Sommaire
naissance du communisme moderne
troploin
 

Quelle continuité ?

Entre les groupes et les individus qui nous ont fait ce que nous sommes, qu'ils soient ou non nos contemporains, on pourrait relever de nombreuses interrelations parfois croisées. Il serait absurde de revendiquer une continuité organisationnelle. Mais ne peut-on parler d'une invariance ou tout au moins d'un fil doctrinal?

Il n'y a pas de révolutionnaire éclectique, qui puisse se contenter de prendre son bien là où il le trouve. Lire aujourd'hui une pensée profonde, qui nous transforme, chez Flora Tristan, demain une seconde chez Bakounine, plus tard une troisième chez Marx, ne nous enrichit que si leur apport s'inscrit dans une cohérence construite, modifiée, mais qui tend à une critique unitaire du monde. Inutile de refuser l'éclectisme au nom d'une pureté doctrinale. On le rejette quasi naturellement parce qu'un mouvement communiste existe. C'est d'ailleurs la conviction de son existence qui fait la différence entre notre "courant", dont La Banquise est un aspect, et d'autres révolutionnaires. Au-delà d'une mise au point historique, ce texte aura atteint son but s'il éclaire ce qu'est le mouvement communiste, sa nature comme ses manifestations actuelles.

L'être humain sera peut-être un jour un mutant capitalisé. En attendant, il est réconfortant de constater qu'on ne réussit toujours pas à fabriquer de tels êtres, et nous doutons même qu'on y parvienne jamais . Tel que l'histoire passée et présente nous le montre, l'être humain se caractérise entre autres par le fait qu'il se livre à une activité avec d'autres êtres. A travers cette relation, il se transforme en transformant ce qui l'entoure. C'est ce qui distingue l'humanité des "sociétés" d'insectes, de singes, etc. (Voir La Banquise, n· 1, "Pour un monde sans morale".) Le mouvement communiste est la tendance humaine à faire de cette activité et de cette relation l'essentiel de la vie humaine, tendance théorique et pratique qui se manifeste embryonnairement, sans remettre la société en cause, dans des gestes élémentaires, de solidarité, d'entraide, et socialement par un mouvement révolutionnaire.

"La question de souveraineté mène donc droit à l'organisation communiste, et soulève du même coup toutes celles qui tiennent aux causes rationnelles de l'existence d'un état de société... Qu'est-ce que la société ?... La société n'existe que par le fait du rapprochement des hommes, mettant en commun leurs facultés diverses... dès lors, son objet est d'utiliser ces forces, cette puissance collective pour le plus grand bien de tous..." (La Fraternité de 1845, 1847.)

99% des sociétés connues reposent sur l'exploitation de l'homme par l'homme, l'oppression de groupes par une classe dominante, interposant entre l'être et son activité des médiations: Etat, religion, politique, etc. Pourtant, ce monde anticommuniste ne fonctionnerait pas sans la tendance humaine au communisme, détournée, dégradée. Le besoin d'activité est une des conditions du travail le plus aliénant, de même que la nécessité d'agir, de se dépasser permet la dépossession de soi dans la religion, la politique, l'art.

Le communisme c'est ce qu'on fait et ce qu'on a en commun avec les autres. C'est une fonction nécessaire à toute existence et à toute action. Alors, dira-t-on, il y a "du communisme" partout ? Oui. Le mouvement communiste est l'action et l'expression cohérente de cette irrépressible tendance, qui concourent à assurer le triomphe de ce qui est commun aux hommes, leur être-ensemble . Les sociétés d'exploitation jouent sur cette communauté latente et sur le besoin que chacun a d'elle, le besoin d'agir ensemble, et constituent là-dessus une kyrielle de petits groupes ou d'individus surtout reliés par l'intermédiaire étatique ou marchand. Grégarisme et individualisme vont de pair. Le communisme, au contraire, est le besoin d'être et d'agir ensemble, mais sans abdiquer son existence et son action propres, autonomes.

Le mouvement communiste est donc, par nature, multiforme et convergent. Il ne craint pas l'impureté doctrinale. L'homme politique, lui, doit être héritier ou fondateur. La filiation pose un éternel problème à la politique. Pour regrouper le séparé, il lui faut des repères, des ancêtres, des fondateurs. Inversement, chez les spécialistes de la recherche questionnante, qui ont besoin de chercher sans trouver, c'est la phobie de la tradition qui s'impose.

Malgré l'importance des mouvements de longue durée, en économie comme dans la vie des sociétés, les moments cruciaux sont pour nous ceux où le communisme sort de sa réalité phénoménologique quotidienne pour émerger comme force sociale offensive. C'est le cas des années précédant et suivant 1848 et de l'après-1917, qui constituent des périodes-clé de son histoire. Dans les deux cas, pourtant, le prolétariat n'est pas allé assez de l'avant pour s'unifier et agir vraiment pour lui-même. Ces temps forts n'en demeurent pas moins décisifs, dans la pratique comme "doctrinalement". Par contre, les longues phases qui suivirent ces ruptures accentuèrent la dispersion -- l'éclatement théorique correspondant à l'émiettement du mouvement. En 1933, la revue Bilan constatait dans son n·1 que "la vision du développement révolutionnaire dans le monde entier [...] n'est plus unitaire" depuis 1923.

