De
la gauche allemande à Socialisme
ou Barbarie
Un
mouvement communiste, universel par nature, et qui était parti pour conquérir
le monde sur les pas du capitalisme, avait été conduit à ne pas prendre
l'offensive, sauf au centre du continent européen. Il fallait maintenant
s'employer à dresser son bilan à partir de lui-même et des contradictions
de la contre-révolution.
La
génération révolutionnaire ultérieure a eu l'avantage de pouvoir jeter
sur la période un regard plus clairement critique, mais s'est heurtée
à la difficulté supplémentaire de remonter à la source de théories dont
l'écho avait fini par devenir plus distinct que le son initial .
L'éclatement
de la guerre en 1914 avait témoigné de la faillite monstrueuse du monde
bourgeois et du mouvement ouvrier. Pourtant, après que l'humanisme bourgeois
et le réformisme salarial se furent effondrés côte à côte dans la boue
des tranchées, l'un et l'autre firent comme si cette catastrophe ne
réfutait pas les bases sur lesquelles ils avaient prospéré et entraîné
des millions d'êtres dans le gouffre. Tout le monde s'appliqua à refaire,
mais en mieux, en plus moderne, en plus démocratique, la même chose
qu'avant 14, alors que la civilisation capitaliste entière avait prouvé
sa faillite, et confirmé les prévisions apocalyptiques des révolutionnaires
et les mises en garde des bourgeois lucides.
"Nous
sommes les derniers [de la mystique républicaine]. Presque les après-derniers.
Aussitôt après nous commence un autre âge, un autre monde, le monde
de ceux qui ne croient plus à rien, qui s'en font gloire et orgueil."
(Péguy, Notre jeunesse)
Et,
pour accentuer encore la confusion, la Russie, l'Internationale communiste
et les P.C. allaient eux aussi, sous le masque radical, appuyer la reconstitution
d'un mouvement ouvrier et d'une démocratie rénovés, lesquels ne tardèrent
pas à ressembler aux précédents.
Contrairement
à ceux qui s'en remettaient vainement à l'activisme, la gauche communiste
comprit la profondeur de la contre-révolution et en tira ses conséquences.
Elle s'affirma comme résistance au capital et, pour cette raison, s'avéra
ensuite incapable de sortir des ses retranchements pour imaginer, à
partir des faits nouveaux mais surtout de l'invariance de la nature
du mouvement communiste, les traits futurs d'une révolution différente
de celles d'après 1917.
C'est
contre la social-démocratie et le léninisme -- devenu stalinisme --
qu'est née et qu'a grandi l'ultra-gauche. Contre eux, elle a affirmé
la spontanéité révolutionnaire du prolétariat. La gauche communiste
dite allemande (en fait germano-hollandaise) et ses dérivés ont maintenu
que la seule solution "humaine" résidait dans l'activité propre des
prolétaires, sans qu'il soit besoin de les éduquer ni de les organiser;
qu'un embryon de rapports sociaux radicalement différents est présent
dans l'action des ouvriers quand ils agissent par et pour eux-mêmes;
que l'expérience de la prise en main de leurs luttes par les prolétaires
les prépare à la prise en main de la société tout entière quand la révolution
devient possible; que les prolétaires doivent refuser de se laisser
déposséder aujourd'hui des actions les plus infimes par la bureaucratie
des syndicats et des partis, afin d'empêcher demain un Etat dit ouvrier
de gérer la production à leur place et d'instaurer un capitalisme d'Etat,
comme l'a fait la révolution russe. Elle affirme enfin que syndicats
et partis sont devenus des éléments du capitalisme.
Avant
d'être réduite à l'état de groupes minuscules, la gauche allemande avait
été la composante la plus avancée (et la plus nombreuse) du mouvement
des années 1917-1921. Ensuite, quelle qu'ait été sa faiblesse, elle
est restée le seul courant à défendre sans concessions les exploités,
en toutes circonstances. De même, refusa-t-elle de soutenir toute guerre,
fût-elle antifasciste (au contraire des trostkystes et d'un grand nombre
d'anarchistes) ou nationale (au contraire des bordiguistes), à l'exception
de la guerre d'Espagne, au cours de laquelle, emboîtant le pas de l'anarchisme,
elle alla jusqu'à soutenir la CNT.
Affirmant
dans la théorie l'autonomie du prolétariat contre le dirigisme, elle
dénonça tout ce qui privait la classe ouvrière de sa capacité d'initiative:
parlementarisme, syndicalisme, front de type antifasciste ou national
comme la Résistance française à l'occupation allemande, et tout appareil
tendant à se constituer en parti au-dessus de la classe ouvrière.
"L'émancipation
des prolétaires sera l'oeuvre des prolétaires eux-mêmes", dit le Manifeste.
Mais quelle émancipation ? Pour la gauche allemande, le communisme se
confond avec la gestion ouvrière. Elle ne voit pas que l'autonomie doit
s'exercer dans tous les domaines et pas seulement dans la production,
que c'est seulement en extirpant l'échange marchand de toutes les relations
sociales, de tout ce dont la vie se nourrit, que les prolétaires garderont
la maîtrise de leur révolution. Réorganiser une fois de plus la production,
c'est engendrer un nouvel appareil gestionnaire. Qui met en avant la
gestion se condamne à créer un appareil de gestion.
La
gestion de nos vies par les bureaucrates n'est qu'une facette de la
dépossession de nous-mêmes. Cette aliénation, le fait que d'autres que
nous-mêmes décident de notre vie, n'est pas une réalité administrative
qu'une autre gestion pourrait changer. L'accaparement des décisions
par une couche privilégiée de décideurs est un effet du rapport social
marchand et salarial. Dans les sociétés précapitalistes, l'artisan à
son compte voyait lui aussi son activité lui échapper au fur et à mesure
qu'elle entrait dans le mécanisme des prix. La logique du commerce lui
arrachait peu à peu le choix de ses actes. Il n'y avait pourtant aucun
"bureaucrate" pour lui dicter sa conduite. C'est simplement que l'argent
et le salariat contiennent déjà en eux la possibilité et la nécessité
de la dépossession. Il n'y a plus alors qu'une différence de degré entre
la dépossession de l'artisan et celle de l'O.S. de chez B.M.W. Certes
la différence n'est pas mince, mais dans les deux cas, leur "... travail
dépend de causes laissées en dehors d'eux..." (Dézamy, Code de la
communauté, 1842). Quant aux gestionnaires, ils incarnent cette
aliénation. Il ne s'agit donc pas plus de les remplacer par des conseils
que de remplacer les bourgeois par des bureaucrates issus des syndicats
et des partis -- le résultat ne manquerait pas de ressembler à l'expérience
russe de l'après 17.
Prise
en tenaille entre le S.P.D. et le C.I.O. -- les deux formes de la contre-révolution
nées des luttes ouvrières -- la gauche allemande sut s'opposer à l'une
et à l'autre. Elle eut toutefois du mal à voir que les I.W.W. auraient
disparu ou seraient devenu une organisation réformiste. Organisation
ouvrière autonome, les I.W.W. furent parés rétrospectivement de toutes
les vertus. Mais il ne suffit pas qu'une structure soit ouvrière et
antibureaucratique pour qu'elle soit révolutionnaire. Tout dépend de
ce qu'elle fait. Si elle donne dans l'action syndicale, elle devient
ce que sont les syndicats. Ainsi la gauche allemande s'est-elle méprise
sur la nature de la CNT. Dans l'ensemble, néanmoins, elle montra qu'il
est trop superficiel de ne s'en prendre qu'aux syndicats, et que c'est
l'activité réformiste des ouvriers qui entretient le réformisme organisé,
ouvertement contrerévolutionnaire.
La
gauche allemande a compris que le monde bourgeois d'avant 14 avait cédé
la place au monde capitaliste. Elle a su reconnaître le capital partout
où il était, y compris en URSS, alors qu'il faudra attendre 1945 pour
que Bordiga dise les choses aussi clairement. Le communisme de conseils
finira par s'enfermer dans le conseillisme, mais, au lendemain de la
guerre de 39-45, il verra la nécessité de sortir du cadre théorique
défini dans l'entre-deux-guerres. En 1946, Pannekoek comprend que le
prolétariat a subi "un échec lié à des buts trop restreints", et que
"la lutte réelle pour l'émancipation n'a pas encore commencé". Expression
la plus pure du prolétariat révolutionnaire de l'après-17, la gauche
allemande en reproduisait aussi les limites, qu'elle ne pouvait pas,
à elle seule, dépasser.
