasciste" (le Monde daté 12 - 13 octobre). Ces tracts dénonçaient "la rumeur des chambres à gaz (...) horreur mythique qui a permis de masquer les causes réelles et banales des camps et de la guerre ", mais ils se terminaient par un appel à la lutte communiste des prolétaires, la destruction du salariat, de la marchandise et des Etats. Plusieurs organisations libertaires avaient participé à la rédaction de ce tract.

Le Monde, samedi 18 octobre 1980


La GS avait à juste titre qualifié de " conneries " nos lettres adressées à Libération au début de l'affaire Faurisson. Et voilà qu'elle se lançait dans cette pratique, non pas comme nous l'avions fait, pour défendre des individus, mais pour obtenir des médias qu'ils fissent connaître ses positions de fond!

La GS et d'autres -- en particulier le groupe Jeune Taupe - P.I.C. -- se mobilisèrent vraiment pour Faurisson, lui apportant et apportant à la VT2 le soutien et la caution " révolutionnaire " . Ils se transformaient eux - mêmes en experts devant un tribunal qu'ils auraient dû récuser au même titre que tout autre tribunal.

En entrant dans la problématique de l'existence des chambres à gaz, la GS s'obligeait à devenir un nouvel expert. Il est évident qu'un minimum de documentation est nécessaire pour savoir de quoi l'on parle. Mais jusqu'à la venue de Faurisson, la plupart des révolutionnaires fran ç ais faisaient une distinction entre les questions qui avaient un sens à l'intérieur des spécialités et celles qui avaient un sens pour tout le monde, et ne s'intéressaient qu'aux secondes. Tout ce que nous avons compris sur le monde, et sur la possibilité de le transformer, ne relève jamais d'une connaissance spécialisée, car ce que nous savons est inséparable de ce que nous avons fait et vécu. Faurisson, victime de l'illusion de sa spé cialité (et quelle spécialité!) n'est que dépositaire des détails. Sa critique des textes peut au mieux décortiquer des écrits, jamais élucider des processus historiques. La critique révolutionnaire récuse tous les experts et tous les tribunaux. Des groupes radicaux en sont venus à soutenir un expert auprès du tribunal de Nuremberg.

Toute critique de texte suppose une esthétique, une norme, elle n'est jamais l' oe uvre d'un chercheur " neutre " introuvable. Faurisson croit à un texte naturel, à un récit non truqué, à un état des mots qui précède l'interprétation, et dont la découverte éclaircirait enfin le problème: le document révélant le fait brut. Illusion d'un " réel " existant sous forme pure, avant et sous les interprétations qui le recouvrent, et dont on pourrait l'extraire à l'état pur.

Il n'y a pas de connaissance de l'histoire indépendante du sens qu'on lui prête. La pire des mystifications contemporaines, celle qui est comme le présupposé théorique de toutes les autres, c'est l'objectivité, la négation de l'élément subjectif - objectif de toute pensée. Celle que tente de nous imposer l'école la i que et bourgeoise.

En 1981, une Mise au point de la GS montre qu'elle s'est enfoncée dans une polémique où elle n'avait rien à faire.

" ... on pouvait apprécier et soutenir le travail de Faurisson sur des bases anticapitalistes... " (p. 41)

Comme la VT2, la GS arrange la biographie de Rassinier en minimisant son antisémitisme. Mais un antisémitisme même minime est - il acceptable? La GS défendrait - elle avec la même ardeur un historien " un peu " stalinien écrivant sur des victimes du stalinisme ?

Au lieu de faire la distinction entre la question posée par Faurisson et la nôtre, la GS la critique sans montrer la différence radicale de point de vue. Faurisson et les révolutionnaires ne regardent pas les choses du même endroit, ils ne peuvent donc voir la même chose.

Sur la formule: " Jamais Hitler n'a ordonné ni admis que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion " , la GS écrit que Faurisson " prend le contre-pied de l'image courante répandue sur la " solution finale" et Hitler (...) Cette phrase était de toute façon par trop catégorique (...) " (pp. 38 - 39}. Le moins qu'on puisse dire est que " trop catégorique " est une critique bien insuffisante pour une affirmation aussi énorme et erronée.

C'est la société, dit la GS, qui des chambres à gaz " fait une question de principe " (p. 40). L'article du n°3 n'en faisait pas une affaire essentielle. Dès l'instant où des révolutionnaires ont " soutenu " Faurisson, lui - même obnubilé par le gaz, ils se sont lancés dans ce qui est une " question de principe " pour " la société " , mais pas pour eux. Qu'est - ce que cela leur a apporté ? Quand la GS ignorait Faurisson, elle en disait bien plus sur les camps. Tout ce qui, dans cette mise au point, est important sur le nazisme et 1939 - 45, l 'est sans recours à Faurisson.

Cette même brochure reproduit une lettre de P. Guillaume datant de 1979, et restée jusque - là inédite, qui expose ses positions théoriques initiales (avant la rencontre avec Faurisson) dans cette affaire. Si l'activité de Pierre s'était résu m ée à ce texte (pourtant criti qu able), elle serait restée sur le terrain de la critique communiste. Publiée un an et demi plus tard, sa lettre apparaît comme une justification fallacieuse de la VT2. Fallacieuse parce qu'elle ne contenait pas l'ensemble faurissonnien qui s'est développé ensuite, et qu'elle sert ici à couvrir d'un manteau théorique, avec l'aide de la GS. Tout ce que dit la lettre sur les raisons révolutionnaires de l'intérêt pour la question concentrationnaire ne justifie pas l' intérêt exclusif pour le gazage, encore moins l'intérêt exclusif pour la recherche de Faurisson sur le gazage. Cette lettre que nous demandions tant à Pierre de publier, parce qu'elle abordait le problème de notre point de vue, est aujourd'hui mystificatrice.