Les retours en arrière sur ces deux charnières -- 1848 et 1917 -- sont plus qu'un rappel historique. Résumant des débats qui ont animé le mouvement révolutionnaire depuis les années soixante, ils doivent permettre de voir si la phase historique ouverte il y a une quinzaine d'années peut déboucher sur un autre de ces temps forts. Ce qu'on lira sur 1848 et 1917 exprime aussi l'itinéraire d'une génération. Nous ne mettons évidemment pas Marx ou la révolution russe sur le même plan que la Vieille Taupe! Mais il faut savoir ce que la Vieille Taupe pensait de la révolution russe pour comprendre la Vieille Taupe et ce que nous pensons de Marx pour nous comprendre nous-mêmes. Il ne s'agira pas d'évaluer ce que nous avons emprunté aux uns et aux autres ni de peser le pour et le contre. La mise à jour des limites d'un courant compte moins que celle de son mouvement d'ensemble, de la profondeur de son apport. Il s'agira plutôt de montrer le pourquoi et le comment de la transformation en idéologie d'idées alors subversives.

"[...] l'idéologie ne se construit pas sur les erreurs de la critique radicale qui lui a donné naissance mais sur la vérité historique que cette dernière aura dégagée, ou du moins contribué à dégager." (En finir avec le travail et son monde, C.R.C.R.E., n· 1, juin 1982.)

Mil huit cent quarante-huit

Pourquoi revenir sans cesse à 1848? Il ne s'agit ni d'européocentrisme ni d'un quelconque mépris pour les millénaires qui ont précédé l'ère industrielle. Avant le XIXe siècle, le mouvement communiste se trouvait déjà présent dans les communautés naturelles, c'est-à-dire sociales, et dans les communautés artificielles cimentées par la religion ou l'utopie semi-religieuse. En outre, il existe déjà une "classe ouvrière" bien avant le XIXe siècle. Au début du XVIe siècle, les troupes de Thomas Munzer rassemblaient surtout, pense-t-on, des ouvriers tisserands et des mineurs, habitant des villes. Dans les cités de la Hanse au début du XVIIe siècle, à Leyde vers 1670, à Paris en 1789, la moitié au moins de la population était composée de salariés. On estime qu'il existait 1,5 million d'ouvriers du textile dans le Sud de la Belgique, et le Nord de la France vers 1795. Nombreux dans les centres urbains, les salariés le sont aussi dans les campagnes. En somme, c'est partout que les sociétés ont engendré cette vaste couche de déracinés, de dépossédés, ceux que Sully appelait les "hommes du néant".

Par ailleurs, le faible "développement des forces productives" n'a jamais empêché de communiser la société. Dans les rares sociétés proches du communisme que l'on peut encore observer aujourd'hui, et où l'on ne connaît ni exploitation, ni propriété privée, ni appareil coercitif et où l'environnement ne pose pas de problème, la production matérielle est peu développée.

Alors que le communisme place la vraie richesse dans l'acte de production lui-même, le capitalisme est animé par la nécessité de produire. Il considère le produit avant le processus, et cette impossibilité chronologique l'oblige à s'organiser pour ruser avec le temps. Pour lui, la richesse est ce qu'on produit. Dans le communisme, la richesse est ce qu'on fait et donc ce qu'on est. Faire dépasse l'alternative millénaire entre "être" ou "avoir", remise récemment au goût du jour par les théorisations sur l'homo ludens opposé à l'homo faber. Ce faire n'est pas l'action du producteur; il ne réduit pas l'intelligence à l'outil; il est constitué de la multiplicité des activités possibles, y compris celle de ne rien faire. L'homme communiste n'a pas peur de perdre son temps. Le communisme, dépassement des séparations, existe comme continuellement auto-créé: l'être ne s'y confond pas avec ce qu'il fait, n'est pas ce qu'il fait, mais la direction, le devenir de ce qu'il fait.

En réinterprétant l'histoire, le capitalisme a fini par nous faire croire que les hommes ont toujours voulu augmenter les surplus, élever la productivité alors que c'est le capital qui a créé le besoin de gagner du temps et, en particulier, de réduire systématiquement le temps de travail. La communauté primitive ne s'est pas dissoute le jour où elle a produit un surplus échangeable.

Il n'y a pas eu de seuil de la croissance au-delà duquel les forces productives auraient engendré la marchandise, les classes, l'Etat. Le facteur décisif fut social et non économique. De même, il n'existe pas de seuil de l'"abondance" créée par le capital qu'il faudrait franchir pour parvenir au communisme. La raison pour laquelle le capitalisme peut permettre de passer au communisme est, elle aussi, sociale. Le capitalisme ne se borne pas à développer les forces de production, il crée une masse de gens ayant à la fois le besoin et la capacité, le moment venu, de communiser le monde, de rendre commun tout ce qui existe.

Les communautés primitives que nous pouvons qualifier de communistes sont l'exception. Le communisme théorique n'est pas une téléologie; il ne prétend pas que l'industrie était inéluctablement inscrite dans le destin de l'humanité. Il constate seulement que les êtres humains n'ont pas trouvé en eux-mêmes le moyen de s'unifier en une espèce humaine. S'ils avaient été télépathes, l'universalité de l'espèce se serait peut-être affirmée autrement, en évitant de faire le détour historique par les sociétés de classe. Telle qu'elle existe aujourd'hui, l'humanité bénéficiera, pour se communiser, des moyens de production et de communication créés par le capitalisme.