Héritière
de l'ultra-gauche après-guerre, la revue Socialisme ou Barbarie
va paraître en France entre 1949 et 1965. Organisationnellement, le
groupe qui se constitue autour de la revue n'est pas issu de la gauche
allemande mais du trotskysme, avant d'être rapidement rejoint par des
transfuges de la gauche italienne. S. ou B. n'en appartient pas
moins au conseillisme, même s'il n'a jamais lui-même revendiqué cette
filiation, auquel il est venu à partir d'une réflexion sur la bureaucratie,
née du rejet des positions trotskystes sur l'URSS.
L'un
des mérites de S. ou B. fut de chercher "la solution" dans le
prolétariat. Sans faire de populisme ni prétendre retrouver de quelconques
"valeurs ouvrières", il comprit que la prise de parole ouvrière était
bel et bien une condition du mouvement communiste. C'est ainsi qu'il
apporta son appui à des formes d'expression telles que Tribune ouvrière,
que publiaient des ouvriers de Renault. En cela, il s'inscrivait dans
le mouvement plus vaste qui allait culminer en mai 68 et donner naissances
à des ébauches d'organisations autonomes telles qu'InterEntreprises.
Qu'une minorité ouvrière se réunisse et prenne la parole est bien une
condition du communisme.
Les
syndicats et partis ouvriers proposent leurs services aux salariés en
échange d'une reconnaissance et d'un soutien, y compris financier. Les
groupes d'extrême-gauche prétendent offrir aux salariés une meilleure
défense de leurs intérêts que des bureaucrates, qu'ils jugent trop modérés.
En contrepartie, ils en demandent moins encore: l'approbation, même
distraite, de leur programme. Dirigistes ou libertaires, tous voient
la même solution de continuité entre prolétariat et communisme ils conçoivent
le contenu du communisme extérieurement au prolétariat. Ne voyant pas
de rapport intrinsèque entre prolétaire et révolution -- sinon que c'est
celui-là qui fera celle-ci -- ils sont obligés d'introduire un programme.
S.
ou B. a montré que l'action ouvrière contenait plus qu'une lutte
contre l'exploitation et qu'elle portait en elle le germe de relations
nouvelles. Mais il n'a vu cela que dans l'auto-organisation, non dans
la pratique prolétarienne--avatar monstrueux de la vie humaine produit
par le capital, qui, en éclatant, pourrait engendrer un autre monde.
A
condition de ne pas s'empêtrer dans les questions d'organisation et
de gestion du travail, l'observation de la vie d'usine permet de mettre
en lumière le sens communiste de la lutte des prolétaires. Ainsi, le
témoignage de l'ouvrier américain Ria Stone publié dans les premiers
numéros de la revue allait plus loin que la théorisation que fit Chaulieu
par la suite sur le contenu du socialisme (mais la publication du texte
de Stone n'aurait pas été possible sans l'"erreur" de Chaulieu).
S.
ou B. rompait avec l'ouvriérisme. "L'Expérience prolétarienne",
écrit par C. Lefort dans le n·11 (1952), est sans doute le texte le
plus profond de S. Ou B. Mais il en indique les limites et en
cela annonce son impasse. Il continue en effet de chercher une médiation
entre la misère de la condition ouvrière et sa révolte ouverte contre
le capital. Or c'est dans son sein que le prolétariat trouve les éléments
de sa révolte et le contenu de la révolution, non dans une organisation
posée comme préalable, et qui lui apporterait la conscience ou lui offrirait
une base de regroupement. Lefort voit le mécanisme révolutionnaire dans
les prolétaires eux-mêmes, mais dans leur organisation plus que dans
leur nature contradictoire. Aussi finit-il par réduire le contenu du
socialisme à la gestion ouvrière.
De
plus, et au lieu des témoignages ouvriers que souhaitait Lefort, S.
ou B. se lança dans la sociologie ouvrière, finissant par tout axer
sur la distinction entre direction et exécution. Il se distinguera en
cela d'lnformations et Correspondance Ouvrières (ICO) (que rejoindra
Lefort) bulletin et groupe ouvriériste et conseilliste, expression plus
immédiate de l'autonomie ouvrière, et du Groupe de Liaison pour l'Action
des Travailleurs (GLAT), fondé en 1959, également ouvriériste, mais
soucieux de publier des analyses minutieuses de l'évolution du capitalisme.
Chacun à sa manière, ICO et le GLAT seront présents au centre universitaire
Censier, occupé par les révolutionnaires en mai 68.
L'insurrection
hongroise de 1956 donna une nouvelle vigueur à S. ou B. tout
en l'enfonçant plus encore dans le conseillisme. Elle y vit en effet
la confirmation de ses thèses alors que la forme "conseil" venait de
donner la preuve qu'elle était capable de faire tout le contraire du
conseillisme, comme d'apporter son appui à un stalinien libéral. S.
ou B. abandonna bientôt ses anciens repères marxistes et se lança
dans un vagabondage intellectuel qui devait prendre fin en 1965. Cette
évolution déclencha le départ des "marxistes", qui fondèrent Pouvoir
Ouvrier (P.O.) en 1963. Et c'est l'un des membres de PO, Pierre Guillaume,
qui allait créer deux ans plus tard la librairie la Vieille Taupe, dont
on verra plus loin le rôle.
Comme
l'Internationale Situationniste, mais autrement, S. ou B. sut
"coller" à la modernisation de la société occidentale. Ses thèses sur
le capitalisme bureaucratique et sur la société bureaucratique, nées
à la fois de la hantise d'une prise du pouvoir par les staliniens et
du bouleversement de la société française orchestré par l'Etat, exprimaient
la crise qui se mit à ronger, surtout en France, le modèle industriel
dominant. En propageant des slogans comme "Pouvoir Ouvrier - Pouvoir
Paysan - Pouvoir Etudiant" (tract PSU, juin 1968), en faisant de "la
gestion autonome et démocratique" l'objectif n·1, le mouvement de mai
68 popularisera les thèmes de S. ou B., montrant du même coup
les limites du groupe et du mouvement tout entier.
En
1969, la revue Invariance concluait: "Socialisme ou Barbarie
n'est pas un accident. Il exprime de façon nette une position diffuse
à l'échelle mondiale: interprétation de l'absence du prolétariat et
de la montée des nouvelles classes moyennes... Socialisme ou Barbarie
a rempli son rôle de dépasser les sectes parce qu'il a débouché dans
l'immédiat, dans le présent, coupant toute attache avec le passé [...]"
(n· 6, 1e série, p. 29)
La
gauche communiste dite allemande:
S.
Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, 1969.
D.
Authier, La Gauche allemande. Textes, La Vecchia Talpa, Invariance,
La Vieille Taupe, 1973.
D.
Authier, J. Barrot, La Gauche communiste en Allemagne 1918-21,
Payot, 1976.
Les
revues animées par Mattick de 1934 à 1943, International Council
Correspondence, Living Marxism et New Essays, ont été rééditées
par Greenwood Corp., Westport, Connecticut, Etats-Unis. Une sélection
se trouve dans La Contre-révolution bureaucratique, UGE, 10/18.
P.
Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI, 1972.
P.
Souyri, Révolution et contre-révolution en Chine, C. Bourgeois,
1982.
Sur
Socialisme ou Barbarie, postface de P. Guillaume aux Rapports
de production en Russie de Chaulieu. La Vieille Taupe, 1972.
La
gauche italienne et Bordiga
A
l'instar des autres courants de la gauche communiste, la gauche dite
par simplification italienne montra que le prolétaire était plus qu'un
producteur qui lutte pour mettre fin à sa pauvreté (thèse de la gauche)
ou à son exploitation (thèse du gauchisme). Elle sut reconnaître dans
l'oeuvre de Marx "une description des caractères de la société communiste"
(Bordiga). Elle affirma le contenu antimercantile et antisalarial de
la révolution. Et elle renoua avec l'utopie.