Dans cette lettre pourtant, Pierre niait déjà l'antisémitisme de Rassinier. En outre, la confusion apparaît déjà dans un passage qu'il est remarquable que nous n' ayons pas noté à l'époque. Concluant un développement sur le procès de Lischka, Pierre ajoute;

... Tu remarqueras que c'est moi qui apporte mon soutien à Kurt Lischka. Et je souhaite que dans son procès les droits de la défense soient scrupuleusement respectés. " (p. 90).

Une note de 1981 précise: ce passage très critiqué paraît à Pierre effectivement très criti qu able. " Ce que je voulais dire en tout cas, c'est que, si je n'ai rien de commun avec un Lischka, je ne veux rien avoir de commun non plus avec l'horrible bonne conscience des chasseurs de nazis. "

Entre l'insatisfaction d'une action surtout th éorique (revues, tracts parfois) et l'autodestruction violente (terrorisme}, le problème des chambres à gaz à paru offrir à quelques révolutionnaires un tremplin utilisable pour faire avancer le mouvement communiste. Non seulement le gaz n'a pas fait progresser la critique révolutionnaire du nazisme, du mécanisme de l'horreur, mais il a provoqué une régression. On a perdu de vue la totalité. La revendication du " droit à la recherche " , de la " liberté d'expression " devait aboutir à son terme logique, la défense des droits de l'homme.

En RFA, les interdits professionnels ont frappé des milliers de progressistes, gauchistes, révolutionnaires, pendant une dizaine d'années. Il faut attendre que l'auteur d'un livre iconoclaste sur Auschwitz se voit appliquer le même traitement, pour que la VT2 lance en France une campagne pour la défense des libertés démocratiques en RFA.

Tout en signant dans la GS des notes de lecture favorables aux livres qu'il publie dans des maisons d'édition, P. Guillaume lutte non seulement pour la " liberté du chercheur, la déontologie de l'historien et la liberté d'expression " , mais aussi pour la formation " de n o mbreux juristes [...] amenés à travailler sur le texte gravement tronqué d'un jugement " publié dans le Recueil Dalloz - Sirey (tract du 12 novembre 1982 ). Le contre - procès de Nuremberg, conduit à travers une bataille judiciaire que la GS n'a jamais publiquement critiquée, va jusqu'au bout du juridisme.

Comme l' indiquaient les notes du n·1 de La Banquise (pp. 60 - 63 ) , l 'histoire officielle se révise constamment de manière indolore. La VT2 et la GS ont voulu agir pour que cette révision ne puisse s'opérer en douceur. Or l'idéologie dominante, en démocratie, inclut sa critique. De là le risque que l'exercice de l'esprit critique ne se confonde avec l'évolution normale de l'idéologie et du spectacle et n'en devienne un moment, fût - ce le plus extrême, celui qui bouscule les choses, mais seulement pour les faire aller vers une " révision " supplémentaire.

Pour ne pas se briser sur cet écueil, la critique doit s'en prendre au principe même de la révision, et ne pas se consacrer à en exiger une. Les " révisionnistes " ne dénoncent pas la page " Idées " du Monde : . l eur grande victoire serait d'y figurer. Tout le programme de la VT2, soutenue par les fantassins de la GS, se réduit à chercher ce type de victoire.

Le cas du massacre de Sabra et Chatila est exemplaire. L'Etat israélien a reconnu et (un peu) sanctionné le forfait. Voilà la différence entre une démocratie et une dictature. La démocratie massacre aussi et le dit. Avec quel effet? Epuration de l'Etat, renforcement du système dans sa totalité.

Que signifie lutter pour la reconnaissance du droit à ouvrir un débat? Pousser l'opinion publique, faire ce que fera un jour l'opinion. Demain peut - être, il sera admis qu'il n'y avait pas de chambres à gaz dans les camps de concentration nazie. Une telle révision renforcera la confiance dans le sérieux des recherches historiques et dans les vertus éternelles de la démocratie. La " mise en scène par laquelle le monde moderne se sert de la misère et de l'horreur qu'il produit pour se défendre contre la critique réelle de cette misère et de cette horreur " , cette mise en scène n'aura nullement changé parce qu'on aura retiré un élément de son décor !

En 1949, il était essentiel que S. ou B. affirme que la Russie était un pays capitaliste. Trente ans après, cette opinion est largement répandue, jusque chez des gens qui n'en tirent pas de conclusion révolutionnaire. Mais pour que les choses soient aujourd'hui plus claires, jusque dans la tête des révolutionnaires, il fallait le dire, à contre - courant, en 1949. C'est une question fondamentale que la nature d'un régime sous lequel vivent des milliards d'êtres. Rien de tel dans la question des chambres à gaz, produit typique du monde de l'idéologie et de l'information. On peut poser des questions subversives à partir de la nature de l'URSS. Il n'y a, dans la question de l'existence des chambres à gaz, que la question de l'existence des chambres à gaz.

L'ultra-gauche

Nous avons dit n'avoir rien à ajouter ou à modifier au discours d'une gauche qui chaque jour nous prouve par ses actes et ses idées qu'elle travaille à la conservation du capitalisme. La bourgeoisie essaie de faire participer les salariés à son effort pour sortir de la crise. Giscard le tentait par la démagogie (revalorisation du travail manuel), Mitterrand associe directement les représentants du travail à la gestion de la crise. Mais attaquer sans cesse les partis de gauche et les syndicats en faisant comme s'ils " révélaient " à tout bout de champ leur fonction antirévolutionnaire, c'est réduire la critique à la dénonciation d'un scandale, en oubliant de dire de quoi le prétendu scandale est le produit. Une telle attitude interdit la compréhension en profondeur de ce qu'est la gauche.