En l'absence de l'industrie moderne, les babouvistes pouvaient difficilement faire une révolution. La lacune décisive de leur époque ce n'était pas le défaut d'abondance de biens de consommation car la richesse matérielle ne s'apprécie pas purement et simplement du point de vue de la quantité (la révolution réorientera la production et fermera toutes les usines inadaptables au communisme}. Ce qui manquait aux babouvistes c'était cette masse de gens qui, disposant de forces productives mondialement unifiées, ont la capacité de faire aboutir leur révolte. La technique ne sert pas tant à produire des biens en abondance qu'à créer la base matérielle d'un lien social. Et c'est seulement à ce titre que la capacité de produire beaucoup, de se transporter vite, etc., sont des conditions du communisme. L'apport historique du capital est le produit d'une des pires horreurs commises par lui. Il n'a en effet permis à l'homme de devenir social, humain, en tant qu'espèce humaine, qu'en l'arrachant au sol. L'écologie voudrait l'y renvoyer mais l'homme ne s'enracinera de nouveau que s'il s'approprie toutes ses conditions d'existence. Ayant renoncé à l'obsession de ses racines perdues, il en plantera de nouvelles qui s'enchevêtreront à l'infini.

Le prolétaire moderne, apparu au XIXe siècle avec la renaissance de ce terme, n'est pas plus exploité que ne l'était le serf ou l'esclave. La différence est d'ordre qualitatif: il est le premier dont l'exploitation s'assortit d'une dépossession radicale de lui-même au moment même où les conditions d'une révolution communiste semblent réunies. La lutte élémentaire n'est pas une forme d'existence du prolétariat car le prolétariat n'existe que comme ensemble de prolétaires agissant collectivement dans un sens révolutionnaire. Le prolétariat n'existe que comme révolutionnaire, même embryonnairement. Dans la société, il existe en permanence un mouvement communiste diffus et des prolétaires isolés. Parfois seulement, quand le mouvement communiste passe à l'offensive, il y a un prolétariat. Le prolétariat est l'agent du mouvement communiste. Il est tendanciellement le communisme ou il n'est rien.

Si le prolétariat n'a de réalité que dans une dynamique, la lutte de classe, et ne se réduit à aucune quantité mesurable statistiquement, il n'a pas pour autant une existence purement négative -- il existe aussi dans un rapport interne au capital. Un lien nécessaire unit ceux qui tenteront une révolution communiste et leur réalité dans les rapports capitalistes. Ils ne détruiront la relation capitaliste que dans la mesure où ils en sont constitutifs. Seul le travail associé que le capitalisme a généralisé donne une consistance au lien entre les activités productives des prolétaires du monde entier. A défaut, ce lien ne peut être assuré que par l'échange marchand, la coexistence des Etats ou une force morale, comme dans l'utopie.

Jusqu'à présent, les mouvements sociaux, y compris la gauche communiste au xxe siècle, ont voulu organiser les hommes, créer le lieu où les réunir, parce qu'ils n'avaient pas entre eux de liens assez cohérents pour se soulever. A partir du XIXe siècle, le développement capitaliste a créé une condition du communisme en donnant naissance à un véritable "homme du néant". Quelle que soit l'abondance ou la rareté des biens, cet être est totalement dépouillé, puisque l'activité est chez lui devenue secondaire par rapport à la consommation marchande d'objets ou de services, rendus indispensables. Le prolétaire est celui qu'on a séparé de tout et qui entre en relation avec ce tout par le moyen de besoins. Saint-Simon définit d'ailleurs l'industriel comme l'"homme qui travaille à produire ou à mettre à la portée des différents membres de la société un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins et leurs goûts physiques". L'action humaine passe après son résultat objectivé dans un produit qu'on doit se procurer.

"Voyez Raphaël [héros de La Peau de chagrin]. Comme le sentiment de sa conservation étouffe en lui toute autre idée ! [...] il vit et meurt dans une convulsion d'égoisme. C'est cette personnalité qui ronge le coeur et dévore les entrailles de la société où nous sommes. A mesure qu'elle augmente, les individus s'isolent; plus de liens, plus de vie commune." (Balzac, préface aux Romans et contes philosophiques, 1831.)

C'est contre cette déchéance de l'activité humaine, où la pauvreté n'est plus que le corollaire du niveau de consommation, contre la nouvelle forme prise par la "richesse" que le mouvement communiste grandit au milieu du siècle dernier, en se donnant pour but la recomposition d'un homme non séparé de ses actes, des autres, de lui-même. Les Manuscrits de 1844 de Marx sont à notre avis la meilleure synthèse de cette immense aspiration vers un monde sans mercantilisme ni individualisme, un monde où l'homme est la principale richesse de l'homme. A lui seul, ce texte justifie la formule de Rosa Luxemburg: Marx, exprimant ainsi un mouvement qui le dépassait, excédait les besoins théorico-pratiques de son temps.

C'est le communisme qui définit le mouvement révolutionnaire, face à la gauche et au gauchisme de toutes les époques. Son affirmation négative totale (contre l'Etat, les syndicats, etc.), qui ne se dégagera d'ailleurs qu'après 1917, n'en est qu'une conséquence logique. Si l'on veut en effet détruire les racines du capitalisme et non l'organiser autrement pour mieux en répartir les richesses, on doit s'attaquer à tout ce qui l'aide à fonctionner et tend à I'"améliorer" -- l'Etat, la politique, le syndicalisme, etc. Le communisme n'est pas un mode de production mais avant tout un mode d'existence. "A chacun selon ses besoins?" Oui, mais seulement parce que le communisme est d'abord activité. Il ne se construit pas mais libère des moyens de vivre des entraves capitalistes, et les transforme .

L'homme économique est relié au monde par des besoins qu'il satisfait en produisant des objets et en les achetant. La révolution, qui remet en cause la marchandise, récuse aussi l'être défini par des besoins. Le besoin implique la séparation: l'homme a besoin d'objets produits en dehors de lui, et sa frénésie de consommation toujours insatisfaite provient de cette séparation, car c'est la recherche dans l'objet de ce qui n'y est plus: l'activité qui l'a produit. De même, un travail, aussi agréable soit-il, ne produit rien directement pour soi et oblige à acheter ailleurs ce dont on a besoin. Imposée par cent cinquante ans de capitalisme moderne, la notion de besoin est le résultat de l'absorption par le capital de l'activité humaine séparée en deux actes successifs: produire et consommer.

