Sommaire
Compréhension de la contre révolution
et reprise révolutionnaire
troploin
 

 

De la gauche allemande à Socialisme ou Barbarie

Un mouvement communiste, universel par nature, et qui était parti pour conquérir le monde sur les pas du capitalisme, avait été conduit à ne pas prendre l'offensive, sauf au centre du continent européen. Il fallait maintenant s'employer à dresser son bilan à partir de lui-même et des contradictions de la contre-révolution.

La génération révolutionnaire ultérieure a eu l'avantage de pouvoir jeter sur la période un regard plus clairement critique, mais s'est heurtée à la difficulté supplémentaire de remonter à la source de théories dont l'écho avait fini par devenir plus distinct que le son initial .

L'éclatement de la guerre en 1914 avait témoigné de la faillite monstrueuse du monde bourgeois et du mouvement ouvrier. Pourtant, après que l'humanisme bourgeois et le réformisme salarial se furent effondrés côte à côte dans la boue des tranchées, l'un et l'autre firent comme si cette catastrophe ne réfutait pas les bases sur lesquelles ils avaient prospéré et entraîné des millions d'êtres dans le gouffre. Tout le monde s'appliqua à refaire, mais en mieux, en plus moderne, en plus démocratique, la même chose qu'avant 14, alors que la civilisation capitaliste entière avait prouvé sa faillite, et confirmé les prévisions apocalyptiques des révolutionnaires et les mises en garde des bourgeois lucides.

"Nous sommes les derniers [de la mystique républicaine]. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s'en font gloire et orgueil." (Péguy, Notre jeunesse)

Et, pour accentuer encore la confusion, la Russie, l'Internationale communiste et les P.C. allaient eux aussi, sous le masque radical, appuyer la reconstitution d'un mouvement ouvrier et d'une démocratie rénovés, lesquels ne tardèrent pas à ressembler aux précédents.

Contrairement à ceux qui s'en remettaient vainement à l'activisme, la gauche communiste comprit la profondeur de la contre-révolution et en tira ses conséquences. Elle s'affirma comme résistance au capital et, pour cette raison, s'avéra ensuite incapable de sortir des ses retranchements pour imaginer, à partir des faits nouveaux mais surtout de l'invariance de la nature du mouvement communiste, les traits futurs d'une révolution différente de celles d'après 1917.

C'est contre la social-démocratie et le léninisme -- devenu stalinisme -- qu'est née et qu'a grandi l'ultra-gauche. Contre eux, elle a affirmé la spontanéité révolutionnaire du prolétariat. La gauche communiste dite allemande (en fait germano-hollandaise) et ses dérivés ont maintenu que la seule solution "humaine" résidait dans l'activité propre des prolétaires, sans qu'il soit besoin de les éduquer ni de les organiser; qu'un embryon de rapports sociaux radicalement différents est présent dans l'action des ouvriers quand ils agissent par et pour eux-mêmes; que l'expérience de la prise en main de leurs luttes par les prolétaires les prépare à la prise en main de la société tout entière quand la révolution devient possible; que les prolétaires doivent refuser de se laisser déposséder aujourd'hui des actions les plus infimes par la bureaucratie des syndicats et des partis, afin d'empêcher demain un Etat dit ouvrier de gérer la production à leur place et d'instaurer un capitalisme d'Etat, comme l'a fait la révolution russe. Elle affirme enfin que syndicats et partis sont devenus des éléments du capitalisme.

Avant d'être réduite à l'état de groupes minuscules, la gauche allemande avait été la composante la plus avancée (et la plus nombreuse) du mouvement des années 1917-1921. Ensuite, quelle qu'ait été sa faiblesse, elle est restée le seul courant à défendre sans concessions les exploités, en toutes circonstances. De même, refusa-t-elle de soutenir toute guerre, fût-elle antifasciste (au contraire des trostkystes et d'un grand nombre d'anarchistes) ou nationale (au contraire des bordiguistes), à l'exception de la guerre d'Espagne, au cours de laquelle, emboîtant le pas de l'anarchisme, elle alla jusqu'à soutenir la CNT.

Affirmant dans la théorie l'autonomie du prolétariat contre le dirigisme, elle dénonça tout ce qui privait la classe ouvrière de sa capacité d'initiative: parlementarisme, syndicalisme, front de type antifasciste ou national comme la Résistance française à l'occupation allemande, et tout appareil tendant à se constituer en parti au-dessus de la classe ouvrière.

"L'émancipation des prolétaires sera l'oeuvre des prolétaires eux-mêmes", dit le Manifeste. Mais quelle émancipation ? Pour la gauche allemande, le communisme se confond avec la gestion ouvrière. Elle ne voit pas que l'autonomie doit s'exercer dans tous les domaines et pas seulement dans la production, que c'est seulement en extirpant l'échange marchand de toutes les relations sociales, de tout ce dont la vie se nourrit, que les prolétaires garderont la maîtrise de leur révolution. Réorganiser une fois de plus la production, c'est engendrer un nouvel appareil gestionnaire. Qui met en avant la gestion se condamne à créer un appareil de gestion.

La gestion de nos vies par les bureaucrates n'est qu'une facette de la dépossession de nous-mêmes. Cette aliénation, le fait que d'autres que nous-mêmes décident de notre vie, n'est pas une réalité administrative qu'une autre gestion pourrait changer. L'accaparement des décisions par une couche privilégiée de décideurs est un effet du rapport social marchand et salarial. Dans les sociétés précapitalistes, l'artisan à son compte voyait lui aussi son activité lui échapper au fur et à mesure qu'elle entrait dans le mécanisme des prix. La logique du commerce lui arrachait peu à peu le choix de ses actes. Il n'y avait pourtant aucun "bureaucrate" pour lui dicter sa conduite. C'est simplement que l'argent et le salariat contiennent déjà en eux la possibilité et la nécessité de la dépossession. Il n'y a plus alors qu'une différence de degré entre la dépossession de l'artisan et celle de l'O.S. de chez B.M.W. Certes la différence n'est pas mince, mais dans les deux cas, leur "... travail dépend de causes laissées en dehors d'eux..." (Dézamy, Code de la communauté, 1842). Quant aux gestionnaires, ils incarnent cette aliénation. Il ne s'agit donc pas plus de les remplacer par des conseils que de remplacer les bourgeois par des bureaucrates issus des syndicats et des partis -- le résultat ne manquerait pas de ressembler à l'expérience russe de l'après 17.