Le mouvement révolutionnaire n'a rien non plus de commun avec le gauchisme qui se consacre à soutenir. Que n'a - t - il pas soutenu, des luttes ouvrières à Mitterrand en passant par Mao... Les révolutionnaires n'ont rien à soutenir. Quand une lutte a un contenu universel, ils savent trouver un langage commun avec ceux qui la mènent, et l'activité des révolutionnaires prolonge naturellement la lutte dans laquelle ils se reconnaissent. Mais dans nos rangs, L 'an tigauchisme répandu à longueurs de pages a trop servi de moyen commode pour ne pas aborder de front l'examen de la situation du prolétariat aujourd'hui. Le gauchisme fait du PC et des syndicats l'écran entre les masses et lui. Les révolutionnaires n'ont pas à l'imiter en faisant du gauchisme l'arme ultime du capital qu'il faudrait inlassablement dénoncer.

La dénonciation permanente est fascinée par l'objet à critiquer. Elle prouve qu'on est vaincu par ce qu'on attaque le plus.

La critique de la gauche n'a pas de sens si elle la dénonce au jour le jour, ou même s'en prend à un gouvernement. Comprendre le Front Populaire, le molletisme, le mitterandisme... c'est d'une part comprendre la canalisation de conflits sociaux vers des objectifs capitalistes et étatiques; et d'autre part remonter à la source des idées de gauche, invariantes dans leur essence, comme l'avait fait autrefois Programme Communiste dans une série d'articles sur le mouvement ouvrier français . Les positions de la gauche contemporaine fran çaise sont dans Hugo, Zola, Jaurès, etc. Puisqu'on parle de la lutte sur le plan des idées, mieux vaudrait montrer par exemple dans Les Misérables l'intégration morale des travailleurs par le capitalisme, que de relever triomphalement la nième déclaration " scandaleuse " du PC. Il suffit de voir ce que le peuple de gauche enseigne et voudrait qu'on enseigne toujours plus dans les écoles: la reconnaissance du travail par le capital.

Des groupes comme le PCI ou le CCI sont des sectes parce qu'en dépit de tout ce qu'ils peuvent dire ou faire de positif, leur existence se résume à une démarcation continuelle face au reste du monde. Ils exhortent le prolétariat à se constituer en classe. Leur principal adversaire sera toujours le groupe le plus proche. Ils vivent dans et par la concurrence. Dans leur vie d'organisations seules leurs crises sont positives: par exemple, celle qui conduisit au départ de Bérard de RI - CCI en 1974 pour former Une Tendance Communiste, ou celle du PCI aujourd'hui.

" La secte trouve sa raison d'être dans son point d'honneur, elle ne le cherche pas dans ce qu'elle a de commun avec le mouvement de classe, mais dans un signe particulier qui la distingue de ce mouvement (...) " (Marx, lettre à Schweitzer, 13 octobre 1868.)

Sans être autant enfermée dans la politique, l'ultra - gauche a mal compris la critique adressée autrefois par la VT à PO. Un journal comme Révolution sociale, au sens strict est sans public. Il vient d'ailleurs de le reconnaître en cessant de paraître. Un tel journal n'ajoute rien à la force de travail révolutionnaire, car il n'aborde les questions de fond que par le biais de l'actualité. Et il ne peut toucher l'ensemble des prolétaires tant soit peu en rupture avec la société, bien qu'il soit fait comme s'il devait être lu par cent mille d'entre eux. Il n'y a là ni théorie satisfaisante, ni action qui fasse avancer le mouvement.

Ces groupes vivent dans l'illusion de la propagande. Le mouvement révolutionnaire ne transforme pas les idées fausses en idées vraies. Il expose le sens du mouvement social dont il fait partie, et ce que ce mouvement sera " historiquement contraint " de faire pour réussir. Ce qui exclut toute exhortation.

La publication de textes ne fait pas seulement circuler des idées. C'est même sa fonction secondaire. La diffusion d'idées noue des liens pour autre chose qu'une réflexion. Mais cette " socialisation " est d'autant plus riche que le contenu théorique diffusé est moins étriqué.

Le mouvement révolutionnaire est pris entre deux tendances qu'il lui faudra dépasser. Les uns remettent leur montre à l'heure, jetant un regard rétrospectif sur 150 ans de capital, de classe ouvrière et de révolution. On conclut à la nécessité d'un dépassement. Le bilan se termine par un " Socialisme ou Barbarie " , que l'on soit en 1914, en 1917, en 1945 ou en 1983.

Les autres, plus classiques, décrivent toujours un mouvement en train de se faire. Portugal, Pologne... chaque cas montre les limites du prolétariat et ce qu'il pourrait faire si... On appelle à faire en mieux ce qui a déjà été fait.

La première attitude coupe le passé du présent. Elle pose un passé radicalement différent du présent. La seconde répète ce qu'elle a toujours dit. La première opère une coupure historique. La seconde a une vision quantitative: comme avant, mais plus loin. La première coupe la filiation, la seconde la reconnaît ou la réclame. C'est l'opposition fondateurs - héritiers. Ces deux tendances trouvent chacune une illustration dans deux ouvrages révolutionnaires récents.

En finir avec le travail et son monde , du CRCRE (n· 1, juin 1982, n·2, décembre 1982), exprime bien la première attitude. Un grand nombre de remarques en elles - mêmes justes expliquent et justifient tout. Les échecs passés avaient des causes aujourd'hui disparues. C'est un a posteriori. On n'admet pas d'erreurs (pour soi, pour nous), passées ou présentes. Tout devait arriver. On s'enlève à soi - même le sens de son action. Création d' " un nouveau système de référence " , d'une vision du monde. On n'est pas loin de la philosophie.

Pologne, 1980 - 82, d'Henri Simon (Spartacus, 1982), incarne la deuxième tendance. Il analyse au plus près le mouvement polonais, ce qui fait son grand intérêt, mais cela ne l'empêche pas de confondre la pression exercée par le travail sur le capital avec la remise en cause du rapport travail - capital. On ne peut se contenter de dire: " chaque lutte n'est qu'une étape, tant que subsiste le capital" (p. 30). C'est vrai, mais toute lutte n'est pas une étape vers l'action communiste.