Mais le déracinement de la première moitié du XIXe siècle provoqua, par sa violence même, une poussée démocratique qui offrit aux prolétaires une communauté de substitution, l'activité politique venant compenser la pratique dont ils étaient désormais privés. Les aspects les plus marquants du mouvement antérieur à 1848, les textes les plus percutants, les gestes insurrectionnels comme 1' émeute des tisserands silésiens en 1844 théorisée par tous les radicaux, montrent pourtant la classe ouvrière sous les traits d'un monstre qui, vidé de toute substance, ne pouvait que s'attaquer aux fondements du système. Ayant fait table rase de toute communauté ancienne, l'industrialisation ne laissait plus de place qu'à une communauté humaine. Engels dit des ouvriers irlandais qu'avec quelques centaines de gaillards de leur trempe on pourrait révolutionner l'Europe. Balzac lui fait écho à sa façon en parlant en 1844 de "ces modernes barbares qu'un nouveau Spartacus, moitié Marat, moitié Calvin, mènerait à l'assaut de l'ignoble Bourgeoisie à qui le pouvoir est échu". Il n'empêche que le vide social créé par le capital se remplit de lui-même. C'est à peine si en 1848-1850, les communistes -- Marx et Engels y compris -- mettent en avant le communisme, même comme programme lointain.

Dans ses actions les plus violentes, le prolétariat n'a pas agi en communiste. L'insurrection lyonnaise de 1831, qui met à jour la question ouvrière, n'est que l'auto-organisation du salariat en tant que tel, la structure hiérarchique du travail se transposant en communauté militaire. En juin 1848, c'est le quartier ouvrier qui prend les armes sans sortir de l'espace salarial. Autant de mouvements défensifs où les prolétaires se font tuer sur place sans s'en prendre à leur condition. En Angleterre, les émeutes de 1842 et de 1848 sont les plus violentes jusqu'à celles de Brixton en 1982. Mais le chartisme détourne les énergies sur la revendication du suffrage universel. La foule immense réunie le 10 avril 1848 à Kennington Common, au Sud de Londres, ne franchit pas le pas vers ...

En 1847, Marx écrit: "Les conditions économiques avaient transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une masse vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte... cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe." (Misère de la philosophie, dans Oeuvres, Gallimard, I, 1963, pp. 134-135) Mais contrairement à la théorie, le prolétariat n'a pas agi pour lui-même. Les réalisations des révolutions -- démocratiques -- de 1848-50 restent en decà des espoirs de la veille.

La vingtaine d'années qui a précédé fut toutefois essentielle dans la formation du mouvement communiste, et pas seulement théorique: la théorie n'aurait pas approché le communisme comme elle l'a fait sans un mouvement pratique. Pour ne citer qu'un exemple, il suffit de comparer les formes d'organisation d'avant et d'après 48. Les syndicats qui apparaissent après 48 sont une régression par rapport aux premières associations ouvrières, qui avaient tenté de réunir des professions et qualifications différentes -- union de métiers et non unions de métier comme plus tard. Ces associations combinaient aspiration utopique, revendication sociale, réforme politique. Le mouvement communiste a grandi sur un terrain globalement réformiste mais où la question communiste était posée. Fondée en 1864, I'Association Internationale des Travailleurs sera au contraire et avant tout une organisation du travail.

De l'utopie à la critique du capitalisme

Les prolétaires de la première moitié du XIXe siècle sont restés déchirés dans la pratique par la coexistence au sein de la même société de deux univers opposés: celui du capital, qui socialisait le monde en les réunissant dans le travail, et leur propre vie d'exclus non entièrement atomisés, le capital n'ayant pas encore totalement détruit, en particulier dans les villages industriels nés au XVIIIe siècle, les anciens liens collectifs. Les révolutionnaires croient alors pouvoir résoudre les contradictions entre société et individu, richesse et pénurie, capital et travail, grâce à une communauté qui ne résulte pas de la cohérence "naturelle" des activités mais de la réalisation d'un principe communautaire, profane ou même sacré. Saint-Simon, Owen, Cabet, Fourier veulent fonder la communauté comme une entreprise. Feuerbach assimile l'humanité à un dieu: "L'unité du moi et du toi, c'est Dieu." dit Feuerbach. Certains utopistes sont communistes en cela qu'ils veulent le communisme; mais ils ne veulent pas de révolution.

Social, le mouvement est aussi international: des groupes d'exilés, d'artisans parcourent l'Europe. C'est parfois aussi un mouvement politique: des passerelles nombreuses le relient à la poussée démocratique, dont on a vu qu'elle finit par l'absorber. Cabet, par exemple, loin d'être un penseur en chambre, a derrière lui une carrière politique. Longtemps il caresse le projet de rallier l'opposition républicaine autour de l'idée qu'il a du communisme. "... nous, communistes, nous avons toujours invoqué et invoquerons toujours l'union de tous les démocrates..." écrit-il en 1845. Son Populaire compte, dit-il à la même époque, "peut-être cent mille lecteurs". Et c'est l'échec politique qui l'incite, tardivement, à fonder "ailleurs" sa société idéale, l'Icarie.

Le lien réel n'étant ni assez fort ni assez visible, on cherche à créer une unité sur un principe extérieur au monde mais qui répond à l'essence de l'homme. A l'horreur du capital, on oppose la nature de l'homme. L'utopisme coincide avec l'anthropologie. Comme dit Feuerbach: "L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté... L'homme doit mener une vie conforme à sa vraie nature: une vie ''générique''."