Prise en tenaille entre le S.P.D. et le C.I.O. -- les deux formes de la contre-révolution nées des luttes ouvrières -- la gauche allemande sut s'opposer à l'une et à l'autre. Elle eut toutefois du mal à voir que les I.W.W. auraient disparu ou seraient devenu une organisation réformiste. Organisation ouvrière autonome, les I.W.W. furent parés rétrospectivement de toutes les vertus. Mais il ne suffit pas qu'une structure soit ouvrière et antibureaucratique pour qu'elle soit révolutionnaire. Tout dépend de ce qu'elle fait. Si elle donne dans l'action syndicale, elle devient ce que sont les syndicats. Ainsi la gauche allemande s'est-elle méprise sur la nature de la CNT. Dans l'ensemble, néanmoins, elle montra qu'il est trop superficiel de ne s'en prendre qu'aux syndicats, et que c'est l'activité réformiste des ouvriers qui entretient le réformisme organisé, ouvertement contrerévolutionnaire.

La gauche allemande a compris que le monde bourgeois d'avant 14 avait cédé la place au monde capitaliste. Elle a su reconnaître le capital partout où il était, y compris en URSS, alors qu'il faudra attendre 1945 pour que Bordiga dise les choses aussi clairement. Le communisme de conseils finira par s'enfermer dans le conseillisme, mais, au lendemain de la guerre de 39-45, il verra la nécessité de sortir du cadre théorique défini dans l'entre-deux-guerres. En 1946, Pannekoek comprend que le prolétariat a subi "un échec lié à des buts trop restreints", et que "la lutte réelle pour l'émancipation n'a pas encore commencé". Expression la plus pure du prolétariat révolutionnaire de l'après-17, la gauche allemande en reproduisait aussi les limites, qu'elle ne pouvait pas, à elle seule, dépasser.

Héritière de l'ultra-gauche après-guerre, la revue Socialisme ou Barbarie va paraître en France entre 1949 et 1965. Organisationnellement, le groupe qui se constitue autour de la revue n'est pas issu de la gauche allemande mais du trotskysme, avant d'être rapidement rejoint par des transfuges de la gauche italienne. S. ou B. n'en appartient pas moins au conseillisme, même s'il n'a jamais lui-même revendiqué cette filiation, auquel il est venu à partir d'une réflexion sur la bureaucratie, née du rejet des positions trotskystes sur l'URSS.

L'un des mérites de S. ou B. fut de chercher "la solution" dans le prolétariat. Sans faire de populisme ni prétendre retrouver de quelconques "valeurs ouvrières", il comprit que la prise de parole ouvrière était bel et bien une condition du mouvement communiste. C'est ainsi qu'il apporta son appui à des formes d'expression telles que Tribune ouvrière, que publiaient des ouvriers de Renault. En cela, il s'inscrivait dans le mouvement plus vaste qui allait culminer en mai 68 et donner naissances à des ébauches d'organisations autonomes telles qu'InterEntreprises. Qu'une minorité ouvrière se réunisse et prenne la parole est bien une condition du communisme.

Les syndicats et partis ouvriers proposent leurs services aux salariés en échange d'une reconnaissance et d'un soutien, y compris financier. Les groupes d'extrême-gauche prétendent offrir aux salariés une meilleure défense de leurs intérêts que des bureaucrates, qu'ils jugent trop modérés. En contrepartie, ils en demandent moins encore: l'approbation, même distraite, de leur programme. Dirigistes ou libertaires, tous voient la même solution de continuité entre prolétariat et communisme ils conçoivent le contenu du communisme extérieurement au prolétariat. Ne voyant pas de rapport intrinsèque entre prolétaire et révolution -- sinon que c'est celui-là qui fera celle-ci -- ils sont obligés d'introduire un programme.

S. ou B. a montré que l'action ouvrière contenait plus qu'une lutte contre l'exploitation et qu'elle portait en elle le germe de relations nouvelles. Mais il n'a vu cela que dans l'auto-organisation, non dans la pratique prolétarienne--avatar monstrueux de la vie humaine produit par le capital, qui, en éclatant, pourrait engendrer un autre monde.

A condition de ne pas s'empêtrer dans les questions d'organisation et de gestion du travail, l'observation de la vie d'usine permet de mettre en lumière le sens communiste de la lutte des prolétaires. Ainsi, le témoignage de l'ouvrier américain Ria Stone publié dans les premiers numéros de la revue allait plus loin que la théorisation que fit Chaulieu par la suite sur le contenu du socialisme (mais la publication du texte de Stone n'aurait pas été possible sans l'"erreur" de Chaulieu).

S. ou B. rompait avec l'ouvriérisme. "L'Expérience prolétarienne", écrit par C. Lefort dans le n·11 (1952), est sans doute le texte le plus profond de S. Ou B. Mais il en indique les limites et en cela annonce son impasse. Il continue en effet de chercher une médiation entre la misère de la condition ouvrière et sa révolte ouverte contre le capital. Or c'est dans son sein que le prolétariat trouve les éléments de sa révolte et le contenu de la révolution, non dans une organisation posée comme préalable, et qui lui apporterait la conscience ou lui offrirait une base de regroupement. Lefort voit le mécanisme révolutionnaire dans les prolétaires eux-mêmes, mais dans leur organisation plus que dans leur nature contradictoire. Aussi finit-il par réduire le contenu du socialisme à la gestion ouvrière.

De plus, et au lieu des témoignages ouvriers que souhaitait Lefort, S. ou B. se lança dans la sociologie ouvrière, finissant par tout axer sur la distinction entre direction et exécution. Il se distinguera en cela d'lnformations et Correspondance Ouvrières (ICO) (que rejoindra Lefort) bulletin et groupe ouvriériste et conseilliste, expression plus immédiate de l'autonomie ouvrière, et du Groupe de Liaison pour l'Action des Travailleurs (GLAT), fondé en 1959, également ouvriériste, mais soucieux de publier des analyses minutieuses de l'évolution du capitalisme. Chacun à sa manière, ICO et le GLAT seront présents au centre universitaire Censier, occupé par les révolutionnaires en mai 68.