Pour Simon, " Faire les choses (...) pour que le travail et la vie soient plus faciles, c'est agir selon son seul intérêt de classe, c'est détruire la base de l 'ordre capitaliste (...) (pp. 56 - 57).

Cette phrase résume ce qui ne doit plus aller de soi dans notre mouvement. L' " action de classe " ne se confond pas avec la revendication, elle n'est pas non plus son contraire, elle ne l'exclut pas. Elle naît par et contre elle, elle est son dépassement.

L'ouvrage de Simon reproduit également l'erreur ultra - gauche reprise par l'IS: " Et, de fait, tout en restant en place, tout en conservant intact (apparemment) son appareil répressif, le capital a pratiquement perdu tout pouvoir réel: même le nouveau syndicat Solidarité (...) est déjà, avant de fonctionner [comme "nouvel appareil de domination sur les travailleurs"] réduit au même rôle que les appareils existants avant juillet 1980. " (p. 59).

Les révolutionnaires ont du mal à prendre le capital au sérieux, et à voir sa force là où elle est: dans son dynamisme comme dans sa force d'inertie. Le " pouvoir réel " du capital est bien dans ces deux composantes, comme on a pu le voir en France en 1968 et en Pologne en 1980. Pourtant 1980 ferme une porte (il y en a d'autres) ouverte en 1968 en France et en 1970 en Pologne. Parce que justement la révolution n'est pas une affaire de pouvoir. Le pouvoir découle des rapports de production, de la nature du capital comme relation omniprésente. Tant qu'on ne s'en prend pas à lui en tant que rapport social, par des atteintes à la marchandise, au salariat, tant qu'on se borne à occuper le terrain (France, 1968) ou à vouloir organiser mieux l'économie, de fac,on sauvage, certes, mais sans communisation (Pologne, 1980 - 81), on n'entame pas le pouvoir du capital. La force de celui - ci n'est ni dans la rue ni dans l'usine, et encore moins dans les ministères. Le capital est un rapport social qui s'incarne dans un réseau de relations. Commencer de produire un autre rapport en constituant un autre tissu social, c'est cela s'attaquer au pouvoir du capital.

Henri Simon renouvelle l' erreur commise (notamment par l'IS: cf. l a GS, n·2) à propos du Portugal en 1974 - 75:

" Pendant 18 mois, la Pologne n'était plus réellement un Etat -- son autorité était constamment bafouée et l'économie semblait aller à la dérive. " (p. 93).

L'Etat était bien là pourtant, en sommeil. Il a prouvé le 13 décembre 1981 qu'il pouvait se réveiller le moment venu, toutes ses forces intactes. Car celles du capital n'avaient pas été entam é es.

La pratique prolétaire ne s'attaque pas à la racine. Et il en est de même de la théorie communiste.

Perspectives ...

Le protectionnisme ne semble pas une issue possible à la crise, l 'économie s'étant beaucoup trop internationalisée durant les trente dernières années. Le tiers - monde s'est superficiellement industrialisé mais profondément urbanisé. Il n'est pas rare que la moitié de la population des pays sous - développés habite dans les villes ou leur périphérie. La classe ouvrière y est plus organisée qu'on ne l'imagine. Près de 40% des travailleurs boliviens sont syndiqués. L'Union Marocaine du Travail comptait jusqu'à 20% de la population active en 1956. Mais les émeutes prolétariennes comme celle de 1971 en Egypte, écrasée par l'armée, se conjuguent rarement avec les mouvements du travail. Ainsi, durant les troubles de juin 1981 à Casablanca, l 'initiative de l 'action revint aux l ycéens et aux chômeurs.

Toutes les formes d'action salariale s'internationalisent. L'usine tha i landaise de jeans Hara a été occupée et remise en marche par les ouvriers. La zone franche de Batan, aux Philippines, a été secouée en 1982 par la grève d'ouvriers surexploités (chômage partiel, horaires démesurés, salaire correspondant littéralement à un minimum de survie). Au départ, une entreprise multinationale voulait forcer 200 ouvriers à travailler chacun sur 6 métiers à tisser au lieu de 4. 10 . 000 grévistes soutinrent les 200 rebelles. Un syndicat fondé en 1980, le KMU, participait au mouvement. La répression s'attira une réplique si massive que le mouvement n'était plus réprimable, à moins d'un massacre général, en tirant dans le tas comme sur la Léna dans la Russie tsariste du début du siècle.

La bourgeoisie renonça aux arrestations et aux licenciements mais les ouvriers ne gagnèrent pas non plus. Ils devront manier désormais chacun 5 métiers. L'avenir dira ce qu'il demeure dans l'expérience prolétarienne de cette grève, et ce que deviendra le KMU.

Après la grève, l 'une des ripostes envisagées par les patrons de Batan fut l'automatisation. Après les grandes grèves d'OS et les actions des Turcs dans l'usine et dans la rue, dans les années 70, le capital allemand a répliqué par des expulsions et la modernisation. BMW a poussé la robotisation très loin. Volkswagen est en RFA le premier constructeur et utilisateur de robots. La tendance est à une diminution du rôle des OS, peut - être à leur effacement comme couche à l'avant - garde des prolétaires.

Personne ne connaît les formes vers lesquelles peut évoluer le capitalisme, qui a revêtu dans l'histoire les aspects les plus hybrides. Le " second servage " en Eur ope orientale (à partir du XVIIe siècle) n'était pas un retour au Moyen Age. Les propriétaires de ces nouveaux serfs n'étaient pas des capitalistes, puisqu'ils ne se préoccupaient pas de produire au moindre coût de travail. Mais ils faisaient partie d'un système marchand et capitaliste. Ils n'ont réussi qu'en étouffant à leur profit, dans leurs grandes unités, l 'économie de marché déjà florissante. Ces monopoles étaient au service d'un système international indiscutablement capitaliste.