La force de Fourier est de ne pas tenter, contrairement à Cabet, de forger un "homme nouveau". Il part de ce qui existe, décrit longuement l'être humain, fait l'inventaire de ses passions, afin de montrer la pluralité de son être au-delà de sa fonction de producteur. A l'aide de ses classifications, il prend le contre-pied d'une société qui, en 1830 comme aujourd'hui, voit d'abord dans l'homme un travailleur. Sa critique dépasse l'ère capitaliste; Fourier s'en prend à la "civilisation" dont le capitalisme n'est à ses yeux qu'un moment, et propose de restaurer la nature, pillée par les hommes. Ce que l'humanité doit atteindre par le mouvement naturel de ses besoins et de ses actes, Fourier veut l'organiser au moyen d'un plan. Il lui faut sérier les passions pour les harmoniser. Critiquant la science -- il se laisse guider par l'intuition -- Fourier reste un homme de système. Il privilégie le savoir, il cherche LA solution, dont l'application ne dépendra plus que de la bonne volonté capitaliste. Ni la politique ni la révolution n'ont de place dans sa pensée, où le prolétariat reste un objet.

Après Fourier, l'utopie se radicalise. Posant toujours la question d'une autre vie, elle s'interroge sur la nature de la révolution qui l'instaurera et des forces qui feront cette révolution. Des problèmes de l'être humain, les révolutionnaires comme Dézamy passent dès avant 48 à ceux des groupes sociaux et des luttes qui les opposent. Ils ne partent plus de l'essence de l'homme mais du développement historique, et commencent par faire la critique du travail aliéné. Le principal reproche qu'ils adressent aux utopistes n'est pas d'être des visionnaires mais d'espérer réaliser leur vision au moyen de recettes, faute de ne pas concevoir d'issue à partir des conditions existantes. Le communisme théorique des années 1840-48 cherche au contraire à percer le secret de la force irrésistible de ce système si dégradant qu'est le capitalisme. S'enracinant dans le réel, il va en épouser les contradictions et finir par s'y laisser prendre.

Marx va montrer le premier, et c'est son mérite, que l'aspiration à une communauté humaine, dont d'autres comme Fourier ont pu mieux exprimer certains aspects, ne peut aboutir que le jour où la vie sociale a acquis un caractère collectif pour l'ensemble des hommes, et ainsi franchi un seuil au-delà duquel le travail associé et l'action commune permettent de faire la révolution. Dans Le Capital, Marx va décrire le mécanisme de ce processus dont les Manuscrits de 1844 exposaient le contenu. Mais Marx va perdre le fil originel en se lançant dans une analyse du capitalisme de l'intérieur, et non plus dans la perspective communiste. Il verra trop le mouvement communiste comme celui de la bourgeoisie, mouvement porteur du développement des forces productives. Sa contradiction est d'avoir privilégié l'économie politique en en faisant la critique, de l'avoir critiquée sans qu'elle cesse d'être son horizon théorique. Marx critique le capital à la fois du point de vue capitaliste et du point de vue communiste mais il oublie que le développement de la production n'est utile au prolétariat que comme moyen de faire éclater son être. Souvent il étudie la condition prolétarienne à partir du développement capitaliste et non de l'activité sociale que le capital y a enfermée.

Toutefois, il reste le seul, en son temps, à offrir une vision d'ensemble du processus historique, depuis les communautés originelles jusqu'à la réconciliation entre l'homme et la nature. Son oeuvre accomplissant la synthèse la plus vaste de l'époque, la contradiction n'en est que plus aiguë. Un même mouvement le conduit à la fois à développer et à abandonner la dynamique communiste. Par là, il exprime dans la théorie les contradictions pratiques auxquelles s'est heurté le prolétariat au milieu du XlXe siècle, et annonce sa conquête ultérieure par le capital puis sa réapparition comme prolétariat communiste au XXe siècle. Marx est le fruit de la force et de l'ambiguité du communisme de son temps.

Le "marxisme" -- utilisation postérieur de l'oeuvre de Marx -- va résoudre la contradiction qui traverse son oeuvre en neutralisant son aspect subversif. De la tendance de révolutionnaires comme Marx à s'enfouir dans la critique du capitalisme en lui-même, le marxisme fait la réalité unique. Il est la pensée d'un monde incapable de penser autre chose que le capital. "Révolutionnaire" face aux sociétés et aux couches précapitalistes, il s'identifie au progrès et à l'économie. En cela le marxisme constitue une des idéologies dominantes.

Pour le communisme théorique, Marx n'est ni plus ni moins à l'abri de la critique que Fourier ou la gauche communiste d'après 1914. Qui ne comprend pas Fourier ou Gorter, ne comprend pas Marx, et vice versa. Le communisme théorique, tel que l'exprima Marx, ne peut être intégralement digéré par le capital car il contient plus que l'exposé des contradictions internes au capitalisme. Ce n'est pas le cas du saint-simonisme, par exemple, dont le programme a été entièrement réalisé par le capital: essor de la production, création d'une classe industrielle, réduction de la politique à la gestion, généralisation du travail. Le "système industriel", c'est le capital. Au contraire, dans les textes les plus criticables de Marx, le communisme reste présent, ne serait-ce qu'en négatif . Croire à un Marx réalisé par le capital, c'est croire au Marx qu'a décrit le capital.