L'insurrection hongroise de 1956 donna une nouvelle vigueur à S. ou B. tout en l'enfonçant plus encore dans le conseillisme. Elle y vit en effet la confirmation de ses thèses alors que la forme "conseil" venait de donner la preuve qu'elle était capable de faire tout le contraire du conseillisme, comme d'apporter son appui à un stalinien libéral. S. ou B. abandonna bientôt ses anciens repères marxistes et se lança dans un vagabondage intellectuel qui devait prendre fin en 1965. Cette évolution déclencha le départ des "marxistes", qui fondèrent Pouvoir Ouvrier (P.O.) en 1963. Et c'est l'un des membres de PO, Pierre Guillaume, qui allait créer deux ans plus tard la librairie la Vieille Taupe, dont on verra plus loin le rôle.

Comme l'Internationale Situationniste, mais autrement, S. ou B. sut "coller" à la modernisation de la société occidentale. Ses thèses sur le capitalisme bureaucratique et sur la société bureaucratique, nées à la fois de la hantise d'une prise du pouvoir par les staliniens et du bouleversement de la société française orchestré par l'Etat, exprimaient la crise qui se mit à ronger, surtout en France, le modèle industriel dominant. En propageant des slogans comme "Pouvoir Ouvrier - Pouvoir Paysan - Pouvoir Etudiant" (tract PSU, juin 1968), en faisant de "la gestion autonome et démocratique" l'objectif n·1, le mouvement de mai 68 popularisera les thèmes de S. ou B., montrant du même coup les limites du groupe et du mouvement tout entier.

En 1969, la revue Invariance concluait: "Socialisme ou Barbarie n'est pas un accident. Il exprime de façon nette une position diffuse à l'échelle mondiale: interprétation de l'absence du prolétariat et de la montée des nouvelles classes moyennes... Socialisme ou Barbarie a rempli son rôle de dépasser les sectes parce qu'il a débouché dans l'immédiat, dans le présent, coupant toute attache avec le passé [...]" (n· 6, 1e série, p. 29)


La gauche communiste dite allemande:

S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, 1969.

D. Authier, La Gauche allemande. Textes, La Vecchia Talpa, Invariance, La Vieille Taupe, 1973.

D. Authier, J. Barrot, La Gauche communiste en Allemagne 1918-21, Payot, 1976.

Les revues animées par Mattick de 1934 à 1943, International Council Correspondence, Living Marxism et New Essays, ont été rééditées par Greenwood Corp., Westport, Connecticut, Etats-Unis. Une sélection se trouve dans La Contre-révolution bureaucratique, UGE, 10/18.

P. Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI, 1972.

P. Souyri, Révolution et contre-révolution en Chine, C. Bourgeois, 1982.

Sur Socialisme ou Barbarie, postface de P. Guillaume aux Rapports de production en Russie de Chaulieu. La Vieille Taupe, 1972.


La gauche italienne et Bordiga

A l'instar des autres courants de la gauche communiste, la gauche dite par simplification italienne montra que le prolétaire était plus qu'un producteur qui lutte pour mettre fin à sa pauvreté (thèse de la gauche) ou à son exploitation (thèse du gauchisme). Elle sut reconnaître dans l'oeuvre de Marx "une description des caractères de la société communiste" (Bordiga). Elle affirma le contenu antimercantile et antisalarial de la révolution. Et elle renoua avec l'utopie.

"Nous sommes les seuls à fonder notre action sur le futur."

Bordiga faisait une critique implicite de la coupure établie par Engels dans l'Anti-Duhring entre science et utopie qui, dit-il, repose sur "une base fausse". Il définit les révolutionnaires comme des "explorateurs du futur". Pour lui, I'utopie n'est pas prévision mais perspective d'avenir. Il restitue à la révolution sa dimension humaine et aborde même ce qu'on appellera vingt ans plus tard l'écologie. Mais il conçoit la révolution comme application d'un programme par "le parti", non comme une dynamique unifiant les hommes à mesure qu'ils communisent le monde.

Or, on peut présager qu'un mouvement de communisation, détruisant l'Etat, sapant la base sociale de l'ennemi, s'élargissant sous l'effet de l'attrait irrésistible que susciterait la naissance de nouvelles relations entre les hommes, souderait le camp révolutionnaire mieux que tout pouvoir qui, attendant pour communiser le monde d'avoir conquis la planète, ne se comporterait pas autrement qu'un... Etat. Une série de mesures élémentaires et de chocs en retour permettrait une énorme économie de moyens matériels et décuplerait l'inventivité. Le communisme amènerait à abandonner de nombreuses productions, à se passer des "économies d'échelle" imposées par la rentabilité. La valorisation, qui impose de concentrer, pousse le capitalisme au gigantisme (mégalopoles, boulimie d'énergie) et l'oblige à négliger toutes les forces de production non rentables. Le communisme au contraire pourra décentraliser, utiliser les ressources locales, et cela non pas parce que l'humanité centralisée en un parti l'aura décidé mais parce que les besoins nés de la pratique des gens les pousseront à vivre autrement sur cette terre. Alors cessera le conflit "espace contre ciment" dont parlait Bordiga.

La gauche italienne a mis en avant le communisme, surtout après 1945, sans le saisir comme mouvement de l'activité humaine tendant à se libérer. Après 1917, le prolétariat s'était battu sans s'attaquer aux fondements de la société, aussi les groupes radicaux eurent-ils le plus grand mal à saisir par la pensée ces fondements de la vie sociale et donc de la révolution.

En outre, Bordiga ne tire pas toutes les implications de sa vision du communisme. Au lieu de définir la "dictature du prolétariat" à partir de la communisation, il enferme celle-ci dans une dictature politique qui en fait d'abord une question de pouvoir. La gauche allemande avait eu l'intuition que le communisme réside dans l'être-prolétaire, mais sans saisir la vraie nature du communisme. La gauche italienne au contraire a compris la nature du communisme mais a privé le prolétaire de sa mise en oeuvre pour la confier à un parti gardien des principes, chargé de l'imposer par la force.