Aujourd'hui encore, le capitalisme, société de la valeur en mouvement, fait preuve d'une grande souplesse de forme et retrouve des structures anciennes.

" Dans les premières usines comme dans certaines usines aujourd'hui, ce travail en groupe, dans lequel les ouvriers qualifiés et man oe uvres sont attelés à la tâche commune, ne disparaît pas à tous les coups: le patron paie le revenu global de travail et les ouvriers l'organisent à leur guise ;...). Une grande liberté pour une paie de misère. " ( Les Temps Modernes, février 1981, pp. 1355 - 1356).

Dans la confection française, en 1970 - 75, on installe des chaînes à poste fixe. En 19? 7- 76, on expérimente le " module " , auto - organisation partielle avec rotation entre les postes. Après 1976, avec la crise, les normes augmentent, on met en place des groupes qui ont même la possibilité de s'organiser à l'extérieur de l'usine. On revient ainsi à une forme de tâcheronnat antérieure à l'OST. Les groupes sont mis en concurrence, ce qui transforme chacun en capital - travail autogéré, forme d'organisation qui ressemble à celle des 20 . 000 Turcs et Yougoslaves clandestins de la région parisienne.

Le développement du capital ne se traduit pas nécessairement par le développement des formes capitalistes les plus modernes. Le colonialisme a engendré des formes régressives; castes aux Indes, propriété privée empêchant la transformation de la rente foncière en capital, péonisation en Amérique Latine. Le capitalisme a réintroduit des variantes du servage ou de l'esclavage. Le travail libre s'est mêlé au travail forcé. En Italie, le travail à domicile progresse depuis une dizaine d'années. Il emploierait entre 1 et 2,5 millions de personnes, suivant les sources.

Hormis dans un avenir lointain (et encore), la société vers laquelle nous nous dirigeons ne sera pas entièrement robotisée et sans travail humain. Mais la proportion de travailleurs dans la population va peut - être considérablement diminuer, tandis que grossira la masse de chômeurs, recyclés, formés, etc.

Au lieu d'une improbable usine presse - bouton, on va vers des portions entières de l'entreprise robotisées, les autres restant semi ou peu automatisées. Dans une même opération, coexistent robots et OS moins nombreux. Pour souder un support - avant de moteur, au lieu de 4 soudeurs OS et 2 OS chargés de mettre et enlever les pièces, on a 4 robots soudeurs et les 2 OS alimentant toujours l'opération à effectuer. Dans la mécanique, on envisage de garder les man oe uvres (nettoyage...), d'automatiser là où sont les OS (chargement, manutention, assemblage surtout, usinage), et de garder les OP (rectification, ajustage). A Flins, dans les chaînes de soudure de carrosserie de R 18 automatisées en 1979, on a perdu 56 OS et gagné 24 emplois d'entretien, contrôle, retouchage. A Renault - Douai, la tendance est encore accentuée. Peugeot qui a déjà 300 robots installés prévoit d'en mettre 2 000 en service d'ici 1990.

Une étude universitaire de 1978 annonçait qu'en 1985, 20% de la main - d' oe uvre de l'assemblage automobile aux Etats - Unis serait remplacée par des Machines Automatiques; en 1989, 20% de tous les emplois industriels américains seraient remodelés. Selon une autre prévision établie en 1979, I'automatisation supprimera en France 200 000 emplois d'ici 1985, y compris dans les bureaux (Conception Assistée par Ordinateur, Machine Automatique de lecture et traitement de texte, transfert électronique de fonds, machine à écrire à mémoire, télécopie). Selon cette même étude, 50 000 emplois seraient perdus en France à cause de la robotisation. La maîtrise aussi sera touchée par le " rétrécissement de la structure hiérarchique classique " (Le Quément, p. 191). La robotisation concerne déjà des ateliers dans l'automobile, les forges et fonderies, la production de gros engins, l'électro - ménager, l 'aéronautique .

La bourgeoisie et l' Etat des pays industrialisés voudraient compenser les effets de cette chute de l'emploi par une tertiarisation accrue (mais les services aussi seront atteints), et un rapatriement d'industries auparavant délocalisées dans le tiers monde afin d'y profiter de bas salaires et de conditions de travail plus favorables. Cette reindustrialisation des métropoles capitalistes, déjà amorcée aux Etats - Unis (construction électrique, appareillage électronique), est rendue possible puisque les robots sont moins chers et encore plus sûrs que la main - d' oe uvre exotique. Mais rien n'empêchera les multinationales d'implanter des robots dans le tiers monde si elles le jugent rentable.

C'est donc bien une profonde modification de la population active et de la vie sociale des vieux pays industrialisés qui s'amorce sous nos yeux. Il pourra y avoir changement dans le temps de travail. Nous avons dit dans l'article sur la Pologne qu'en France les 35 heures ne mobilisaient pas les salariés. Or il y eut un puissant mouvement pour les 35 heures dans la métallurgie allemande en 1978. Il reste l'exception dans un contexte global où les revendications intermédiaires sont planifiées par le capital (et les syndicats là où ils sont assez forts pour s'imposer dans la gestion capitaliste). On évoque avec optimisme la perspective d'une 4 Day Week (semaine de 4 jours de 8 h) aux Etats - Unis, avec participation salariale à la réorganisation du travail. Sur ce dernier point, au moins, il n'y a pas de progrès capitaliste: on reste où on en était en 1930 ou 1950.II n'y a pour ainsi dire aucune participation ouvrière (sauf en période de conflit, où elle sert à dévier la lutte sur le plan auto -- ou co -gestionnaire) . Le salarié se méfie de ce droit à participer à la marche de l'entreprise: il continue à réclamer avant tout plus d'argent et moins de travail. Seul le délégué syndical s'escrime à déchiffrer la comptabilité qu'ont bien voulu lui présenter les patrons.