"Nous
sommes les seuls à fonder notre action sur le futur."
Bordiga
faisait une critique implicite de la coupure établie par Engels dans
l'Anti-Duhring entre science et utopie qui, dit-il, repose sur
"une base fausse". Il définit les révolutionnaires comme des "explorateurs
du futur". Pour lui, I'utopie n'est pas prévision mais perspective d'avenir.
Il restitue à la révolution sa dimension humaine et aborde même ce qu'on
appellera vingt ans plus tard l'écologie. Mais il conçoit la révolution
comme application d'un programme par "le parti", non comme une dynamique
unifiant les hommes à mesure qu'ils communisent le monde.
Or,
on peut présager qu'un mouvement de communisation, détruisant l'Etat,
sapant la base sociale de l'ennemi, s'élargissant sous l'effet de l'attrait
irrésistible que susciterait la naissance de nouvelles relations entre
les hommes, souderait le camp révolutionnaire mieux que tout pouvoir
qui, attendant pour communiser le monde d'avoir conquis la planète,
ne se comporterait pas autrement qu'un... Etat. Une série de mesures
élémentaires et de chocs en retour permettrait une énorme économie de
moyens matériels et décuplerait l'inventivité. Le communisme amènerait
à abandonner de nombreuses productions, à se passer des "économies d'échelle"
imposées par la rentabilité. La valorisation, qui impose de concentrer,
pousse le capitalisme au gigantisme (mégalopoles, boulimie d'énergie)
et l'oblige à négliger toutes les forces de production non rentables.
Le communisme au contraire pourra décentraliser, utiliser les ressources
locales, et cela non pas parce que l'humanité centralisée en un parti
l'aura décidé mais parce que les besoins nés de la pratique des gens
les pousseront à vivre autrement sur cette terre. Alors cessera le conflit
"espace contre ciment" dont parlait Bordiga.
La
gauche italienne a mis en avant le communisme, surtout après 1945, sans
le saisir comme mouvement de l'activité humaine tendant à se libérer.
Après 1917, le prolétariat s'était battu sans s'attaquer aux fondements
de la société, aussi les groupes radicaux eurent-ils le plus grand mal
à saisir par la pensée ces fondements de la vie sociale et donc de la
révolution.
En
outre, Bordiga ne tire pas toutes les implications de sa vision du communisme.
Au lieu de définir la "dictature du prolétariat" à partir de la communisation,
il enferme celle-ci dans une dictature politique qui en fait d'abord
une question de pouvoir. La gauche allemande avait eu l'intuition que
le communisme réside dans l'être-prolétaire, mais sans saisir la vraie
nature du communisme. La gauche italienne au contraire a compris la
nature du communisme mais a privé le prolétaire de sa mise en oeuvre
pour la confier à un parti gardien des principes, chargé de l'imposer
par la force.
Certes,
Bordiga a fait une critique fort juste de la démocratie. On a souvent
reproché à la démocratie de séparer les prolétaires, unis dans l'action,
par le vote, et préconisé à la place la "vraie démocratie", "ouvrière",
où les décisions sont prises par tous, en assemblée générale, etc. Or,
a montré Bordiga, la démocratie opère cette séparation dans la décision
parce qu'elle sépare le moment de la décision. Faire croire que l'on
suspend tout à un moment privilégié pour savoir ce que l'on va décider,
qui l'emportera, et créer à cette fin une instance de délibération,
de décision: voilà l'illusion démocratique! L'activité humaine ne conduit
à isoler aussi formellement le moment de la décision que si cette activité
est elle-même contradictoire, que si déjà des conflits la traversent,
que si déjà des pouvoirs antagoniques s'y sont instaurés. La structure
de réunion des opinions n'est alors qu'une façade masquant la véritable
décision, imposée par le jeu des pressions antérieures.
La
démocratie établit une coupure dans le temps, fait comme si on repartait
à zéro. On pourrait appliquer au rite démocratique l'analyse que fait
Mircea Eliade des religions où, périodiquement, on rejoue le passage
du chaos à l'ordre, en se plaçant pour un bref instant hors du temps,
comme si tout était redevenu possible. La démocratie a été érigée en
principe dans les sociétés où les maîtres devaient se rencontrer pour
se partager le pouvoir en respectant la règle d'un jeu, quitte à recourir
à la dictature (forme de gouvernement admise dans la Grèce antique)
dès que le jeu se bloquait.
Tout
en démontrant fort bien que le principe démocratique est étranger aux
fondements de l'action révolutionnaire et de la vie humaine, Bordiga
est incapable d'imaginer l'interaction des pratiques subversives des
prolétaires et il ne conçoit pas d'autre solution que la dictature (du
parti). La gauche allemande était tombée dans l'erreur démocratique
par fétichisme du conseil ouvrier. La gauche italienne se heurte à la
fausse alternative qu'elle avait elle-même dénoncée et se prononce en
faveur de la dictature, faute d'avoir saisi les capacités subversives
du prolétariat et son aptitude à centraliser son action, voire à mettre
en oeuvre une discipline monolithique en cas de nécessité.
Profondément
contradictoire, Bordiga critique implicitement Lénine, la social-démocratie,
le marxisme -- mais à moitié. Revenant aux thèses de Lénine, il va même
jusqu'à rédiger un long éloge de La Maladie infantile, ce qui
trompera une bonne partie de la génération de révolutionnaires apparue
vers 1968, laquelle ne verra dans le bordiguisme qu'une variante du
léninisme.
Pour
la gauche allemande, les organes ouvriers unitaires de base représentaient
la classe. Pour la gauche italienne, les syndicats représentent la classe.
Le fait que les ouvriers s'y trouvent lui semble plus important que
ce qu'ils y font. "Le syndicat, même quand il est corrompu, est toujours
un centre ouvrier." (Bordiga, 1921) Le syndicat contient donc toujours
pour elle un potentiel d'action révolutionnaire. Dans les deux cas,
la forme -- I'organisation d'ouvriers -- passe avant le contenu -- la
fonction de cette organisation. L'erreur fondamentale de Bordiga fut
de maintenir la coupure entre politique et économie, héritée de la Ile
Internationale, et que la IIIe ne remit pas en cause. L'offensive de
1917-1921 avait rejeté en pratique cette séparation mais elle n'était
pas allée assez loin pour l'imposer dans l'esprit de l'ensemble des
communistes de gauche.
"La
conscience prolétarienne peut renaître dans la mesure où les batailles
économiques partielles se développent jusqu'à atteindre la phase supérieure
politique qui pose le problème du pouvoir." (Communisme, n·1,
avril 1937).
Non.
Il faut qu'il y ait déjà, embryonnairement (comment la déceler, l'aider
à mûrir, tout est là...), une critique sociale dans les premières phases
d'un mouvement comme dans les suivantes, qui remette justement en cause
économie et politique, par le refus du réalisme (revendications compatibles
avec la vie de l'entreprise) et de la médiation (partage du pouvoir,
confiance accordée aux organes entre travail et capital) .
La
faiblesse de Bordiga découle de son incompréhension du fait que le communisme
surgit des besoins et des pratiques créés par la condition concrète
du prolétariat. Bordiga se pose la question du PASSAGE de la lutte ouvrière
de l'économie à la politique. Il distingue mal le processus révolutionnaire.
Il sait que le communisme ne se construit pas, que la révolution se
contente de faire sauter les obstacles d'une vie dont la plupart des
éléments existent déjà "dans les entrailles" (Marx) du capitalisme.
Mais pour lui la révolution demeure l'action d'un pouvoir politique
qui modifie l'économie. Il ne voit pas que la communisation et la lutte
contre l'Etat sont nécessairement simultanées.
Les
spéculations sur les différentes formes d'organisation (conseil, parti,
organe ouvrier de masse) et la séparation dans la théorie entre politique
et économie témoignaient de ce que le prolétariat qui, dès avant 14
avait perdu dans les faits le sens de son unité, ne l'avait guère retrouvé
après 17. L'organisation venait combler le vide de la pratique révolutionnaire
des prolétaires. Quand les contradictions sociales n'amènent pas de
mouvement subversif, on cherche une clé théorique. Bordiga la trouva
dans le mouvement économique des ouvriers, qui était censé engendrer
une action révolutionnaire grâce à l'aide du parti. L'a priori remplaçait
la vision de la totalité.