Certes, Bordiga a fait une critique fort juste de la démocratie. On a souvent reproché à la démocratie de séparer les prolétaires, unis dans l'action, par le vote, et préconisé à la place la "vraie démocratie", "ouvrière", où les décisions sont prises par tous, en assemblée générale, etc. Or, a montré Bordiga, la démocratie opère cette séparation dans la décision parce qu'elle sépare le moment de la décision. Faire croire que l'on suspend tout à un moment privilégié pour savoir ce que l'on va décider, qui l'emportera, et créer à cette fin une instance de délibération, de décision: voilà l'illusion démocratique! L'activité humaine ne conduit à isoler aussi formellement le moment de la décision que si cette activité est elle-même contradictoire, que si déjà des conflits la traversent, que si déjà des pouvoirs antagoniques s'y sont instaurés. La structure de réunion des opinions n'est alors qu'une façade masquant la véritable décision, imposée par le jeu des pressions antérieures.

La démocratie établit une coupure dans le temps, fait comme si on repartait à zéro. On pourrait appliquer au rite démocratique l'analyse que fait Mircea Eliade des religions où, périodiquement, on rejoue le passage du chaos à l'ordre, en se plaçant pour un bref instant hors du temps, comme si tout était redevenu possible. La démocratie a été érigée en principe dans les sociétés où les maîtres devaient se rencontrer pour se partager le pouvoir en respectant la règle d'un jeu, quitte à recourir à la dictature (forme de gouvernement admise dans la Grèce antique) dès que le jeu se bloquait.

Tout en démontrant fort bien que le principe démocratique est étranger aux fondements de l'action révolutionnaire et de la vie humaine, Bordiga est incapable d'imaginer l'interaction des pratiques subversives des prolétaires et il ne conçoit pas d'autre solution que la dictature (du parti). La gauche allemande était tombée dans l'erreur démocratique par fétichisme du conseil ouvrier. La gauche italienne se heurte à la fausse alternative qu'elle avait elle-même dénoncée et se prononce en faveur de la dictature, faute d'avoir saisi les capacités subversives du prolétariat et son aptitude à centraliser son action, voire à mettre en oeuvre une discipline monolithique en cas de nécessité.

Profondément contradictoire, Bordiga critique implicitement Lénine, la social-démocratie, le marxisme -- mais à moitié. Revenant aux thèses de Lénine, il va même jusqu'à rédiger un long éloge de La Maladie infantile, ce qui trompera une bonne partie de la génération de révolutionnaires apparue vers 1968, laquelle ne verra dans le bordiguisme qu'une variante du léninisme.

Pour la gauche allemande, les organes ouvriers unitaires de base représentaient la classe. Pour la gauche italienne, les syndicats représentent la classe. Le fait que les ouvriers s'y trouvent lui semble plus important que ce qu'ils y font. "Le syndicat, même quand il est corrompu, est toujours un centre ouvrier." (Bordiga, 1921) Le syndicat contient donc toujours pour elle un potentiel d'action révolutionnaire. Dans les deux cas, la forme -- I'organisation d'ouvriers -- passe avant le contenu -- la fonction de cette organisation. L'erreur fondamentale de Bordiga fut de maintenir la coupure entre politique et économie, héritée de la Ile Internationale, et que la IIIe ne remit pas en cause. L'offensive de 1917-1921 avait rejeté en pratique cette séparation mais elle n'était pas allée assez loin pour l'imposer dans l'esprit de l'ensemble des communistes de gauche.

"La conscience prolétarienne peut renaître dans la mesure où les batailles économiques partielles se développent jusqu'à atteindre la phase supérieure politique qui pose le problème du pouvoir." (Communisme, n·1, avril 1937).

Non. Il faut qu'il y ait déjà, embryonnairement (comment la déceler, l'aider à mûrir, tout est là...), une critique sociale dans les premières phases d'un mouvement comme dans les suivantes, qui remette justement en cause économie et politique, par le refus du réalisme (revendications compatibles avec la vie de l'entreprise) et de la médiation (partage du pouvoir, confiance accordée aux organes entre travail et capital) .

La faiblesse de Bordiga découle de son incompréhension du fait que le communisme surgit des besoins et des pratiques créés par la condition concrète du prolétariat. Bordiga se pose la question du PASSAGE de la lutte ouvrière de l'économie à la politique. Il distingue mal le processus révolutionnaire. Il sait que le communisme ne se construit pas, que la révolution se contente de faire sauter les obstacles d'une vie dont la plupart des éléments existent déjà "dans les entrailles" (Marx) du capitalisme. Mais pour lui la révolution demeure l'action d'un pouvoir politique qui modifie l'économie. Il ne voit pas que la communisation et la lutte contre l'Etat sont nécessairement simultanées.

Les spéculations sur les différentes formes d'organisation (conseil, parti, organe ouvrier de masse) et la séparation dans la théorie entre politique et économie témoignaient de ce que le prolétariat qui, dès avant 14 avait perdu dans les faits le sens de son unité, ne l'avait guère retrouvé après 17. L'organisation venait combler le vide de la pratique révolutionnaire des prolétaires. Quand les contradictions sociales n'amènent pas de mouvement subversif, on cherche une clé théorique. Bordiga la trouva dans le mouvement économique des ouvriers, qui était censé engendrer une action révolutionnaire grâce à l'aide du parti. L'a priori remplaçait la vision de la totalité.

Invariance, qui reprenait les thèses de Bordiga, avait commencé à paraître avant mai 68. A la Vieille Taupe, Pierre Guillaume insistait auprès des amis et des clients sur l'importance de cette revue. Le premier mérite d'Invariance fut d'avoir attiré l'attention sur les aspects les plus riches des théories de Bordiga, au moment où le Parti Communiste International, qui se chargeait surtout de gérer l'héritage bordiguiste, en parlait peu, taisant même le nom de Bordiga au nom de l'anonymat du parti, et préférait mettre l'accent sur les refus de la gauche italienne: lutte contre l'antifascisme, contre l'éducationnisme, etc.

Bordiga avait vu dans l'oeuvre de Marx une description du communisme. Dès le n·1, rédigé par Camatte et Dangeville, Invariance affirmait que "c'est de la description de la société communiste que Marx et Engels ont tiré les caractères de la forme parti". Mais Invariance resta prisonnière de la métaphysique du parti.