De toute façon , la semaine de 4 jours ne serait pas un " acquis prolétarien " . La journée de 10 h et la suppression du travail des enfants, conquises en Angleterre au XlX e siècle, servaient aussi le capital le plus moderne, introduisant des machines pour économiser du travail. La journée de 8 h obtenue après 1918 allait aussi dans le sens de la généralisation de la plus - value relative et de l'OST. La réduction en cours du travail serait une concession et une cohérence capitalistes, payées d'une main mise renforcée sur toute notre vie. La bourgeoisie française, elle, résiste, parce qu'elle se sait plus faible que ses rivales.

Au chômage apporté par la crise, s'ajoutera celui provoqué par la restructuration. La robotisation comporte de telles réserves de productivité que, même une demande et des débouchés accrus ne déclencheront pas une embauche correspondante. Cela n'empêchera pas de réduire l'horaire de travail de ceux qui ont un emploi, mais il n'y aura pas ou presque pas de partage du temps de travail socialement disponible. La CFDT gardera pour elle son utopie réformatrice.

Pour le moment, en attendant la réorganisation industrielle lente à se mettre en place, deux projets combinés visent à maîtriser la marge dangereuse qui rue dans les brancards. Le premier projet est dualiste. Il juxtapose un secteur moderne et un secteur plus traditionnel au " mode de vie plus convivial et plus classique " capable d' " amortir les coups " (rapport pour le Vllle Plan fran ç ais, sous Giscard). On multiplierait les institutions gérant les laissés pour compte de la croissance: jeunes, migrants, handicapés, vieux, enfants " à risque " . Ce projet suppose une économie ouverte, libérale, sacrifiant certaines couches pour les secourir ensuite.

Le second projet intègre les couches et groupes dangereux. Il accompagne une stratégie économique étatiste, plus protectionniste, avec participation des salariés à la marche de l'Etat par le truchement des syndicats et partis de gauche.

La première solution divise franchement la société entre ceux qui s'en sortent et les autres. La seconde prétend réconcilier tout le monde, du patron à l'immigré. Dans les deux cas, il faut gérer une forte minorité instable. Etat - gendarme et Etat - pr ovidence, Workfare State et Welf are State.

De même, face aux convulsions du tiers monde, les bourgeoisies des pays développés conduisent deux politiques qui s'entremêlent: industrialiser et aider ces pays en promouvant des classes dirigeantes modernes ou ne les industrialiser qu'à peine, au degré minimum nécessaire à l'expansion occidentale et japonaise, en consolidant les classes dirigeantes archa i ques et compradores. La seconde tendance l'emporte parce qu'elle correspond mieux à la réalité. Elle répond plus aux intérêts du capital mondial, car la droite gère mieux le capitalisme. La première stratégie est celle de l'Internationale socialiste, employée avec succès dans le Portugal " révolutionnaire " en 1974 - 75, et reprise par le gouvernement français actuel, en particulier en Amérique centrale. Elle est moins applicable, car elle suppose que les sociétés peu industrialisées soient capables de maîtriser leurs contradictions et d'accéder à la démocratie. Or la démocratie implique un équilibre social qui n'existe nulle part dans le tiers monde. Le " dialogue Nord - Sud " et les droits de l'homme, dans leur version libérale ou social - démocrate, resteront de l'idéologie destinée à résorber les tensions. Reagan massacre et Mitterrand déplore les massacres, ce qui est une façon de plus d'empêcher le sursaut qui mettra fin aux massacres.

Nous n'avons pas à étudier à la loupe les conflits sociaux. L'histoire passée et présente montre tout: la prodigieuse capacité du capital à digérer les contestations, comme celle du mouvement social (parfois communiste) d'en susciter toujours de nouvelles. Tout est en crise, et tout continue.

Partout, la force d'endiguement par excellence de la révolution, la médiation entre travail et capital, est ébranlée. Le Labour Party a du mal à conserver les voix ouvrières. Le SPD perd des adhérents et des électeurs ouvriers. Aux E. - U., les syndicats n'ont progressé que dans l'administration, ils sont faibles dans les services, dont la part augmente dans l'économie. (Mc Donald's a plus d'employés qu'US Steel.) L'AFL - CIO n'a pas réussi à limiter les importations et perd du terrain au parti démocrate. Elle est mal implantée dans les nouvelles zones de développement, le sud et le sud - ouest.

Le retour du PCF au gouvernement n'émeut personne, ni en France, ni ailleurs. Les étatsuniens n'ont pas lancé de campagne de presse mondiale contre le " danger communiste " en France. L'opinion conservatrice joue à se faire peur mais elle se force et personne n'attend sérieusement un changement profond de la venue de la gauche au pouvoir. Les militants eux - mêmes y voient surtout un tremplin pour faire quelque chose plus tard puisque pour eux tout se ramène toujours à créer les bases du vrai changement sans cesse en préparation pour demain matin. L'enthousiasme de mai 81 n'infirme pas la perte de représentation de la gauche. Dans la démocratie moderne, tous les programmes se ressemblent, chaque parti vit par la représentation qu'il donne de lui - même. Si son programme cesse d'apparaître suffisamment différent des autres, il n'a plus de programme. La gauche a plus d'électeurs qu'en 1960, mais elle a autant de mal à présenter une image différente de celle de la droite. En 1981, les salariés n'ont pas voté pour les nationalisations, mais contre les effets de la crise.

La social - démocratie et les PC vivent de la force vitale que leur donnent les prolétaires et qu ' ils leur retirent. La CFDT incarne le réformisme lucide et impossible au milieu de cett e gauche vampirique et exsangue -- politiquement, car sur le plan directement social la gauche aussi se nourrit des luttes limitées des travailleurs. La CGT est à court terme plus conservatrice que sa rivale, elle représente mieux le travail industriel, aux dépens même de l'ensemble du capital. La CFDT, elle, pose le problème du capital total. Elle n'est pourtant pas la centrale des techniciens et du tertiaire: sa principale fédération est celle de la métallurgie. Elle cherche les moyens d'assurer les conditions normales du salariat en France, tout en préservant la stabilité mondiale. D'où ses interventions dans le tiers monde et à l'Est. Le PCF et la CGT, n'ont d'intérêt à long terme que dans une conquête de l' Etat et dans une union avec le capitalisme d'Etat oriental. Ce qui n'est plus le cas du PC italien.