La faiblesse qualitative de l'assaut prolétarien de 48 a permis l'absorption par le capital d'aspects limités de sa critique révolutionnaire. Mais il faut reconnaître que le "marxisme" a aussi contaminé les révolutionnaires, à la fin du siècle dernier comme de nos jours. Les groupes radicaux venus après Marx ont cru que l'expansion capitaliste limiterait la segmentation et la division ouvrière, en retirant, par exemple, sa position dominante au capital anglais et en freinant la formation d'une couche ouvrière privilégiée. Ils n'ont pas vu la capacité du capitalisme de créer une communauté nouvelle, d'absorber des organes nés sur le sol de la lutte de classe. L'illusion d'une simplification de la question communiste par l'universalisme capitaliste reste une idée répandue. Quoi qu'on en dise, "le développement des forces productives" demeure souvent, dans les rangs révolutionnaires, un bien en soi.

Quel échec passé n'explique-t-on pas par l'insuffisance du degré d'industrialisation! Et cette erreur de perspective déforme aussi la vision communiste. Elle fait dépendre la constitution de la communauté humaine de la croissance économique: "Quand les forces productives jailliront en abondance..." Elle conduit à écarter le risque de voir surgir des conflits dans le communisme en postulant l'existence d'une humanité devenue enfin "bonne" parce qu'elle aurait une vie facile. Gauche et gauchisme justifient les pouvoirs -- "révolutionnaires" ou progressistes -- qu'ils soutiennent au nom de la nécessité de gérer la pénurie. Les révolutionnaires expliquent les faillites prolétariennes par l'insuffisance des richesses.

Cette illusion revient à faire de nous, selon l'expression de Guesde, "les fils du cheval-vapeur". Elle relève du double rêve -- capitaliste et ouvrier -- de pouvoir échapper à l'exploitation grâce à la technique et à l'automation. Le capital rêve de se passer de l'homme salarié, source de conflit. Le salariat rêve de se passer de l'homme capitaliste, du chef, du profiteur. Le premier aspire à une machine qui le dispenserait de l'initiative -- humaine; le second à une machine qui le débarrasserait de la direction -- humaine.

L'apparition du "marxisme" à la fin du XlXe siècle est le produit de l'éloignement de la perspective communiste, qui se fragmente et se scinde en deux monstres: marxisme et anarchisme. (Le choix des termes atteste de la confusion -- chacun ayant été d'abord employé par l'autre camp avant que leur usage ne s'impose à tous.} Ces deux monstres, qui ont grandi à deux pôles de la théorie et de la pratique, ont chacun érigé en totalité un aspect partiel du communisme. Le marxisme hypertrophie les notions de croissance et de crise économiques, de prise du pouvoir, de centralisme. L'anarchisme hypertrophie les notions de libération des hommes, d'autogouvernement, d'autonomie. Isolé, chacun de ces aspects perd toute potentialité subversive; unilatéral, il s'expose à devenir un agent de la modernisation capitaliste. L'anarchisme réécrit l'histoire en la réduisant à la lutte entre deux principes: autorité et liberté. Le marxisme l'interprète à partir du développement de la production. Quand la dimension visionnaire subsiste, chez Bebel dans son livre sur la femme, chez Kropotkine, c'est comme fragment mutilé. L'anarchisme continue de prôner certains modes de refus du capitalisme -- amour libre, vie en communauté, etc. -- mais détachés d'une vision globale. La synthèse tentée avant 48 a volé en éclats.

Mil neuf cent dix-sept et après

"Quant à moi, je vois une démonstration suffisante de la nécessité de la révolution communiste dans les secousses sociales de l'entre-deux-guerres. En fait, c'est la plus suffisante des démonstrations... L'immonde situation internationale, sans cesse aggravée, abonde dans le même sens." (G. Munis, Parti-Etat. Stalinisme. Révolution, Spartacus, 1975, p. 84)

L'ampleur, la profondeur du second grand assaut prolétarien s'expliquent particulièrement par ce que les prolétaires avaient subi et fait avant -- ils durent se dresser contre ce qu ' ils avaient largement contribué à créer. La défense de la force de travail, assurée par le mouvement ouvrier jusqu'à la guerre de 14, ne pouvait à elle seule ni préparer la révolution, ni même unir les ouvriers. Jamais les syndicats n'intégrèrent les chômeurs. Ces derniers menèrent des luttes spécifiques (grandes marches de la faim aux Etats-Unis après 1929) mais pour leurs objectifs propres: l'obtention de travail. Pendant ce temps, les prolétaires occupés demandaient, eux, le maintien et l'amélioration de leur travail. Sur cette base, la simple défense du travail, il n'y avait pas de solidarité possible. Le réveil de 1914 fut donc douloureux -- le prolétariat découvrait non seulement que "ses" organisations étaient plutôt celles du capitalisme, mais que "la classe" ne s'unirait que pour l'action radicale et dans la violence.

Le cynisme d'un J. Gould, industriel et milliardaire américain, déclarant en 1886: "J'ai les moyens d'engager la moitié de la classe ouvrière pour tuer l'autre moitié" (cité dans F. Browning et J. Gerassi, Le Crime à l'américaine, Fayard, 1981, p. 183), exprime bien le mépris du capital pour l'homme. Mais la plupart du temps, les capitalistes n'ont pas même besoin d'acheter des exploités pour les jeter contre d'autres. La violence des contradictions économiques et politiques suffit à organiser les uns contre les autres. Toute "défense de l'emploi", de celle que réclamait l'A.I.T., à la xénophobie déguisée qu'entretiennent les syndicats aujourd'hui, aboutit à protéger des salariés contre d'autres.