Dans la période 1917-1937, et moins encore à cette apogée de la contrerévolution que marquèrent la guerre et la reconstruction, le prolétariat ne s'était imposé pour ce qu'il est -- résultante de pratiques et de besoins issus de sa condition profonde. Pour résister à la contrerévolution, la gauche italienne construisit une métaphysique du prolétariat, entité qui prit la place du mouvement réel absent, et sa référence au parti lui servit à préserver la perspective révolutionnaire, tout comme sa méfiance à l'égard de l'"anarchisme" (ce vocable incluant même le conseillisme de la gauche allemande) lui servit de garde-fou contre les risques de déviation vers la démocratie.


La gauche communiste dite italienne:

La Gauche Communiste d'Italie, Courant Communiste International, 1981.

Bordiga et la passion du communisme, Spartacus, 1974.

De nombreux textes de Bordiga sont dans Invariance, Le Fil du Temps, Programme Communiste, le plus souvent anonymement.

"Bilan". Contre-révolution en Espagne 1936-1939, UGE, 10/18,1978.

(J. Barrot, Communisme et "question russe", 1972, contenant Critique de l'idéologie ultra-gauche et Capitalisme et communisme, est disponible à Parallèles, 47 rue du Fb. St-Honoré, Paris.)

(Le Mouvement communiste, n· 5, "De la politique", 1973, et Pour une critique de l'idéologie anti-militariste, 1975, sont encore disponibles.)


Vers une reprise révolutionnaire?

Entre la fin de l'assaut révolutionnaire consécutif à la guerre de 1914-1918 et le milieu des années 60, le prolétariat avait progressivement cessé d'exister en tant que force sociale dans chacun des pays où il s'était manifesté, à partir de 1921 en Allemagne, après 1926 en Chine, après 1937 en Espagne, mais il n'avait pas pour autant disparu.

La classe ouvrière continua à agir entre autres dans les pays coloniaux mais souvent comme remplaçant ou comme appui d'une bourgeoisie nationale débile. Ce rôle, quoique déterminant dans sa transformation en objet du capital, n'étouffait pas entièrement un état de rébellion endémique. L'Afrique noire connut des grèves imposantes après 1945: cheminots d'A.O.F. en 1947-1948, grève générale à Dakar et Conakry en 1953. En Guinée, au Mali, en Côte-d'lvoire, s'opère une osmose entre les syndicats et les partis bourgeois démocratiques indigènes. Et après que ces Etats ont obtenu l'indépendance, les partis uniques qui gouvernent ont du mal à contrôler les tendances à l'insubordination (grande grève des dockers au Ghana en 1961).

Aux Etats-Unis malgré la clause antigrève, en Allemagne sous le nazisme, dans les pays de l'Est sous le stalinisme, une fraction rebelle des prolétaires continue de se manifester.

La grève générale chez Fiat en 1942 et les grèves nombreuses en mars 1943 en Italie sont détournées d'un sens prolétarien et réorientées par la bourgeoisie et l'Etat dans le sens d'un retour à la démocratie (volte-face anti-fasciste et pro-alliée du 25 juillet 1943). Le nazisme n'empêche pas non plus des grèves importantes à la fin de 1941 et en 1942 en Allemagne. A tel point que la renaissance de la gauche "italienne" se construit sur l'idée de la renaissance d'un mouvement. (Rappelons que même le groupe publiant Bilan puis Octobre se demandait à la veille de 1939 si la révolution n'était pas possible, et théorisait même à partir de sa probabilité.)

Aussi, dès avant la fin du conflit un débat s'instaure-t-il dans le mouvement révolutionnaire pour savoir si une issue révolutionnaire est possible. Munis n'en exclut pas l'éventualité. Bordiga n'y croyait pas. En effet, les pays vainqueurs -- y compris l'Italie -- ont été trop gagnés par la démocratie pour que cette dernière ne parvienne à absorber les tensions sociales qui règnent un peu partout. En Allemagne, l'existence de millions de soldats démobilisés, d'étrangers de toutes origines, d'anciens prisonniers, à un moment où l'Etat s'est effondré, crée une situation de troubles. Mais les différents groupes en présence, quoique potentiellement révolutionnaires, ne possèdent pas chacun la cohésion suffisante pour s'affirmer et chercher autre chose que la survie. Les exclus de la production, marginalisés, se montrent incapables d'agir; ceux qui y sont intégrés revendiquent son maintien, sa démocratisation, et veulent être reconnus. La relative passivité ouvrière s'explique aussi par la répression qu'exercent les milices patronales. Le rôle de la "police industrielle" ne déclinera que lorsque le capital pourra s'associer les ouvriers, vers 1950 Jusque-là, elle restera nécessaire pour prévenir ou réprimer les émeutes de la faim (1947) ou les grèves générales contre la réforme monétaire (1948).

"[...] une autonomie ouvrière fragmentaire s'épuisait, dans les mois décisifs de l'après-guerre, à résoudre les problèmes d'existence les plus importants de la classe et, loin derrière, un réformisme ouvrier impuissant, mais pourtant assez fort pour reprendre le contrôle au bon moment de toutes les tentatives embryonnaires, se proposait de construire un pouvoir ouvrier antagonique." (K. Roth, L'autre mouvement ouvrier en Allemagne. 1945-1978, Ed. Bourgois, 1979, p. 21)

Après 1947, on assiste au Japon à des luttes très dures; des grèves de plusieurs semaines aboutissent à l'interdiction de la grève dans les services publics (1948), au licenciement de 30% du personnel chez Toyota (1950) et à des licenciements massifs chez Nissan (1953).

La force du capital tient autant à la violence militaire ou policière, qu'à sa dynamique économique. En Allemagne fédérale, l'introduction massive de chaînes et 1' embauche aussi massive d'O.S. pour les servir entraîne l'élimination progressive des Ouvriers Professionnels, et la marginalisation du PC (KPDI, qui finit par être interdit en 1956, et ne reparaîtra qu'en 1969 sous le nom de DKP. La bourgeoisie allemande investit justement là où le PC était fort, dans les mines, dans la sidérurgie, afin de créer "un nouveau type d'ouvrier "dépolitisé" et dominé par les machines" (Roth), grâce à l'afflux des réfugiés d'Allemagne de l'Est, et recrée ainsi la division entre Allemands et étrangers, entretenue entre 1942 et 1944. Quand les réfugiés revendiquent à leur tour (1956-1957), le capital commence à importer des ouvriers d'Europe du Sud, qui seront déjà un million en 1961.