Le déclin de la CGT aux élections professionnelles et surtout le relâchement de son emprise sur l'activité contestaire des ouvriers, ne l'empêchent pas de tenir bon. L'usure générale des forces et des solutions de la gauche, accélérée ou non par sa présence au gouvernement, est un phénomène profond, dont on mesurera toute l 'ampleur lorsqu'il s'étalera à la surface. L'effritement interne réserve des surprises. Ses effets seront bien plus violents qu'en 1968. On ne peut évaluer la portée d'un mouvement futur à la lumière des phénomènes visibles actuellement.

Les fondements de toutes les institutions sont minées. Il demeure toutefois ce qui n'est pas une institution, bien qu'ayant aussi une existence formelle: la démocratie. Grâce à elle, la minorité dirigeante à la tête de tous les appareils antir - évolutionnaires (armée, police, pa tronat, syndicats, partis, etc.) tentera de jouer sur l'inertie de la majorité silencieuse contre la minorité souvent réduite au silence aujourd'hui.

La démocratie parlementaire, syndicale, etc., est déconsidérée. La démocratie comme mode de relations sociales ne l'est pas, parce qu'elle correspond à la société capitaliste. L'homme capitalisé entre en relation avec le monde par des besoins qu'il satisfait (sur le marché}. La démocratie répond à un besoin, comme l'argent, et offre la même liberté illusoire. Le salarié est libre d'employer son salaire à acheter ce qu'il veut. La démocratie lui offre aussi un choix aussi limité que ce que lui offre un rayon de supermarché. Mais l'illusion du choix n'empêche ni la réalité du besoin, ni sa satisfaction discutable mais effective. Après tout, il y a bel et bien une différence entre Coca Cola et Pepsi Cola. Entre d'une part la liberté démocratique et la démocratie comme aspiration et d'autre part la liberté du travail et de l'échange et la dépense de l'argent comme plaisir, il existe une correspondance, une parenté structurelle qui ne relève pas de la psychologie, mais découle de la façon dont les hommes et les choses entrent en relation sous le capitalisme.

Aussi bien, le repli actuel de l' extrême - gauchisme, le manque d'intérêt pour la " révolution " , l 'élection de Reagan, le " retour au conformisme chez les jeunes " , et autres phénomènes relevant d'une sphère secondaire et grossie par la mode -- ce n'est pas là ce qui nous tracasse. La situation peut se retourner très vite. Le problème est bien plutôt dans la tendance séculaire du prolétariat à se soulever sans constituer autrement qu'à l'état d'embryon " le mouvement qui abolit les conditions d'existence " . Il apparaîtra peut - être que c'était là une fausse question à poser autrement. Le minimum aujourd'hui est de ne pas l'éluder, car elle retombera sur la tête de ceux qui ne se la posent pas.

Le laminage auquel est soumise la minorité à ambition révolutionnaire n'a rien d'exceptionnel. Après 1914 - 18, elle a dû faire la découverte de ce que la totalité du mouvement ouvrier servait le capital, y compris les organisations " communistes " de l'IC. Le passage de la révolution russe à la contre - révolution et la liquidation de toute perspective révolutionnaire par le stalinisme furent aussi difficiles à avaler. Après avoir dénoncé la toute puissance du mouvement ouvrier, on le vit s'effondrer dans le pays où il était le plus fort, cédant sans résistance devant un mouvement ouvertement réactionnaire qui avait su se donner une base populaire.

La capacité du capital à faire la guerre de 1939 - 45 sans rencontrer de résistance ouvrière, et la réussite de la reconstruction qui se fit sans trop de remous furent encore une mauvaise surprise. Une autre réalité paraît aujourd'hui aussi dure à avaler: la non constitution d'un mouvement organisé et en tout cas cohérent, et l'absence même de liens durables comme on aurait pu croire qu'il s'en tisserait après 68. Cette absence d'un embryon de mouvement cohérent est d'autant plus difficile à saisir qu'on constate un saut qualitatif dans la saisie théorique du communisme et de la révolution.

Entre les groupes de révolutionnaires organisés et les noyaux de prolétaires radicaux , peu nombreux mais capables d' intervenir dans leur milieu, il n'existe pratiquement pas de relations durables. Depuis 1972 environ, les groupes de révolutionnaires sont surtout des éditeurs. Presque toute leur action consiste à diffuser de la théorie, qu'elle passe par un tract ou par une revue. Les communistes n'ont pas à soutenir une action sociale. Ils en font partie et la renforcent ou bien les circonstances les en tiennent éloignés. Le soutien poserait une fois encore les révolutionnaires comme " extérieurs " à un milieu où ils devraient " pénétrer " . Mais faire de la théorie est actuellement une activité plus coupée de la vie sociale qu'en 1968 - 72, parce que cette vie sociale est elle - même encore plus séparée, compartimentée, coupée de ses propres racines.

Les prolétaires, et en particulier les prolétaires ouvriers, n'ont perdu ni leur importance numérique, ni leur rôle central dans l'action révolutionnaire. Même dans les pays développés, le salariat ne s'incarnera jamais uniquement dans le tertiaire (de même que tous les ouvriers ne sont pas devenus OS). Qui est au c oeur de la société? Les ouvriers d'usine, mais aussi ceux des communications, des compagnies de distribution d'électricité (EDF en France) et d'eau, les employés des hôpitaux, etc. Qu'ils s'arrêtent et tout s'arrête. Ils peuvent bloquer la société et la faire éclater de l'intérieur.