Invariance,
qui reprenait les thèses de Bordiga, avait commencé à paraître avant
mai 68. A la Vieille Taupe, Pierre Guillaume insistait auprès des amis
et des clients sur l'importance de cette revue. Le premier mérite d'Invariance
fut d'avoir attiré l'attention sur les aspects les plus riches des théories
de Bordiga, au moment où le Parti Communiste International, qui se chargeait
surtout de gérer l'héritage bordiguiste, en parlait peu, taisant même
le nom de Bordiga au nom de l'anonymat du parti, et préférait mettre
l'accent sur les refus de la gauche italienne: lutte contre l'antifascisme,
contre l'éducationnisme, etc.
Bordiga
avait vu dans l'oeuvre de Marx une description du communisme. Dès le
n·1, rédigé par Camatte et Dangeville, Invariance affirmait que
"c'est de la description de la société communiste que Marx et Engels
ont tiré les caractères de la forme parti". Mais Invariance resta
prisonnière de la métaphysique du parti.
Dans
la période 1917-1937, et moins encore à cette apogée de la contrerévolution
que marquèrent la guerre et la reconstruction, le prolétariat ne s'était
imposé pour ce qu'il est -- résultante de pratiques et de besoins issus
de sa condition profonde. Pour résister à la contrerévolution, la gauche
italienne construisit une métaphysique du prolétariat, entité qui prit
la place du mouvement réel absent, et sa référence au parti lui servit
à préserver la perspective révolutionnaire, tout comme sa méfiance à
l'égard de l'"anarchisme" (ce vocable incluant même le conseillisme
de la gauche allemande) lui servit de garde-fou contre les risques de
déviation vers la démocratie.
La
gauche communiste dite italienne:
La
Gauche Communiste d'Italie, Courant Communiste International, 1981.
Bordiga
et la passion du communisme, Spartacus, 1974.
De
nombreux textes de Bordiga sont dans Invariance, Le Fil du Temps,
Programme Communiste, le plus souvent anonymement.
"Bilan".
Contre-révolution en Espagne 1936-1939, UGE, 10/18,1978.
(J.
Barrot, Communisme et "question russe", 1972, contenant Critique
de l'idéologie ultra-gauche et Capitalisme et communisme,
est disponible à Parallèles, 47 rue du Fb. St-Honoré, Paris.)
(Le
Mouvement communiste, n· 5, "De la politique", 1973, et Pour
une critique de l'idéologie anti-militariste, 1975, sont encore
disponibles.)
Vers
une reprise révolutionnaire?
Entre
la fin de l'assaut révolutionnaire consécutif à la guerre de 1914-1918
et le milieu des années 60, le prolétariat avait progressivement cessé
d'exister en tant que force sociale dans chacun des pays où il s'était
manifesté, à partir de 1921 en Allemagne, après 1926 en Chine, après
1937 en Espagne, mais il n'avait pas pour autant disparu.
La
classe ouvrière continua à agir entre autres dans les pays coloniaux
mais souvent comme remplaçant ou comme appui d'une bourgeoisie nationale
débile. Ce rôle, quoique déterminant dans sa transformation en objet
du capital, n'étouffait pas entièrement un état de rébellion endémique.
L'Afrique noire connut des grèves imposantes après 1945: cheminots d'A.O.F.
en 1947-1948, grève générale à Dakar et Conakry en 1953. En Guinée,
au Mali, en Côte-d'lvoire, s'opère une osmose entre les syndicats et
les partis bourgeois démocratiques indigènes. Et après que ces Etats
ont obtenu l'indépendance, les partis uniques qui gouvernent ont du
mal à contrôler les tendances à l'insubordination (grande grève des
dockers au Ghana en 1961).
Aux
Etats-Unis malgré la clause antigrève, en Allemagne sous le nazisme,
dans les pays de l'Est sous le stalinisme, une fraction rebelle des
prolétaires continue de se manifester.
La
grève générale chez Fiat en 1942 et les grèves nombreuses en mars 1943
en Italie sont détournées d'un sens prolétarien et réorientées par la
bourgeoisie et l'Etat dans le sens d'un retour à la démocratie (volte-face
anti-fasciste et pro-alliée du 25 juillet 1943). Le nazisme n'empêche
pas non plus des grèves importantes à la fin de 1941 et en 1942 en Allemagne.
A tel point que la renaissance de la gauche "italienne" se construit
sur l'idée de la renaissance d'un mouvement. (Rappelons que même le
groupe publiant Bilan puis Octobre se demandait à la veille
de 1939 si la révolution n'était pas possible, et théorisait même à
partir de sa probabilité.)
Aussi,
dès avant la fin du conflit un débat s'instaure-t-il dans le mouvement
révolutionnaire pour savoir si une issue révolutionnaire est possible.
Munis n'en exclut pas l'éventualité. Bordiga n'y croyait pas. En effet,
les pays vainqueurs -- y compris l'Italie -- ont été trop gagnés par
la démocratie pour que cette dernière ne parvienne à absorber les tensions
sociales qui règnent un peu partout. En Allemagne, l'existence de millions
de soldats démobilisés, d'étrangers de toutes origines, d'anciens prisonniers,
à un moment où l'Etat s'est effondré, crée une situation de troubles.
Mais les différents groupes en présence, quoique potentiellement révolutionnaires,
ne possèdent pas chacun la cohésion suffisante pour s'affirmer et chercher
autre chose que la survie. Les exclus de la production, marginalisés,
se montrent incapables d'agir; ceux qui y sont intégrés revendiquent
son maintien, sa démocratisation, et veulent être reconnus. La relative
passivité ouvrière s'explique aussi par la répression qu'exercent les
milices patronales. Le rôle de la "police industrielle" ne déclinera
que lorsque le capital pourra s'associer les ouvriers, vers 1950 Jusque-là,
elle restera nécessaire pour prévenir ou réprimer les émeutes de la
faim (1947) ou les grèves générales contre la réforme monétaire (1948).
"[...]
une autonomie ouvrière fragmentaire s'épuisait, dans les mois décisifs
de l'après-guerre, à résoudre les problèmes d'existence les plus importants
de la classe et, loin derrière, un réformisme ouvrier impuissant, mais
pourtant assez fort pour reprendre le contrôle au bon moment de toutes
les tentatives embryonnaires, se proposait de construire un pouvoir
ouvrier antagonique." (K. Roth, L'autre mouvement ouvrier en Allemagne.
1945-1978, Ed. Bourgois, 1979, p. 21)
Après
1947, on assiste au Japon à des luttes très dures; des grèves de plusieurs
semaines aboutissent à l'interdiction de la grève dans les services
publics (1948), au licenciement de 30% du personnel chez Toyota (1950)
et à des licenciements massifs chez Nissan (1953).
La
force du capital tient autant à la violence militaire ou policière,
qu'à sa dynamique économique. En Allemagne fédérale, l'introduction
massive de chaînes et 1' embauche aussi massive d'O.S. pour les servir
entraîne l'élimination progressive des Ouvriers Professionnels, et la
marginalisation du PC (KPDI, qui finit par être interdit en 1956, et
ne reparaîtra qu'en 1969 sous le nom de DKP. La bourgeoisie allemande
investit justement là où le PC était fort, dans les mines, dans la sidérurgie,
afin de créer "un nouveau type d'ouvrier "dépolitisé" et dominé par
les machines" (Roth), grâce à l'afflux des réfugiés d'Allemagne de l'Est,
et recrée ainsi la division entre Allemands et étrangers, entretenue
entre 1942 et 1944. Quand les réfugiés revendiquent à leur tour (1956-1957),
le capital commence à importer des ouvriers d'Europe du Sud, qui seront
déjà un million en 1961.