On constate donc la permanence d'une résistance ouvrière au capital et à la généralisation de l'OST. En 1946, près de trois millions d'ouvriers américains font grève contre la baisse des salaires réels, mais les syndicats dominent la grève. En 1959, 600.000 sidérurgistes américains restent 116 jours en grève pour que le syndicat conserve un droit de regard sur les méthodes de production, et obtiennent une victoire sur le papier. Mais tout cela n'empêche pas la croissance, qui est encore dans une phase ascendante, de digérer ces mouvements. Dès le milieu des années 60, en revanche, commence une baisse de la rentabilité industrielle, analysée aujourd'hui dans une optique quasi "marxiste" par les experts de l'économie.

Le capitalisme -- transformation du travail en marchandise -- domine toute la société quand il intègre dans son cycle les conditions de reproduction de la force de travail, c'est-à-dire quand il transforme toute la vie en marchandise. Mais cette domination se heurte à un obstacle qui tient au fait qu'on ne reproduit pas l'être humain, même prolétarisé, comme des objets en série. De plus, I'OST, qui parcellarise le travail, entre en contradiction avec la continuité indispensable au processus productif.

Enfin, la résistance ouvrière entraîne aussi une diminution de la rentabilité. En Italie, certaines grèves de 1960 annoncent 1969 par une remise en cause, non seulement des conditions de travail et de salaire, mais du "régime de l'usine lui-même" (Grisoni, Portelli, Les luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Aubier-Montaigne, 1976, p. 70), et la tenue de grandes assemblées au sein de l'usine. La grève des électromécaniciens (1960) mobilise des quartiers entiers, et les étudiants rejoignent les ouvriers. En 1962, la grève chez Lancia déborde aussi de l'entreprise vers la ville. Dans le triangle Milan-Gênes-Turin, les immigrés du Sud, moins encadrés par les syndicats, le PC et le PS que la classe ouvrière du Nord, vont être le fer de lance des grèves du miracle économique. Ces grèves culminent en 1962, à Turin, où les ouvriers se battent pendant trois jours contre la police et détruisent le siège de l'UIL, syndicat comparable à FO. En Allemagne fédérale, les années 1966-1967 marquent un tournant dans l'attitude capitaliste, non seulement vis-à-vis des immigrés (300.000 d'entre eux sont expulsés) mais du travail en général. Le capital impose désormais des normes à ceux des ouvriers qui échappaient aux tâches les plus contraignantes ainsi qu'aux employés, grâce à l'introduction de la cybernétique et de l'informatique. Couche salariée en expansion, les postiers, soumis à une mécanisation accélérée du travail, lancent des grèves, mal maîtrisées par les syndicats, aux Etats-Unis et au Canada (1970), en Grande-Bretagne (1971), et en France (1974). En Allemagne, les étudiants s'agitent en 1966-1967, et sont bientôt suivis par les ouvriers, qui feront massivement grève en 1969. En France, les grèves des six mois qui précèdent mai 68, et surtout l'émeute ouvrière de Caen, sont le signe d'un début de rébellion chez les O.S., et marquant la rupture, encore superficielle, du consensus. La jeunesse universitaire constate que son avenir de cadre n'est pas aussi séduisant qu'on le lui promettait; la jeunesse ouvrière n'acceptait plus la discipline du travail posté aussi facilement que ses aînés mieux intégrés dans le capital. Le cycle économique (premiers grippages de la croissance) se combine à un cycle des générations.

Aux Etats-Unis, par exemple, les jeunes des années 30 et 40, syndiqués au CIO, sont les "intégrés" de 1950-1960, qui défendent leurs privilèges, grâce aux structures syndicales américaines (closed shop, union shop), faisant le jeu patronal de la division. Le mouvement des années 60 naît en partie en dehors d'eux et contre eux, d'une dégradation des conditions de vie de certaines fractions de la classe ouvrière (femmes, minorités ethniques, jeunes), alors que le "niveau de vie" des ouvriers blancs, d'âge mûr et de sexe masculin, continue à s'élever. Après 1950, le syndicalisme ouvrier américain commence à décliner, les nouveaux ouvriers se syndiquant peu, et toute une partie de la classe ouvrière voit ses conditions d'emploi, de santé, etc., se détériorer.

La fin des années 60 marque donc bien un changement. La rébellion se radicalise plus vite, à la fois parce que le capital est encore dans une phase ascendante, et que cette ascension est perturbée par des ratés. Les premières restrictions de ce qu'offre le capital amènent à critiquer justement ce qu'il offre et non, comme en période de récession prolongée, à exiger qu'il continue à offrir, en mieux si possible, la même chose qu'avant.

La bourgeoisie va riposter par des réajustements politiques. En 1969, l'Allemagne voit l'arrivée au pouvoir de la coalition SPD-libéraux, la légalisation du PC, souhaitée par une fraction du patronat, et la mise au rancart des milices d'usine créées au lendemain de la guerre, et qui comptaient 60.000 hommes. Le projet d'automilice d'entreprise, organisation de masse regroupant la majorité silencieuse contre la minorité radicale, est abandonné. Les socialistes au pouvoir se chargent de renforcer l'appareil policier et d'introduire une législation d'exception (interdictions professionnelles). Mais l'existence d'une solution de rechange politique -- la gauche -- n'implique pas que cette dernière doive automatiquement venir au pouvoir dès qu'il y a crise. En France, par exemple, un gouvernement de gauche qui se serait maintenu sans interruption depuis 1968 ou même 1974 se serait usé. Pour rester crédible et jouer son rôle, la gauche doit demeurer un espoir, réalisé de temps en temps, mais pas trop souvent. C'est ce qui se produit en France en 1967, où la droite ne remporte les élections législatives que d'une voix de majorité.

Le rapport de force évoluant en faveur des ouvriers, la répression, les licenciements, le chômage même, ne suffisant pas à les discipliner, il faut trouver autre chose, retourner contre les ouvriers leur aspiration à ne plus être des pions, à dire leur mot. A un bout, c'est la politique contractuelle, la démarche unitaire syndicale. A l'autre, c'est la dérive à gauche (parfois gauchiste) des syndicats, l'idéologie autogestionnaire.