Au point d'arrivée des quinze années de cette histoire qui est aussi la nôtre se présente une situation bien différente de celle de 1968. Une mutation ne parvient pas à se faire. Une société qui repose encore sur le travail salarié est contrainte de le modifier et d'exclure une partie des travailleurs. Toute la question est de savoir si l'intervention du prolétariat dans cette mutation sera l'occasion d'un assaut révolutionnaire.

La force du capital est telle que certains en sont venus à ne voir dans sa société, donc aussi chez les prolétaires, que du capitalisme, et à relire toute l'histoire des 150 dernières années y compris les assauts prolétariens comme une série de mutations capitalistes. Ceux - là ne font que prendre le contre - pied d'une manie fréquente à l'extrême - gauche qui interprète tout comme une étape vers la révolution. Il n'y a pas de sujet unique de l'histoire. Ni le développement des forces productives, ni la quête de la communauté, ni le capital ni le prolétariat ne sont le moteur de l'évolution. Le mouvement historique n'est pas une suite d'adaptations du capital ou de luttes prolétariennes mais une totalité englobant le tout. La société capitaliste vit de la relation contradictoire capital - travail, elle peut aussi en mourir. L'un pousse l'autre à agir et réciproquement. Les crises sont le moment où l'unité est remise en cause, avant de se renforcer si la crise n'a pas d'issue communiste. La révolution est la solution de la contradiction. Mais penser à l'avance que la prochaine grande crise sociale sera résolue au profit du capital, c'est raisonner sur le modèle du capital, parler à sa place.

Ce qui nous laisse espérer et nous encourage à agir, c'est une réalité complexe daris laquelle, forcément, I'aspect capitaliste domine pour le moment. L'effritement des valeurs, la déval uation des idéologies n'épargne rien. Le " refus du travail " est une réalité polyvalente, signe de quelque chose de neuf à la fois pour le capital et pour le communisme. Ce quelque chose de neuf concerne l'évolution du travail. La " nouvelle vague sociale " s'incarne dans les diverses variétés de détournement et de rejet du travail, mais aussi dans le travail clandestin, au noir, dans le partage des emplois, le double emploi, le travail à domicile, temporaire, sous - traité, etc. Tout cela est assez ancien mais se renouvelle dans la crise et la restructuration.

On " ne croit plus " au travail, mais cette désaffection spectaculairement affichée compte moins que le fait latent: la vieille critique de l'organisa ti on du travail se mélange avec celle de son fondement. La première est le fait de prolétaires qui veulent récupérer leur travail et le travail salarié avec. La seconde sort du travail, le considère comme une prison pour l'homme. La première vise à réorganiser l'acte productif dont la logique échappe au prolétaire -- et qui, même réorganisée lui échappera encore. La seconde vise à détruire les entraves que cet acte productif représente pour l'activité humaine qu'il enferme. Laquelle de ces deux critiques l'emportera ?

L'affirmation positive du communisme ne consiste pas à remplacer la théorie par la vie. Des textes comme Un monde sans argent ou Pour un monde sans morale considèrent l'origine des problèmes posés à l'humanité par le capitalisme et montrent non seulement comment ils pourraient être résolus, mais quels bouleversements supposeraient et entraîneraient leur solution. Alors " le négatif inclut vraiment le positif " (Marx}. Jusqu'ici le positif restait abstrait, se construisait ailleurs (utopie). L'urgence pratique, apparue un e première fois au début du XIXe siècle, resurgit. D'ores et déjà certaines formules sonnent faux. Parler de " dictature du prolétariat " ou même d' " abolition du salariat " sans se référer au processus de la révolution communiste, c'est manier des slogans, copier le gauchisme.

Elargir l'horizon théorique, ce serait tenter une critique unitaire, non privilégier le passé aux dépens du présent, l'Orient aux dépens de l'Occident. L'arc historique du capitalisme industriel, caractérisé par l ' émergence du mouvement ouvrier classique puis sa disparition (soit de 1789 ou 1848 jusqu'à nos jours) recouvre une réalité humaine trop restreinte pour nous permettre à elle seule de saisir non seulement ce qu'est la révoluti on communiste, mais même ce qui s'est passé depuis 1789 ou 1848. Nul besoin de se plonger dans le zen pour reconnaître que la théorie révolutionnaire est restée trop européo - centriste et trop liée à la période 1848 - 1914.

La critique unitaire concerne le temps comme l'espace. Le mouvement ouvrier traditionnel avait besoin de héros, il traitait le passé sur le mode mythique: les fondateurs (Marx ou Bakounine), les barricades, le mur des fédérés, le martyrologe... Le mouvement révolutionnaire après 1917 n'a guère pu ni voulu rompre avec cette mythologie. Il était trop faible pour ne tirer sa force imaginaire que de lui - même. Puis la gauche communiste et les libertaires ont maintenu la mythologie en croyant opposer les vrais moments révolutionnaires à la contre - révolution qui triomphait sous le masque du socialisme et du communisme. Enfin la reprise radicale depuis 1968 (en particulier dans l 'IS) a eu largement tendance à contrer le stalinisme et le gauchisme à l'aide de mythes antibureaucratiques, sans doute inévitables dans un premier temps, mais qu'il faudra bien dépasser ensuite: 1871, Makhno, Barcelone en 1936, etc. Le regard porté généralement sur ces événements en fait une critique plus quantitative que qualitative, comme si les prolétaires n'auraient eu qu'à continuer tout droit au lieu de s'arrêter. En fait, le chemin lui - même était miné. La tentation de tout réinterpréter comme moment d'adaptation du capital se contente de prendre les légendes ultra - gauche à l' envers. Traitons le passé pour ce qu'il fut et non pour nous exalter à seule fin de combler illusoirement les lacunes présentes. L'un des signes de renaissance d'un mouvement communiste sera le dépérissement de toute mythologie, parce qu'il n'en aura plus besoin.