Un des torts
les plus graves que l'on puisse faire à une personne humaine,
est de la traiter comme si elle n'existait que pour être protégée.
Mais le pire, c'est un protecteur qui ordonne au nom de la liberté.
Les droits
de l'enfant ont l'absolu de l'irresponsabilité. En lui accordant
sa complète protection, la société lui enlève
toute autonomie. Tous les droits lui sont reconnus, sauf celui de savoir
ce qu'il veut. Il n'y a pas aujourd'hui d'autre définition de
l'enfance: celle-ci ne se dissout qu'en entrant dans l'âge où
elle commence à pouvoir être mise en prison.
Personne
n'attendait de tels propos des restes officiels de Mai 68. Mais il est
frappant que la vedette de Mai se défende en s'excusant d'avoir
cédé à la facilité d'une "provocation".
La force
de 68 tenait précisément à sa capacité provocatrice
: oser penser et dire, même brièvement, que la vraie vie
est ailleurs.
"Ce
que nous voulons : Tout."
La provocation,
c'est le moment où, par un geste ou une parole, la critique s'amorce
sans pouvoir encore être effective, et prend nécessairement
une forme choquante.
"Il
y a de la révolte à imaginer que l'on se puisse révolter.
"
(Mazarin)
Certains
actes, certains textes ont cette capacité de disqualifier le
monde, créant autour d'eux une zone d'insécurité,
laquelle n'épargne pas leurs auteurs. La critique sociale ne
rassure pas.
L'arrogance
n'est pas dans les formules excessives: mais dans le fait de penser
qu'on puisse révolutionner le monde.
Autant
que le pavé des barricades, le sourire de Cohn-Bendit devant
le policier symbolise le défi lancé à l'autorité.
L'humour ne triomphe certes pas de l'uniforme. Mais l'absence de peur
du gendarme permettra demain de subvertir ce qui fait aujourd'hui la
force du gendarme.
Avant même
le geste, la provocation porte sur le langage et la logique, et attente
au bon sens en même temps qu'aux bonnes moeurs. "Il est interdit
d'interdire." Ce paradoxe résume la richesse ambiguë
de 68, à l'opposé des bastilles identitaires.
Trente
ans après, grèves, insurrections, enragés, tout
entre au musée. Les morts dissèquent les vivants, les
automates commentent les tracts. Mais un élément irréductible
demeure, un noyau infracassable, comme lorsque le chercheur doit renoncer
à digérer en totalité Fourier, Marx ou Bakounine,
et sent qu'un essentiel lui échappera, toujours.
Ce que
l'on ne comprend pas, mieux vaut alors le réduire à une
attitude, à une volonté d'épater le bourgeois.
Mai 68
? Une grande provocation, un malentendu, une rupture malheureuse dans
le continuum espace-temps, un anachronisme déjà réparé.
Que la
ré-écriture de l'histoire commence.
Première
"provocation", l'exigence de l'accès des garçons
aux chambres des filles à la résidence universitaire de
Nanterre. On sait que la revendication contribua à l'incendie
de Mai. Refermons vite cette porte ouverte au viol. Est-ce ainsi que
les genres se rencontrent ? L'homme ne doit côtoyer la femme que
dans des lieux neutres, après consentement mutuel établi
et vérifiable (en affaires, on appelle cela un contrat).
"Provocation"
également, l'anti-impérialisme des manifs du temps du
Vietnam: depuis la guerre de l'OTAN contre la Serbie, nous savons que
l'U.S. Air Force peut se trouver du côté du Bien contre
le Mal.
"Familles,
je vous hais" : formule évidemment provocatrice, hors de
saison devant la famille actuelle, ouverte, tolérante, où
chacun auto-gère ses repas, ses programmes télévisés,
ses sorties, son téléphone, etc.
La critique
de la marchandise ? une "provocation", visant à promouvoir
un commerce équitable. Comme le salariat équitable paye
le vendeur du supermarché au SMIG assorti de droits syndicaux,
des 35 heures et d'avantages sociaux, le commerce équitable vend
dans le même supermarché du café acheté au
paysan bolivien un prix minime (mais pas de famine) assorti de tout
ce qu'il faut pour rendre le producteur dépendant de la vente
de son café. Le libéralisme, c'est la jungle, la possibilité
de crever. L'équité, c'est l'assurance de ne pas crever.
On ne dépasse plus le capitalisme, on le transforme de l'intérieur.
Marx est mort.
Passons
sur l'infantile "provocation" du rejet instinctif du PC par
tout ce qui se voulait radical en 1968. Il ne s'agissait que de le pousser
à évoluer. Marchais est mort.