A la fois effet et cause de la chronique insubordination ouvrière, la réorganisation industrielle conduit à séparer une couche d'exécutants, dépourvus de la compréhension du procès de travail, d'une couche de surveillants maîtrisant mieux la marche de l'ensemble de l'entreprise, et reformant (c'est du moins l'espoir du patronat) une nouvelle aristocratie ouvrière. Mais les patrons ne parviennent pas à faire des syndicats des "associations de chefs de services, de préparateurs, de chronométreurs, de contremaîtres disposant d'un certain . appui chez les ouvriers requalifiés [...]". (Roth, p. 121) D'ailleurs serait-ce souhaitable? Il serait dangereux pour le capital d'exclure systématiquement les salariés défavorisés de toute forme de représentation .

Quoi qu'il en soit, cette réorganisation ne permettra pas de prévenir les conflits. Alors qu'en 1969, en Allemagne, les cadres et les ouvriers qualifiés avaient pris la tête du mouvement au bout de deux jours, lors des grèves de 1973, les O.S., qui demandaient entre autre des augmentations non hiérarchisées, resteront autonomes et iront jusqu'à former des comités de grève non syndicaux; ce qui n'empêchera pas le patronat de contrer ces grèves efficacement. Le centre de gravité de la classe se déplace. Chez Ford-Allemagne, grand mouvement, grand échec: la direction doit écraser une grève qui va trop loin. Les ouvriers n'ont pas la force (la volonté, le besoin) d'aller au-delà de la grève, même lorsqu'elle est très dure. On se heurte ici à l'éternel problème: une usine occupée est un point vulnérable même si l'on s'y retranche comme dans un bastion car l'Etat peut toujours concentrer des forces supérieures. Si les grévistes veulent sortir du quartier ou de l'entreprise qu'ils maîtrisent, ils se font arrêter ou refouler. Comment donc éviter le repli forcé sur le lieu de travail sinon en faisant autre chose, en allant au-delà du simple arrêt et refus du travail ? Comme disait le président du Conseil d'entreprise de Ford-Allemagne en 1973: "Il n'y a pas de place ici pour des améliorations, ou on la ferme ou on fait la révolution."

A partir de la fin de la prospérité triomphante, les couches salariées défavorisées (ouvriers de fraîche date, jeunes peu qualifiés, immigrés, femmes sous-payée s ) mènent des actions dures. Les premiers cas se produisent en 1967-1968 (automobile, en France) et les exemples vont ensuite se multiplier (postiers, intérimaires en Italie, etc.). Ces luttes se distinguent des actions "de crise" liées à l'emploi, comme en France chez Lip ou dans la métallurgie. Elles conservent en effet des traits revendicatifs classiques: hausse uni,forme des salaires, allongement des congés, rattrapage du retard par rapport aux autres couches de salariés (retard qui était une des conditions de la croissance). Elles ne sont pas forcément anti-syndicales -- 1968 fut parfois l'occasion d'implanter le syndicat dans des entreprises archaïques.

En France, cette lutte de nouveaux salariés éclate souvent dans des entreprises excentriques, loin des grandes villes et des forteresses ouvrières comme Renault -- qui sont aussi des prisons, même sans mur d'enceinte ni barrière. Le capital croyait n'avoir rien à craindre d'un personnel docile dans des entreprises créées lors de la décentralisation industrielle des années 60, et qui avaient permis de combattre la résistance de l'Ouvrier Professionnel à l'OST, c'est-à-dire de faire éclater les banlieues rouges en implantant des usines "différentes" à la campagne. L'usine s'était installée comme une école neuve, et les anciens paysans, les femmes, les jeunes y étaient allés jouer leur rôle sous la houlette paternelle d'un patron devenu "chef d'entreprise". Ces salariés avaient commencé par revendiquer ce que les patrons accordent "normalement" aux prolétaires. Et leur protestation finit par les conduire à remettre en cause non seulement leurs conditions de salaire et de travail mais aussi ceux qui gèrent (patrons), défendent (police) et aménagent (syndicats) ces conditions. Mai 68 sera la prise de conscience vague du fait que toutes ces forces conservatrices vivent de l'ordre établi et ont besoin de son maintien. Contre elles, ou plutôt malgré elles, "mai" n'imaginera qu'une autogestion généralisée, dont on parlera sans l'amorcer. Mais le mouvement apparu vers 1965 est assez puissant pour ne pas s'épuiser dans les limites d'un mai 68.

Aux Etats-Unis, il y a confluence d'un refus étudiant (de la guerre du Vietnam), d'un ample mouvement d'O.S., et d'émeutes (depuis Watts en 1965) mettant en question non les rapports de production mais les rapports de distribution, non le capital dans sa totalité mais la forme marchande qu'il imprime à la vie. La "reprise révolutionnaire" de la fin des années 60 se signale par la convergence mais non l'interpénétration ni la fusion d'actions nées dans la production avec celles portant sur l'échange marchand. Comme système social, le salariat moderne synthétise l'acte productif dans l'entreprise et la "libre" disposition de l'argent qu'on y gagne hors de l'entreprise. Tant que la remise en cause porte seulement sur l'une ou l'autre de ces sphères (travail/extra-travail), le système salarial conserve son unité et sa force.

Une erreur de perspective, due à la poussée du nationalisme noir aux Etats-Unis (anti-révolutionnaire comme tout nationalisme), a fait croire à l'existence d'un mouvement ouvrier noir spécifique, plus radical. En fait, la révolte prolétarienne américaine ne fut pas plus virulente chez les ouvriers noirs que chez les blancs. Le conservatisme ouvrier, qui existe par exemple dans le bâtiment, n'est pas pire aux Etats-Unis qu'en France. Il n'y eut pas plus d'ouvriers américains à soutenir Nixon contre le Viet Cong que d'ouvriers français derrière leurs gouvernements successifs pendant la guerre d'Algérie.

