troploin

AUTRE TEMPS

- 2 -

 

 

A la demande : Que deviendrait la relation adulte-enfant dans "le communisme" ?, on ne peut répondre qu'en interrogeant la question. Aux projets de société idéale (parfois traversés de lumineuses intuitions), Marx opposait la critique de l'organisation sociale et intellectuelle existante : critique de la philosophie, du droit, critique de la question juive, critique de l'économie ....

Toute solution actuelle au problème est fausse, puisqu'elle considère "enfant" et "adulte" tels qu'ils sont définis aujourd'hui. Nous n'avons pas de remèdes aux urgences du monde. Tout ce que nous savons, c'est que l'enfant n'est pas un adulte en miniature. Une différence irréductible les sépare et les réunit. Les enfants n'habitent pas une autre planète. Il existe une sexualité enfantine, et même une séduction mutuelle entre enfant et adulte, mais l'être humain se construit et tout n'est pas possible à tout moment. Je parle à un bébé encore incapable de répondre en mots. Je ne lui lis pas La Société du Spectacle.

Que faire de cette inégalité ? Seule certitude: le capital mène le monde (même si celui-ci ne se réduit pas au capitalisme), et ce monde ne traite les maux qu'il crée, de la famine à la pédophilie, qu'en les déplaçant. (Il est remarquable que les sociétés qui se pensent comme les plus douces de l'histoire emprisonnent plus qu'aucune autre, dictatures exceptées.)

Si l'on définit le prolétaire comme celui qui n'a pour seule richesse que sa progéniture, sa lignée (proles), il faut supposer que nous vivons le temps de la grande prolétarisation. Quand nos contemporains se conduisent comme si leur enfant était leur souci premier, mais en pratique lui achètent tout et lui interdisent l'essentiel, ils le traitent à la façon d'un bien, dont d'ailleurs la possession s'avère de plus en plus fragile. Car les rôles figés de la famille traditionnelle appartiennent au passé. La civilisation industrielle et marchande, sans jamais l'effacer totalement, remplace l'ancienne hiérarchie patriarcale par la soumission directe de chacun, jeune ou vieux, homme ou femme, aux logiques capitalistes.

Que notre société parle de contrôler les bandes de jeunes ou de protéger l'enfance, la hantise est la même. Un monde obsédé par la maîtrise d'une jeunesse dont il pense qu'elle lui échappe exprime un doute sur sa propre reproduction. La "sacralisation" de l'enfant n'est que l'envers d'une profanation généralisée perçue dès le début du XIXème siècle, sinon plus tôt, comme un effet de la marchandisation universelle.

"Les discours des bourgeois sur la famille et l'éducation, sur la douceur des liens entre parents et enfants, sont d'autant plus écoeurants que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail.

Là-dessus, le choeur des bourgeois nous rompt les oreilles: Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes !

Aux yeux des bourgeois, la femme n'est qu'un instrument de production, il a entendu dire que les instruments de production seront exploités en commun et il ne lui en faut pas plus, bien entendu, pour penser que ce sera le sort des femmes d'appartenir à tous.

Il ne lui vient pas à l'idée qu'il s'agit précisément de faire cesser un état où les femmes occupent le rang de simples instruments de production." (Manifeste communiste)

Un siècle et demi plus tard, non seulement cet état n'a pas cessé, mais il s'est généralisé. Ne sommes-nous pas tous, homme, femme, enfant, "instruments de production" ? Les ouvrières ne sont plus les seules salariées, loin de là. A 10 ans, on ne franchit plus la porte de la filature, mais du lycée pour s'y former en vue d'un travail. L'exploitation sexuelle des enfants n'est que la forme la plus odieuse de leur transformation "en simples instruments de commerce"(6) Quand le réformateur entend apporter à l'enfant les droits de l'adulte, il tire la conséquence juridique de ce que la condition enfantine reflète - en pire - nos conditions générales d'existence.

Tant que régnera l'échange marchand, on vendra et l'on achètera des êtres humains, il n'y a aucune raison que l'enfant y échappe s'il est rentable, et la gamme complète des remédiations ne pourra qu'en réguler le trafic. Là comme ailleurs, notre monde n'envisage que de réglementer le commerce. Est-ce plaider pour le Mal que d'imaginer un autre avenir qu'une marchandisation humanisée ?

Le droit ne va jamais contre ce qui fonde une société.

Comment peut-on à la fois soutenir que le consentement sexuel de l'enfant est sans valeur, donc qu'il ne peut connaître sa propre volonté, alors que mille spots publicitaires font appel à la force de son désir ? La même société qui protège fragilise. L'enfant-roi de la consommation est une triste caricature du client-roi adulte.

L'être de 5 ou 10 ans est de plus en plus traité comme tous les autres: il consomme, et reçoit des droits.

Sans doute la haine contre "68" tient-elle à ce qu'un tel mouvement, dans le monde entier, fut aussi une insurrection de la jeunesse. Le programme minimum de la contestation incluait une décolonisation de l'enfant: en finir avec l'in-fans, le non-parlant, celui qui n'a pas voix.

L'image du colonisé n'était pas omniprésente par hasard. A Berkeley ou à Paris, on revendiquait l'indépendance de la sexualité comme des Vietnamiens ou des salariés. Chaque opprimé était appelé à se débarrasser de sa contrainte spécifique: il fallait faire l'amour contre le pouvoir répressif, créer un Etat national contre l'impérialisme, travailler en démocratie ouvrière contre le patron. Peu parlaient de "conseils", mais l'exigence d'autonomie animait les comportements radicaux. De même espérait-on émanciper l'enfance: l'époque croyait en une jeunesse s'auto-organisant (multiplions les lycées autogérés, l'école bourgeoise éclatera).

A ceux qui voulaient libérer des territoires, la société a répliqué en faisant de l'enfance un territoire à part. L'addition de catégories séparées, voilà ce que le capitalisme nous a resservi ensuite sous forme de multiples identités rivales mais communicantes: féminisme, ghetto gay, liberté sexuelle sans enjeu, univers adolescent consommatoire avec carte bancaire dès l'âge de 11 ans, etc. Loin d'être désincarnés, ces phénomènes se nourrissent des aspirations parcelarisées et mutilées de 68 dont ils ont absorbé les formes et les limites. Une telle reprise "récupératrice" témoigne de ce qu'il y avait d'historiquement borné dans la vision du changement social comme juxtaposition de "causes", de zones à libérer: l'usine, la femme, l'enfant, la sexualité, la ville, le pays...

Trente ans de contre-révolution montrent qu'aucune "question féminine", "enfantine" ou "sexuelle" ne constitue un levier pour soulever le monde. Comme les autres ex-colonisés, comme la femme, l'Indien, le fou ou le vieillard, l'enfant a reçu les droits-devoirs que l'État lui garantit en même temps qu'il les impose. Notre société libère (car les droits, quoiqu'octroyés, ne sont pas fictifs) en encadrant.