"A
bas le travail !" Slogan provocateur, irréaliste à
l'époque, quoiqu'applicable sous d'autres formes aujourd'hui
grâce à l'économie solidaire, au bénévolat,
au secteur social, etc.
"A
bas l'école !" "Provocation" compréhensible
quand l'école décervelait, déplorable quand la
salle de classe enseigne la citoyenneté et recrée du lien
social.
Dénoncer
la "TV-Intox" ? Cette "provocation", salutaire contre
la télé gaulliste, perd son sens avec la communication
multi-médias et les réseaux bientôt ouverts à
tous: à l'ère d'Internet, passer des heures devant un
écran a cessé d'être une aliénation. La presse
"bourgeoise" ne l'est plus puisque nous y écrivons.
Et la critique
du sport ? "Provocation" fâcheuse, surtout depuis que
la victoire de la France dans la coupe du monde de foot a prouvé
la supériorité du multi-ethnisme, et quasiment sonné
le glas du Front National.
Quant à
la formule "Elections, piège à cons", cette
évidente "provocation" n'avait d'autre but que de renouveler
le personnel parlementaire.
Mais l'auto-critique
de Dany ne sera complète que s'il revient sur l'insolence tranquille
qui l'a rendu célèbre, ce sourire à côté
du flic, dont la photo a fait le tour du monde. "Provocation",
bien sûr ! afin de susciter un dialogue ! Assez lancé d'oeillades
moqueuses ou de pavés qui ne volaient que pour provoquer à
une police mieux respectueuse des droits de l'homme ..................................................................
Ce langage
n'a rien de nouveau. C'est celui de la démocratie : la raison
même qui rendait la violence légitime avant (permettre
l'instauration d'un régime assurant l'expression et la défense
de tous), la rend désormais inacceptable.
En un mot
: II y a eu de l'histoire. Il n'y en a plus.
On ne proclamait
pas autre chose après février 1848 (avant la répression
sanglante de juin), après la chute de l'Empire en 1870 (avant
le massacre des communards), après l'avènement de la République
radicale (avant les dizaines de grévistes tués par la
troupe), à la Libération (avant les hécatombes
coloniales, les 200 Algériens victimes de la police parisienne
le 17 octobre 1961, les matraquages de 68)...
Laissons
croire à la pacification sociale ceux qui en profitent.
La boucle
est bouclée, le reniement achevé. Révolutionnaire
dans le discours, le gauchisme devenant la gauche de la gauche a dépouillé
l'un après l'autre les mots de la contestation. Restait une vague
libération des moeurs. Il vient d'y renoncer.
Les capitalistes
parlent "marxiste", n'ayant à la bouche que "valeur"
et "création de valeur", et les néo-marxistes
veulent bien tout accepter de Marx, sauf la révolution. Combien
de livres, d'articles, de doctorats pour présenter comme neuf
ce qui est aussi vieux que la fin du XIXème siècle: l'idée
d'un capitalisme contrôlable. Ce qu'ils proposent fait partie
de ce qu'ils critiquent.
Ceux qui
renoncent à changer le monde se condamnent à échouer
de le maîtriser. Faute de mieux, ils moralisent le capitalisme,
où à défaut les prolétaires.
Tout pouvoir
se légitime en mettant en scène le chaos fondateur qu'il
aurait remplacé, mais dont la sourde menace persiste et justifie
l'ordre le plus injuste au nom d'une justice supérieure. Le capitalisme
nous fait vivre entre la crainte des pénuries antérieures
qu'il nous épargne, et celle de catastrophes futures qu'il nous
évitera si nous lui faisons confiance.
La catastrophe
se sexualise. Il se répète encore qu'en 1936 les anarchistes
de Barcelone auraient "socialisé" les bordels du barrio
chino, mais en l'an 2001 le fléau social prend une ampleur
démesurée. L'opinion savait, au moins depuis les Khmers
Rouges, que le communisme mène au génocide. On lui dit
maintenant qu'il équivaut à une oppression sexuelle généralisée.
La victoire de Mai 68 eût été celle de mâles
violeurs sur les femmes et les enfants.
L'imaginaire
du pandémonium sexuel auquel nous aurions échappé
grâce à De Gaulle en 68 tient le même rôle
que celui d'avenirs radieux ou simplement tolérables. Les horreurs
offertes en spectacle par ce monde ont le même degré de
réalité que ses espoirs, et la même fonction. S'indigner
ou s'extasier sur commande, c'est se soumettre à une réalité
extérieure, éloigner nos vies de nous-mêmes, mettre
le rapport social hors de portée, se résigner à
ce que malheur et bonheur dépendent d'autre chose que nos actes,
nos révoltes, nos "luttes", disait un vieux vocabulaire.
Jean-Pierre
Carasso, Gilles Dauvé, Dominique Marîineau, Karl Nesic