La phrase de Gould résume son époque -- la stratégie patronale au XIXe siècle consiste en effet à baisser les salaires et à allonger la journée de travail, tout en s'opposant par la force aux tentatives d'organisation ouvrière. Elle ne s'appliquera pas à la période qui s'ouvre en 1914-18. Mais en 1909, Lozinsky publie encore un bilan assez pessimiste de la situation du capital et de la classe ouvrière, pays par pays. Pour lui, la croissance n'a pas amélioré mais parfois aggravé la condition ouvrière. La démocratie est une arme capitaliste. Leurs organisations renforcent la soumission des ouvriers au capital. L'usine, organisatrice des ouvriers, ne les unit que dans la servitude. Le développement capitaliste n'a pas renforcé le mouvement communiste .

 

"Alors se multiplièrent les ingénieurs, les comptables, les techniciens [...] Car on ne peut laisser l'ancien sauvage auprès des machines, il pourrait les briser. Non, il faut que les ouvriers soient instruits et bien dressés [...] C'est pourquoi se multiplient également les professeurs et les écrivains, ces dresseurs spécialisés [...] L'Etat démocratique signifie que le savant prend la place de la police. C'est pour cela que se multiplient les responsables sociaux: les députés, les politiciens, les agronomes, les statisticiens, les correspondants de journaux, les avocats, etc." (J. Makhaiski, 1908, Le socialisme des intellectuels, Le Seuil, 1979, p. 198)

Dans la vie sociale et l'évolution des organisations, ce qui compte c'est leur fonction, non leur doctrine initiale. Or qu'il tire ses origines de l'anarchisme ou du socialisme, le syndicalisme se présente avant tout comme une réaction impuissante contre le réformisme, et finit par donner dans la collaboration de classe. Trop déçus, d'anciens révolutionnaires versent dans l'élitisme. Ainsi, Georges Darien, dont un des personnages n'aperçoit plus qu'une "tourbe sale" entre "une poignée de réfractaires désespérés" et "l'Aristocratie de l'argent" (Les Pharisiens, 1891, UGE, 1979, pp. 125-126). "... il y a beau jour qu'ils se sont fondus l'un dans l'autre, le prolétariat et la bourgeoisie, et qu'ils marchent la main dans la main, malgré leurs dénégations. A force de se faire des mamours, ils devaient finir par lancer, par-dessus le fossé bourbeux qui les séparait, le socialisme d'Etat, ce pont d'Avignon sur lequel le prolétaire aux mains calleuses danse une carmagnole réglée par Prud'homme avec la petite industrie et le petit commerce..." (Id., pp. 124-125)

Après 1917, au contraire, c'est bel et bien le mouvement communiste en tant que tel qui reparaît en Russie, en Allemagne et ailleurs. Pourtant, jamais il ne sera l'âme -- c'est-à-dire le but pratique -- de l'agitation sociale qui, pour l'essentiel, demeure dans la foulée démocratique. Il surgit, mais seulement comme programme.

"Pourquoi aurions-nous besoin d'argent, tout Pétrograd est aux mains des ouvriers; tous les appartements, tous les magasins, toutes les usines et les fabriques, les tissages, les magasins d'alimentation, tout est aux mains des organisations sociales. La classe ouvrière n'a pas besoin d'argent", proclame Bleikhman, ouvrier anarchiste russe, en 1917.

Mais les prolétaires ne prennent pas les mesures communisatrices qui rendraient inutile l'échange marchand. Le mouvement des conseils qui apparaît en 1917 vise à récupérer la maîtrise de l'activité productrice. En Russie, c'est une réaction devant l'impuissance de la bourgeoisie. Aux Etats-Unis et en Allemagne, c'est une réaction devant la montée de l'Organisation Scientifique du Travail. La défaite de 1919 est celle des ouvriers qualifiés de la métallurgie berlinoise, qui formaient le coeur de l'U.S.P.D. Lors des soulèvements d'Allemagne centrale, en 1921, les ouvriers qui occupent le devant de la scène sont des O.S., comme à Leuna, où B.A.S.F. avait créé en 1916 un entreprise chimique moderne avec une main-d'oeuvre déqualifiée encadrée par des travailleurs qualifiés venus d'autres régions. Les ouvriers, de Leuna et d'ailleurs, résisteront longtemps aux divisions en leur sein et à la répression. Mais leur organisation armée, c'est le prolétariat en arme -- un prolétariat qui n'entreprend pas de se détruire comme prolétariat.

Au XIXe siècle, loin de susciter "l'union de plus en plus étendue des travailleurs" (Manifeste, I), la lutte revendicative avait divisé les prolétaires selon les lignes de partage de la division du travail. A partir de 14-18, accentuant une tendance qui se dessinait déjà dans le syndicalisme industriel, la communauté de lutte passe du syndicat de métier au conseil d'usine, où le travail collectif, décomposé et recomposé par le capital, tente de retrouver son existence commune perdue.

Néanmoins, contrairement aux "communistes" non révolutionnaires comme Fourier, le prolétariat de 1917 ne cherche plus à agir en marge de l'Etat ni à l'aménager. Dès le début du siècle et surtout à partir de 1914-18, le mouvement se donne explicitement pour but non plus la conquête mais la destruction de l'Etat. Dans la pratique, il suffit de comparer le suicide collectif des ouvriers des vieux quartiers parisiens en 1848 à l'offensive de l'Armée rouge de la Ruhr en 1920 -- même si cette dernière s'arrête ensuite, dévorée de l'intérieur par la démocratie. Dans la théorie, on opposera les déclarations ambiguës de Marx (et celles dépourvues d'ambiguité d'Engels) sur la possibilité d'une transition pacifique vers le socialisme, aux thèses des organisations communistes d'après 1917.