On
constate donc la permanence d'une résistance ouvrière au capital et
à la généralisation de l'OST. En 1946, près de trois millions d'ouvriers
américains font grève contre la baisse des salaires réels, mais les
syndicats dominent la grève. En 1959, 600.000 sidérurgistes américains
restent 116 jours en grève pour que le syndicat conserve un droit de
regard sur les méthodes de production, et obtiennent une victoire sur
le papier. Mais tout cela n'empêche pas la croissance, qui est encore
dans une phase ascendante, de digérer ces mouvements. Dès le milieu
des années 60, en revanche, commence une baisse de la rentabilité industrielle,
analysée aujourd'hui dans une optique quasi "marxiste" par les experts
de l'économie.
Le
capitalisme -- transformation du travail en marchandise -- domine toute
la société quand il intègre dans son cycle les conditions de reproduction
de la force de travail, c'est-à-dire quand il transforme toute la vie
en marchandise. Mais cette domination se heurte à un obstacle qui tient
au fait qu'on ne reproduit pas l'être humain, même prolétarisé, comme
des objets en série. De plus, I'OST, qui parcellarise le travail, entre
en contradiction avec la continuité indispensable au processus productif.
Enfin,
la résistance ouvrière entraîne aussi une diminution de la rentabilité.
En Italie, certaines grèves de 1960 annoncent 1969 par une remise en
cause, non seulement des conditions de travail et de salaire, mais du
"régime de l'usine lui-même" (Grisoni, Portelli, Les luttes ouvrières
en Italie de 1960 à 1976, Aubier-Montaigne, 1976, p. 70), et la
tenue de grandes assemblées au sein de l'usine. La grève des électromécaniciens
(1960) mobilise des quartiers entiers, et les étudiants rejoignent les
ouvriers. En 1962, la grève chez Lancia déborde aussi de l'entreprise
vers la ville. Dans le triangle Milan-Gênes-Turin, les immigrés du Sud,
moins encadrés par les syndicats, le PC et le PS que la classe ouvrière
du Nord, vont être le fer de lance des grèves du miracle économique.
Ces grèves culminent en 1962, à Turin, où les ouvriers se battent pendant
trois jours contre la police et détruisent le siège de l'UIL, syndicat
comparable à FO. En Allemagne fédérale, les années 1966-1967 marquent
un tournant dans l'attitude capitaliste, non seulement vis-à-vis des
immigrés (300.000 d'entre eux sont expulsés) mais du travail en général.
Le capital impose désormais des normes à ceux des ouvriers qui échappaient
aux tâches les plus contraignantes ainsi qu'aux employés, grâce à l'introduction
de la cybernétique et de l'informatique. Couche salariée en expansion,
les postiers, soumis à une mécanisation accélérée du travail, lancent
des grèves, mal maîtrisées par les syndicats, aux Etats-Unis et au Canada
(1970), en Grande-Bretagne (1971), et en France (1974). En Allemagne,
les étudiants s'agitent en 1966-1967, et sont bientôt suivis par les
ouvriers, qui feront massivement grève en 1969. En France, les grèves
des six mois qui précèdent mai 68, et surtout l'émeute ouvrière de Caen,
sont le signe d'un début de rébellion chez les O.S., et marquant la
rupture, encore superficielle, du consensus. La jeunesse universitaire
constate que son avenir de cadre n'est pas aussi séduisant qu'on le
lui promettait; la jeunesse ouvrière n'acceptait plus la discipline
du travail posté aussi facilement que ses aînés mieux intégrés dans
le capital. Le cycle économique (premiers grippages de la croissance)
se combine à un cycle des générations.
Aux
Etats-Unis, par exemple, les jeunes des années 30 et 40, syndiqués au
CIO, sont les "intégrés" de 1950-1960, qui défendent leurs privilèges,
grâce aux structures syndicales américaines (closed shop, union shop),
faisant le jeu patronal de la division. Le mouvement des années 60 naît
en partie en dehors d'eux et contre eux, d'une dégradation des conditions
de vie de certaines fractions de la classe ouvrière (femmes, minorités
ethniques, jeunes), alors que le "niveau de vie" des ouvriers blancs,
d'âge mûr et de sexe masculin, continue à s'élever. Après 1950, le syndicalisme
ouvrier américain commence à décliner, les nouveaux ouvriers se syndiquant
peu, et toute une partie de la classe ouvrière voit ses conditions d'emploi,
de santé, etc., se détériorer.
La
fin des années 60 marque donc bien un changement. La rébellion se radicalise
plus vite, à la fois parce que le capital est encore dans une phase
ascendante, et que cette ascension est perturbée par des ratés. Les
premières restrictions de ce qu'offre le capital amènent à critiquer
justement ce qu'il offre et non, comme en période de récession prolongée,
à exiger qu'il continue à offrir, en mieux si possible, la même chose
qu'avant.
La
bourgeoisie va riposter par des réajustements politiques. En 1969, l'Allemagne
voit l'arrivée au pouvoir de la coalition SPD-libéraux, la légalisation
du PC, souhaitée par une fraction du patronat, et la mise au rancart
des milices d'usine créées au lendemain de la guerre, et qui comptaient
60.000 hommes. Le projet d'automilice d'entreprise, organisation de
masse regroupant la majorité silencieuse contre la minorité radicale,
est abandonné. Les socialistes au pouvoir se chargent de renforcer l'appareil
policier et d'introduire une législation d'exception (interdictions
professionnelles). Mais l'existence d'une solution de rechange politique
-- la gauche -- n'implique pas que cette dernière doive automatiquement
venir au pouvoir dès qu'il y a crise. En France, par exemple, un gouvernement
de gauche qui se serait maintenu sans interruption depuis 1968 ou même
1974 se serait usé. Pour rester crédible et jouer son rôle, la gauche
doit demeurer un espoir, réalisé de temps en temps, mais pas trop souvent.
C'est ce qui se produit en France en 1967, où la droite ne remporte
les élections législatives que d'une voix de majorité.
Le
rapport de force évoluant en faveur des ouvriers, la répression, les
licenciements, le chômage même, ne suffisant pas à les discipliner,
il faut trouver autre chose, retourner contre les ouvriers leur aspiration
à ne plus être des pions, à dire leur mot. A un bout, c'est la politique
contractuelle, la démarche unitaire syndicale. A l'autre, c'est la dérive
à gauche (parfois gauchiste) des syndicats, l'idéologie autogestionnaire.
A
la fois effet et cause de la chronique insubordination ouvrière, la
réorganisation industrielle conduit à séparer une couche d'exécutants,
dépourvus de la compréhension du procès de travail, d'une couche de
surveillants maîtrisant mieux la marche de l'ensemble de l'entreprise,
et reformant (c'est du moins l'espoir du patronat) une nouvelle aristocratie
ouvrière. Mais les patrons ne parviennent pas à faire des syndicats
des "associations de chefs de services, de préparateurs, de chronométreurs,
de contremaîtres disposant d'un certain . appui chez les ouvriers requalifiés
[...]". (Roth, p. 121) D'ailleurs serait-ce souhaitable? Il serait dangereux
pour le capital d'exclure systématiquement les salariés défavorisés
de toute forme de représentation .
Quoi
qu'il en soit, cette réorganisation ne permettra pas de prévenir les
conflits. Alors qu'en 1969, en Allemagne, les cadres et les ouvriers
qualifiés avaient pris la tête du mouvement au bout de deux jours, lors
des grèves de 1973, les O.S., qui demandaient entre autre des augmentations
non hiérarchisées, resteront autonomes et iront jusqu'à former des comités
de grève non syndicaux; ce qui n'empêchera pas le patronat de contrer
ces grèves efficacement. Le centre de gravité de la classe se déplace.
Chez Ford-Allemagne, grand mouvement, grand échec: la direction doit
écraser une grève qui va trop loin. Les ouvriers n'ont pas la force
(la volonté, le besoin) d'aller au-delà de la grève, même lorsqu'elle
est très dure. On se heurte ici à l'éternel problème: une usine occupée
est un point vulnérable même si l'on s'y retranche comme dans un bastion
car l'Etat peut toujours concentrer des forces supérieures. Si les grévistes
veulent sortir du quartier ou de l'entreprise qu'ils maîtrisent, ils
se font arrêter ou refouler. Comment donc éviter le repli forcé sur
le lieu de travail sinon en faisant autre chose, en allant au-delà du
simple arrêt et refus du travail ? Comme disait le président du Conseil
d'entreprise de Ford-Allemagne en 1973: "Il n'y a pas de place ici pour
des améliorations, ou on la ferme ou on fait la révolution."