Mais que signifie l'exigence de la démolition de l'appareil d'Etat si elle se borne à cela ? Si le mouvement prolétarien se contente d'occuper le centre des capitales (Berlin, en janvier 1919) ou d'affronter l'armée, il court à la défaite. Quant l'Etat est trop faible, comme en Russie, les prolétaires peuvent même le renverser. Mais c'est pour prendre sa place et laisser l'"Etat ouvrier" gérer le salariat, c'est-à-dire le capitalisme. Le prolétariat fait la critique en actes de l'Etat mais non du capital en tant que rapport social historique. En Russie, en Allemagne, il s'agira presque toujours d'une réorganisation du travail, d'une réformation du monde économique, non d'une communisation. Le mouvement communiste s'est enlisé sur le terrain du pouvoir.

Quand les ouvriers italiens occupent les usines en septembre 1920, à Turin notamment, le gouvernement laisse pourrir la grève. Les prolétaires ne prennent pas l'initiative . L'Etat a même l'habileté d'accepter le "contrôle ouvrier". Le prolétariat, une fois constitué en force sociale, n'a rien d'autre à organiser que sa suppression. Sa constitution doit coincider avec son auto-suppression par propagation d'ondes de communisation de plus en plus larges, contaminant toutes les activités et toutes les couches. Faute de ce processus, qu'il ne déclenche pas après 1917, le "prolétariat organisé", et même "en armes", est contraint de s'effacer devant la pesanteur des relations capitalistes qui ne tardent pas à revenir occuper tout le terrain.

En 1917-21, le langage du mouvement social reste la politique. De même que les millénaristes croyaient réaliser un principe divin, les ouvriers extrémistes agissent ici comme s'ils réalisaient un nouveau principe de pouvoir fondé sur l'auto-organisation ouvrière. Ils croient ainsi accomplir un progrès par rapport à la bureaucratie des partis et des syndicats mais ne définissent pas le communisme. Politique et non plus religieux, le mouvement se sécularise mais agit encore à partir d'autre chose que lui-même.

Soulevée par la révolution russe, la vague revendicative et révolutionnaire (les deux se conjuguant et semant la confusion dans tous les esprits) va se répercuter de continent en continent pendant vingt ans. Partout la bourgeoisie finira par reprendre ce qu'elle avait dû céder. C'est en vain que les mineurs anglais et gallois mènent des grèves de plusieurs semaines, voire de six mois, pour s'opposer aux baisses de salaires. Aux Etats-Unis, vers 1919, les I.W.W. passent de 40 000 à 100 000 membres, juste avant de disparaître. La France vote la loi sur la journée de huit heures mais révoque 18 000 cheminots en 1920 -- c'est l'un des plus graves échecs des ouvriers francais. Partie de Russie et d'Europe centrale l'onde se propage jusqu'en Chine (1926) et aux Etats-Unis. Se battant contre un capital en pleine modernisation, les ouvriers américains aboutissent à la constitution... d'une centrale syndicale. Mais la force et l'ambivalence de leur action se vérifie au fait que le C.I.O. a du mal à les discipliner. En 1937, juste après l'accord entre la United Automobile Workers et la General Motors, éclatent des grèves sur le tas qui sont à la fois anti et pro-syndicales. En échange de leur reconnaissance, les syndicats avaient en effet accepté de ne pas soutenir les grèves sauvages, dites non-officielles. Contre cette entente patron-syndicat, les ouvriers occupent les usines et, comme par exemple à Flint, dans le Michigan, utilisent des méthodes non-bureaucratiques qui témoignent d'un haut degré d'organisation mais n'en continuent pas moins de soutenir le syndicat.

Il faudra la guerre pour mettre de l'ordre dans la classe ouvrière américaine: après l'entrée en guerre de l'Allemagne contre l'URSS, le PC, qui contrôle plus ou moins directement un tiers des adhérents du C.I.O., approuve la clause anti-grève signée par les syndicats. L'affrontement de mai 1937 entre les ouvriers de Barcelone et l'Etat républicain espagnol marque le dernier rebondissement de la vague de 17. Là encore, on peut mesurer la contradiction de la pratique prolétarienne au fait que la majorité des insurgés appartiennent à la CNT et au POUM, qui font tout pour les arrêter et y parviennent. "Un cycle historique était bouclé avec la destruction de la révolution espagnole: celui de la première offensive internationale du prolétariat contre le capitalisme." (Munis, op cit., p. 67) Une fois de plus, le prolétariat n'a pas agi comme "classe pour elle-même".

Malgré une expansion capitaliste planétaire, le prolétariat n'a su empêcher ni le décalage -- fatal -- dans le temps entre les divers soulèvements nationaux, ni surtout le dévoiement démocratique. Il a reconnu ses ennemis -- qui s'étaient démasqués pour ce qu'ils sont, dès 1914. Il n'a pas fait ce qu'il fallait pour les détruire, s'en prenant à l'ennemi visible et non à ce qui fonde son pouvoir: les rapports salariaux et marchands. Bien que, contrairement au XlXe siècle, il ait parfois pris l'offensive, il a continué de mener une action politique. En somme, il a seulement posé "les exigences tactiques de la première étape des nouveaux mouvements: antiparlementarisme, antisyndicalisme et antifrontisme". (Mouvement capitaliste et révolution russe, Bruxelles, 1974) Dès lors, la gauche communiste, qui pendant des années va s'employer à comprendre ce qui s'est passé, s'illustrera surtout par ses refus: refus des syndicats, de l'Etat (même et surtout) démocratique, des fronts populaires, de l'U.R.S.S., des mouvements de libération nationale, de la Résistance, etc., et cela parce que le prolétariat n'intervient plus comme mouvement social. Cet effacement du communisme comme force historique n'est pas forcément plus grave que celui de la seconde moitié du XIXe siècle, il fut en tout cas plus frappant.