A
partir de la fin de la prospérité triomphante, les couches salariées
défavorisées (ouvriers de fraîche date, jeunes peu qualifiés, immigrés,
femmes sous-payée s ) mènent des actions dures. Les premiers cas se
produisent en 1967-1968 (automobile, en France) et les exemples vont
ensuite se multiplier (postiers, intérimaires en Italie, etc.). Ces
luttes se distinguent des actions "de crise" liées à l'emploi, comme
en France chez Lip ou dans la métallurgie. Elles conservent en effet
des traits revendicatifs classiques: hausse uni,forme des salaires,
allongement des congés, rattrapage du retard par rapport aux autres
couches de salariés (retard qui était une des conditions de la croissance).
Elles ne sont pas forcément anti-syndicales -- 1968 fut parfois l'occasion
d'implanter le syndicat dans des entreprises archaïques.
En
France, cette lutte de nouveaux salariés éclate souvent dans des entreprises
excentriques, loin des grandes villes et des forteresses ouvrières comme
Renault -- qui sont aussi des prisons, même sans mur d'enceinte ni barrière.
Le capital croyait n'avoir rien à craindre d'un personnel docile dans
des entreprises créées lors de la décentralisation industrielle des
années 60, et qui avaient permis de combattre la résistance de l'Ouvrier
Professionnel à l'OST, c'est-à-dire de faire éclater les banlieues rouges
en implantant des usines "différentes" à la campagne. L'usine s'était
installée comme une école neuve, et les anciens paysans, les femmes,
les jeunes y étaient allés jouer leur rôle sous la houlette paternelle
d'un patron devenu "chef d'entreprise". Ces salariés avaient commencé
par revendiquer ce que les patrons accordent "normalement" aux prolétaires.
Et leur protestation finit par les conduire à remettre en cause non
seulement leurs conditions de salaire et de travail mais aussi ceux
qui gèrent (patrons), défendent (police) et aménagent (syndicats) ces
conditions. Mai 68 sera la prise de conscience vague du fait que toutes
ces forces conservatrices vivent de l'ordre établi et ont besoin de
son maintien. Contre elles, ou plutôt malgré elles, "mai" n'imaginera
qu'une autogestion généralisée, dont on parlera sans l'amorcer. Mais
le mouvement apparu vers 1965 est assez puissant pour ne pas s'épuiser
dans les limites d'un mai 68.
Aux
Etats-Unis, il y a confluence d'un refus étudiant (de la guerre du Vietnam),
d'un ample mouvement d'O.S., et d'émeutes (depuis Watts en 1965) mettant
en question non les rapports de production mais les rapports de distribution,
non le capital dans sa totalité mais la forme marchande qu'il imprime
à la vie. La "reprise révolutionnaire" de la fin des années 60 se signale
par la convergence mais non l'interpénétration ni la fusion d'actions
nées dans la production avec celles portant sur l'échange marchand.
Comme système social, le salariat moderne synthétise l'acte productif
dans l'entreprise et la "libre" disposition de l'argent qu'on y gagne
hors de l'entreprise. Tant que la remise en cause porte seulement sur
l'une ou l'autre de ces sphères (travail/extra-travail), le système
salarial conserve son unité et sa force.
Une
erreur de perspective, due à la poussée du nationalisme noir aux Etats-Unis
(anti-révolutionnaire comme tout nationalisme), a fait croire à l'existence
d'un mouvement ouvrier noir spécifique, plus radical. En fait, la révolte
prolétarienne américaine ne fut pas plus virulente chez les ouvriers
noirs que chez les blancs. Le conservatisme ouvrier, qui existe par
exemple dans le bâtiment, n'est pas pire aux Etats-Unis qu'en France.
Il n'y eut pas plus d'ouvriers américains à soutenir Nixon contre le
Viet Cong que d'ouvriers français derrière leurs gouvernements successifs
pendant la guerre d'Algérie.
Les
événements de Lordstown (Ohio) sont à la charnière de deux époques.
A la fin des années 60, c'est l'une des dernières grandes applications
du fordisme. Pour produire la Vega, General Motors attire les jeunes
(l'âge moyen est de 26 ans), accroît la productivité, augmente la proportion
d'O.S., déqualifie tout en offrant plus d'argent (comme Ford 40 ans
plus tôt), mais introduit aussi la robotisation. En 1970, il est le
premier constructeur automobile à installer des chaînes robotisées avec
engins Unimation (premier fabricant américain de robots). Les autres
firmes attendront le milieu des années 70 pour l'imiter (Renault en
1979 seulement). La cadence de production y est alors le double de la
moyenne mondiale (100 véhicules à l'heure au lieu de 50). Conçu pour
contrecarrer la rébellion passive et active des jeunes, ce système entraîne
un absentéisme redoublé et un sabotage larvé. Le capital a voulu rehausser
les cadences sans proposer tellement mieux aux salariés que ce qu'il
leur donne depuis longtemps: la consommation de masse ne compense plus
l'aliénation du travail comme en 1920 ou 1930, sa nouveauté s'épuise.
La révolte endémique n'empêche pas le syndicat de mener et de saboter
la grève de 1972, sans doute le "premier grand conflit antirobotique
aux E.-U." (Le Quément, p. 197), avec celui des dockers de la côte Ouest
contre la containeurisation (1971-1972). Le conflit de Lordstown se
solde par 800 mises à pied, mais il montre surtout à la bourgeoisie
que la robotisation doit s'installer progressivement sous peine de faire
rebondir la contestation (déjà latente et parfois explosive) du travail
industriel. On fera donc coexister chaînes automatisées et chaînes d'assemblage
classiques.
Le
mouvement anti-guerre américain, pacifiste dans son ensemble, va jouer
néanmoins un rôle subversif en s'opposant à l'Etat et à l'armée en guerre.
C'est la critique d'un monde ascendant qui entre en crise (nous ne disons
pas décadence). Est-ce un hasard si c'est en 1965 que les Etats-Unis
envoient 500.000 soldats occuper le Vietnam du Sud (pas même y faire
la guerre: peu combattirent le Viet Cong et les troupes du Nord)? Un
tel corps expéditionnaire, dont les experts dirent dès le début qu'il
était inefficace, est bien le produit typique d'un capitalisme occidental
trop sûr de lui, confiant dans son modèle industriel comme dans la supériorité
de la forme de guerre qu'il mène par rapport à celle de "sous-développés".
Le refus de la guerre par une bonne partie de la jeunesse américaine
attaquait le fondement même de la civilisation marchande et étatique
contemporaine. Du même mouvement, le pacifisme américain accusait l'Etat
et le capital d'occuper tout le terrain, de ne pas accorder assez d'autonomie
et d'espace social aux "gens". Socialisme ou Barbarie, dont le
dernier numéro parut en 1965, était, là encore, une expression adéquate
de cette quête réelle d'un monde nouveau, même si elle ne s'en prenait
pas aux racines de l'ancien.
L'Internationale
Situationniste
L'invasion
capitaliste de la totalité de la vie, accélérée par le cycle de prospérité
amorcé depuis 1950 avait produit sa critique libérale: ouvrages de Vance
Packard sur l'obsolescence planifiée , de Riesman sur la "foule solitaire",
d'Henri Lefebvre sur la vie quotidienne, etc. Les pays industriels plus
tardivement marchandisés, comme la France, ont longtemps entretenu une
réaction de repli frileux devant l'"américanisme" (voir en particulier
Le Monde). Vers 1960, au moment où une critique pratique des
prolétaires coincide avec une première inquiétude sur la limite et le
sens de cette croissance, c'est l'ensemble du mode et même du style
de vie capitaliste moderne qui est sur la sellette. Dans ce contexte,
l'Internationale Situationniste (1957-1971), point de rencontre du Nouveau
Monde, orgueilleux de sa modernité, et du Vieux Monde, ébranlé par la
consommation de masse, l'IS qui réunissait en effet d'une part des Allemands,
des Scandinaves, des Américains et d'autre part des Français et des
Italiens, va apporter une contribution décisive à la critique de la
colonisation marchande généralisée.
Effet
de la prospérité des années 60, l'IS a pu entreprendre une critique
du monde sans s'enfermer dans l'économie, la production, l'usine, les
ouvriers, alors même que les ouvriers, comme chez FIAT en 1969, faisaient
aussi de l'espace extra-travail (logement et transports) un point de
départ de leur action. L'IS a renoué avec la critique de l'économie
politique de la période précédant 1848.
C'est
l'évolution historique qui force à voir que la vie salariale ne se déroule
pas seulement sur le lieu de travail. L'ancien mouvement ouvrier, celui
qui a disparu en tant que réseau social pour céder la place à des organes
de négociation, étendait ses ramifications à tous les aspects de la
vie du prolétaire. Partis et syndicats sont aujourd'hui des démarcheurs
qui jouent le rôle de services sociaux et fonctionnent dans une large
mesure comme des administrations étatiques.
L'IS
a critiqué l'"urbanisme", science et technique de la récréation de relations
sociales là où l'on a arraché les racines des liens collectifs antérieurs.
Le capital a détruit ville et campagne, produisant un espace bâtard,
une ville sans centre. (En cela le capital a créé un espace à son image,
celle d'une société qui n'a pas de centre, et dont le centre est partout.)
Les nombreuses tentatives de villes modèles expérimentales (Pullman
près de Chicago, à la fin du XIXe siècle} n'ont jamais empêché les problèmes
sociaux ni les émeutes ouvrières. La cité ouvrière-patronale, comme
le projet de Nicolas Ledoux à Arc-et-Senans à la fin du XVIIIe siècle,
échoue parce que la vie du salarié ne peut avoir comme centre unique
le lieu de travail. La ville moderne "normale" intègre mieux les ouvriers
car il faut à l'ouvrier un cadre de vie capitaliste et non patronal.
Ce cadre de vie maintient en effet une communauté même s'il s'agit pour
une bonne part (mais pas entièrement, loin de là) d'une communauté marchande
constituée par la télévision, le supermarché, avec la voiture comme
moyen de liaison entre des lieux éclatés. Télévision, supermarché, voiture
supposent toujours l'existence d'êtres humains pour la regarder, s'y
rendre et la faire marcher plus ou moins ensemble.
Face
à la ville moderne, l'IS a cherché un nouvel emploi de certains lieux.
Elle a redonné vie à l'utopie, au positif comme au négatif de la vision
utopique. Elle a d'abord cru possible d'expérimenter dès maintenant
des façons de vivre nouvelles puis elle a fini par montrer que cette
réappropriation des conditions d'existence ne supposait rien moins que
la réappropriation collective de tous les aspects de la vie. Elle a
redonné son sens à l'exigence de création de nouvelles relations sociales.
Alors que la plupart des révolutionnaires débattaient du "pouvoir ouvrier",
du "dépérissement de l'Etat", elle a posé la révolution non comme affaire
politique mais comme changement de toute la vie. "Banalité", dira-t-on?
Mais banalité qui ne fut réintroduite dans le mouvement révolutionnaire
que dans les années 60 et grâce, entre autres, à l'activité de l'IS.
Produit
à la fois de la gauche conseilliste (Guy Debord fut quelques mois membre
de S. ou B. ) et de son rejet, l'IS partit d'une critique du
spectacle comme passivité, comme transformation de tout acte en contemplation,
pour aboutir à l'affirmation du communisme comme activité.
Iconoclaste,
libérée de la problématique de l'organisation ouvrière (dont n'étaient
pas sortis des groupes comme Pouvoir Ouvrier ou ICO), I'IS secoua l'ultra-gauche.
Mais sa théorie du spectacle la conduisit dans une impasse: celle du
conseillisme. Expression des attaques contre la marchandise plus que
d'un mouvement d'ensemble (absent) contre le capital, elle ne fit pas
l'analyse de la totalité du processus capitaliste. Comme S. ou B.,
elle vit dans le capital une gestion privant les prolétaires de tout
pouvoir sur leur vie, et en conclut à la nécessité de trouver un mécanisme
permettant la participation de tous. A cela, elle ajouta l'opposition
passif-actif. Le capitalisme étant conçu théoriquement comme spectacle
plus que comme capital, elle crut trouver, pour briser la passivité,
un moyen (la démocratie), un lieu (le conseil), une forme de vie (l'auto-gestion
généralisée) .
La
notion de spectacle avala celle de capital et opéra un renversement
de la réalité. L'IS oubliait en effet que "le trait dominant le plus
significatif de toute division capitaliste du travail est la métamorphose
du travailleur, du stade de producteur actif à celui de spectateur passif
de son propre labeur". (Root and Branch, Le nouveau mouvement ouvrier
américain, Spartacus, 1978, p. 90). Le "spectacle" a sa racine dans
les relations de production, de travail, dans ce qui est constitutif
du capital. On peut comprendre le spectacle à partir du capitalisme,
non l'inverse. Spectacle et contemplation passive sont l'effet d'un
phénomène plus profond. C'est la satisfaction relative de "besoins"
créés par le capital depuis 150 ans (pain, emploi, logement) qui suscite
la passivité dans le comportement. La conception théorique du spectacle
comme moteur ou comme essence de la société était idéaliste.
Ainsi,
l' IS, à la suite de la gauche allemande, reconnut la spontanéité révolutionnaire,
mais sans indiquer la nature de cette activité spontanée. Elle glorifia
les assemblées générales, les conseils ouvriers, au lieu d'indiquer
le contenu de ce que ces formes devraient accomplir. Finalement, elle
donna dans le même formalisme que cette ultra-gauche dont elle moquait
le côté trop poussiéreux à ses yeux.
L'IS
a montré les aspects religieux du militantisme, pratique séparée où
l'individu agit pour une cause, en faisant abstraction de sa vie personnelle,
en réprimant ses désirs et en se sacrifiant pour un objectif extérieur
à lui - même. Sans même parler de la participation à des organisations
politiques classiques (PC, extrême-gauche...}, l 'action révolutionnaire
permanente tourne en effet parfois au militantisme: tout dévoué à un
groupe, obnubilé par une certaine vision du monde, l'individu perd toute
disponibilité pour des actes révolutionnaires le jour où ils deviennent
possibles.
Mais
ce refus du militantisme au lieu de s'ancrer dans une pratique et une
compréhension des rapports réels qui peuvent empêcher le développement
du comportement de militant, participait plutôt chez l'IS de l'exigence
d'une attitude radicale en tout. A la morale militante, elle en substituait
une autre, la radicalité, aussi impraticable et aussi intenable.
Non contente de dénoncer le spectacle, l 'IS entreprit de le retourner
contre la société qui en vit. Le scandale universitaire de Strasbourg,
annonçant ma i 68, fut une réussite. Mais l'I S érigea le procédé en
système et en abusa au point qu'il se retourna contre elle - même. La
reprise des techniques publicitaires et scandaleuses vira bientôt à
la contre-manipulation systématique. Il n'y a pas de publicité anti-publicitaire.
Il n'y a pas de bon usage des médias pour faire passer des idées révolutionnaires.
Contre
la fausse modestie militante, elle se mit elle-même en scène et grossit
démesurément son impact sur la situation mondiale. Ses références répétées
à Machiavel, Clausewitz et autres stratèges étaient plus qu'une coquetterie.
L'IS était persuadée qu'une stratégie adéquate pouvait permettre à un
groupe assez habile de manipuler les médias et d'influencer l'opinion
publique dans un sens révolutionnaire. C'est bien la preuve de son enfermement
dans la notion de spectacle et, en définitive, de son incompréhension,
par idéalisme, du phénomène spectaculaire. Quand elle se présenta comme
le centre du monde, comme l'agent de la maturation révolutionnaire,
etc. on pensa d'abord qu'elle ironisait à son sujet. Quand elle en fit
un leitmotiv, on finit par se demander si elle ne croyait pas elle-même
les énormités qu'elle propageait sur son propre compte .
L'IS
a fourni la meilleure approximation du communisme parmi les théories
ayant eu une réelle diffusion sociale avant 1968. Mais elle est restée
prisonnière des vieilles illusions conseillistes, auxquelles elle a
ajouté ses propres illusions sur l'instauration d'un "savoir-vivre"
révolutionnaire. Elle a créé une éthique où la jouissance tenait lieu
d'activité humaine. En cela elle n'est pas sortie du cadre capitaliste
de l'abondance permise par l'automation, se contentant de décrire la
fin du travail comme un immense loisir passionnant .
La
gauche italienne avait posé le communisme comme abolition du marché
et rompu avec le culte des forces productives mais elle avait ignoré
la formidable puissance subversive de mesures communistes concrètes.
Bordiga repoussait la communisation aux lendemains de la prise du pouvoir.
L'IS a montré dans la révolution une démarchandisation immédiate et
progressive. Elle a vu le processus révolutionnaire dans les relations
humaines. L'Etat, en effet, ne peut pas être détruit sur le plan militaire
seulement. Médiation de la société, il doit aussi être anéanti par la
sape des relations capitalistes qui le soutiennent.
L'IS a fini dans l'erreur symétrique de celle de Bordiga. Ce dernier
avait réduit la révolution à l'application d'un programme. L'IS la limitera
à un bouleversement des relations immédiates. Ni Bordiga ni l'IS n'ont
perçu la totalité. Le premier conçut un tout, abstrait des relations
réelles et des mesures pratiques, la seconde un tout sans unité ni détermination,
une addition de points partiels s'étendant peu à peu. Incapables de
dominer théoriquement la totalité du processus révolutionnaire, ils
durent recourir tous les deux à un palliatif organisationnel: le parti
chez l'un, les conseils chez l'autre.
Dans
sa pratique, Bordiga dépersonnalisa le mouvement à l'excès, allant jusqu'à
se nier lui-même et à s'effacer derrière un anonymat auto-mutilant qui
permit toutes les manipulations du PCI (bordiguiste). Au contraire,
l 'IS affirma l'individu jusqu'à l'élitisme, allant jusqu'à se prendre
pour le centre du monde.
Bien qu'elle eût à peu près totalement ignoré Bordiga, l 'IS avait contribué
comme lui à la synthèse révolutionnaire qui s'ébauchait vers 1968.
La
Vieille Taupe
Quand
Socialisme ou Barbarie eut rejeté pour de bon la théorie révolutionnaire
"classique", une minorité en sortit et se regroupa en 1963 autour du
journal Pouvoir Ouvrier. PO voulait reprendre les bons aspects de S.
ou B., en ignorant le fil conducteur qui reliait les origines de S.
ou B. à sa déviation ultérieure. PO était en-deçà de la gauche allemande
sur bien des points: les syndicats, le parti, l 'impérialisme et la
question nationale, etc. En fait, y coexistaient des tendances ultragauche,
unies seulement sur les ques tions du caractère capitaliste de la Russie
et de la gestion ouvrière. A sa tête se trouvait Véga, un des anciens
de la gauche italienne qui avaient rejoint S. ou B peu après sa fondation.
Mais ces ex-"bordiguistes" n'avaient rien apporté de bordiguiste à S.
ou B., n'ayant trouvé dans la gauche italienne qu'un léninisme plus
pur que celui des trotskyst es, complété par les thèses sur le capitalisme
d'Etat et la gestion ouvrière.
Mensuel polycopié au millier de lecteurs, PO était fait comme s'il avait
été lu par 100.000 prolétaires chaque semaine. Rares étaient les articles
de fond. Souvent ces derniers étaient l'oeuvre de Pierre Souyri, sous
le pseudonyme de Brune, qui était l'auteur de deux textes essentiels
sur la Chine parus dans S. ou B.
En
1965, Pierre Guillaume, membre de S. ou B. puis de PO, fonde la librairie
la Vieille Taupe, rue des Fossés-Saint Jacques à Paris. Autour d'elle
s'agrège un pôle de réflexion et d'activité où l'on s'intéresse autant
à l'IS, qui entretint quelque temps des rapports avec la V.T., qu'à
la gauche italienne, connue alors presque uniquement à travers le filtre
du Parti Communiste International (PCI). P. Guillaume prend part, par
exemple, à l'édition en anglais du texte de l'IS sur les émeutes de
Watts. PO, se sentant sans doute vulnérable au point de craindre que
ce (second) pôle pût menacer l'unité et la vie du groupe, organise un
procès délirant, en septembre 1967, à la suite duquel Pierre Guillaume
et Jacques Baynac sont exclus pour "travail fractionnel"... Une bonne
demi-douzaine d'autres membres démissionnent. Il se forme ainsi un groupe
informel que tout le monde appelle "La Vieille Taupe".
Dès ses origines, la librairie refuse une étiquette doctrinale. Ce n'est
ni le local de PO (tant que P. Guillaume en est membre), ni sa librairie.
A une époque où il est difficile de se procurer les textes révolutionnaires
essentiels, peu nombreux sur "le marché", épuisés, etc., elle veut d'abord
y faciliter l'accès. Le simple fait de sélectionner des textes de Marx,
Bakounine, l'IS, Programme Communiste (organe du PCI), les textes de
l'ultra-gauche, prend en 1965 un sens théorique et politique. A sa façon,
la Vieille Taupe participe à la synthèse théorique indispensable à toutes
les époques. Elle dépasse les sectes sans rassembler tout ce qui est
"à gauche du PC", comme Maspero (à qui il arriva de refuser de vendre
Voix Ouvrière, ancêtre de l'actuel L.O., parce que ce journal se montrait
trop hostile aux partis et syndicats de gauche !).
En 1967, la librairie racheta les restes considérables du fonds Costes,
seul vrai éditeur de Marx en France avant-guerre, quand le PCF se préoccupait
plus de publier Thorez et Staline. Début 1968, Le Capital étant épuisé
aux Editions Sociales, le seul lieu où l'on peut s'en procurer les trois
Livres est la VT. La librairie diffuse les invendus de S. ou B, mais
aussi les Cahiers Spartacus, qui avaient publié beaucoup de titres après
la guerre, sur l'ensemble du mouvement ouvrier de l'extrême-gauche à
l'extrême-droite. Des milliers d'exemplaires de Luxembourg, Prudhommeaux...,
qui dormaient depuis des années dans une cave de la mairie du Ve arrondissement
sont ainsi de nouveau offerts au public.
La
VT ne niait pas le besoin de cohérence. Elle estimait seulement qu'on
ne pouvait l'atteindre ni à partir d'un seul des courants radicaux (tous
unilatéraux) d'alors, ni en se mettant à l'écoute des ouvriers (comme
ICO), ni en étudiant les formes qu'avait prises le capitalisme moderne
(comme l'aurait souhaité Souyri, qui se tint à l'écart des remous provoqués
par la scission de PO). Mais par une appropriation théorique de l'ensemble
des courants de la gauche communiste (et donc aussi du sol historique
sur lequel ils avaient vu le jour), de l'IS, et par une réflexion sur
le communisme et en particulier sur l'apport de Marx. Le petit groupe
hétérogène sorti de PO eut peu ou n'eut pas d'activités "publiques"
dans les mois qui précédèrent mai 68. Pour l'essentiel, il lut collectivement
Le Capital et commença à assimiler les composantes de la gauche communiste,
ainsi que l'IS. La VT n'était pas un groupe; c'était plutôt le lieu
de passage de divers fils, avec une dominante anti-léniniste où la venue
d'Invariance créait une perplexité nouvelle.
Il
serait absurde de prétendre que l'existence de ce petit regroupement
ait joué un rôle décisif en mai 68 ou après. Ce qui s'est passé là,
dans des conditions privilégiées parce qu'on y profitait des expériences
transmises par divers groupes ayant déjà passé au crible une foule d'idées
et de faits, s'est bien sûr produit aussi ailleurs -- souvent dans la
confusion, parfois peut-être avec plus de clarté. L'important c'est
que le processus de maturation théorique sans lequel la secousse de
1968 serait allée moins loin, ait concerné ces points-là: le communisme,
la fonction de la démocratie, la spontanéité prolétarienne, et non pas
la kyrielle de faux problèmes véhiculés même par une partie de l'ultra-gauche
(conscience, direction, gestion, autorité, etc.). Mai 68 n'était pas
une révolution (!), mais ce que fut ce mouvement n'aurait pas existé
sans cette maturation-là .