Les événements de Lordstown (Ohio) sont à la charnière de deux époques. A la fin des années 60, c'est l'une des dernières grandes applications du fordisme. Pour produire la Vega, General Motors attire les jeunes (l'âge moyen est de 26 ans), accroît la productivité, augmente la proportion d'O.S., déqualifie tout en offrant plus d'argent (comme Ford 40 ans plus tôt), mais introduit aussi la robotisation. En 1970, il est le premier constructeur automobile à installer des chaînes robotisées avec engins Unimation (premier fabricant américain de robots). Les autres firmes attendront le milieu des années 70 pour l'imiter (Renault en 1979 seulement). La cadence de production y est alors le double de la moyenne mondiale (100 véhicules à l'heure au lieu de 50). Conçu pour contrecarrer la rébellion passive et active des jeunes, ce système entraîne un absentéisme redoublé et un sabotage larvé. Le capital a voulu rehausser les cadences sans proposer tellement mieux aux salariés que ce qu'il leur donne depuis longtemps: la consommation de masse ne compense plus l'aliénation du travail comme en 1920 ou 1930, sa nouveauté s'épuise. La révolte endémique n'empêche pas le syndicat de mener et de saboter la grève de 1972, sans doute le "premier grand conflit antirobotique aux E.-U." (Le Quément, p. 197), avec celui des dockers de la côte Ouest contre la containeurisation (1971-1972). Le conflit de Lordstown se solde par 800 mises à pied, mais il montre surtout à la bourgeoisie que la robotisation doit s'installer progressivement sous peine de faire rebondir la contestation (déjà latente et parfois explosive) du travail industriel. On fera donc coexister chaînes automatisées et chaînes d'assemblage classiques.

Le mouvement anti-guerre américain, pacifiste dans son ensemble, va jouer néanmoins un rôle subversif en s'opposant à l'Etat et à l'armée en guerre. C'est la critique d'un monde ascendant qui entre en crise (nous ne disons pas décadence). Est-ce un hasard si c'est en 1965 que les Etats-Unis envoient 500.000 soldats occuper le Vietnam du Sud (pas même y faire la guerre: peu combattirent le Viet Cong et les troupes du Nord)? Un tel corps expéditionnaire, dont les experts dirent dès le début qu'il était inefficace, est bien le produit typique d'un capitalisme occidental trop sûr de lui, confiant dans son modèle industriel comme dans la supériorité de la forme de guerre qu'il mène par rapport à celle de "sous-développés". Le refus de la guerre par une bonne partie de la jeunesse américaine attaquait le fondement même de la civilisation marchande et étatique contemporaine. Du même mouvement, le pacifisme américain accusait l'Etat et le capital d'occuper tout le terrain, de ne pas accorder assez d'autonomie et d'espace social aux "gens". Socialisme ou Barbarie, dont le dernier numéro parut en 1965, était, là encore, une expression adéquate de cette quête réelle d'un monde nouveau, même si elle ne s'en prenait pas aux racines de l'ancien.

L'Internationale Situationniste

L'invasion capitaliste de la totalité de la vie, accélérée par le cycle de prospérité amorcé depuis 1950 avait produit sa critique libérale: ouvrages de Vance Packard sur l'obsolescence planifiée , de Riesman sur la "foule solitaire", d'Henri Lefebvre sur la vie quotidienne, etc. Les pays industriels plus tardivement marchandisés, comme la France, ont longtemps entretenu une réaction de repli frileux devant l'"américanisme" (voir en particulier Le Monde). Vers 1960, au moment où une critique pratique des prolétaires coincide avec une première inquiétude sur la limite et le sens de cette croissance, c'est l'ensemble du mode et même du style de vie capitaliste moderne qui est sur la sellette. Dans ce contexte, l'Internationale Situationniste (1957-1971), point de rencontre du Nouveau Monde, orgueilleux de sa modernité, et du Vieux Monde, ébranlé par la consommation de masse, l'IS qui réunissait en effet d'une part des Allemands, des Scandinaves, des Américains et d'autre part des Français et des Italiens, va apporter une contribution décisive à la critique de la colonisation marchande généralisée.

Effet de la prospérité des années 60, l'IS a pu entreprendre une critique du monde sans s'enfermer dans l'économie, la production, l'usine, les ouvriers, alors même que les ouvriers, comme chez FIAT en 1969, faisaient aussi de l'espace extra-travail (logement et transports) un point de départ de leur action. L'IS a renoué avec la critique de l'économie politique de la période précédant 1848.

C'est l'évolution historique qui force à voir que la vie salariale ne se déroule pas seulement sur le lieu de travail. L'ancien mouvement ouvrier, celui qui a disparu en tant que réseau social pour céder la place à des organes de négociation, étendait ses ramifications à tous les aspects de la vie du prolétaire. Partis et syndicats sont aujourd'hui des démarcheurs qui jouent le rôle de services sociaux et fonctionnent dans une large mesure comme des administrations étatiques.

L'IS a critiqué l'"urbanisme", science et technique de la récréation de relations sociales là où l'on a arraché les racines des liens collectifs antérieurs. Le capital a détruit ville et campagne, produisant un espace bâtard, une ville sans centre. (En cela le capital a créé un espace à son image, celle d'une société qui n'a pas de centre, et dont le centre est partout.) Les nombreuses tentatives de villes modèles expérimentales (Pullman près de Chicago, à la fin du XIXe siècle} n'ont jamais empêché les problèmes sociaux ni les émeutes ouvrières. La cité ouvrière-patronale, comme le projet de Nicolas Ledoux à Arc-et-Senans à la fin du XVIIIe siècle, échoue parce que la vie du salarié ne peut avoir comme centre unique le lieu de travail. La ville moderne "normale" intègre mieux les ouvriers car il faut à l'ouvrier un cadre de vie capitaliste et non patronal. Ce cadre de vie maintient en effet une communauté même s'il s'agit pour une bonne part (mais pas entièrement, loin de là) d'une communauté marchande constituée par la télévision, le supermarché, avec la voiture comme moyen de liaison entre des lieux éclatés. Télévision, supermarché, voiture supposent toujours l'existence d'êtres humains pour la regarder, s'y rendre et la faire marcher plus ou moins ensemble.

Face à la ville moderne, l'IS a cherché un nouvel emploi de certains lieux. Elle a redonné vie à l'utopie, au positif comme au négatif de la vision utopique. Elle a d'abord cru possible d'expérimenter dès maintenant des façons de vivre nouvelles puis elle a fini par montrer que cette réappropriation des conditions d'existence ne supposait rien moins que la réappropriation collective de tous les aspects de la vie. Elle a redonné son sens à l'exigence de création de nouvelles relations sociales. Alors que la plupart des révolutionnaires débattaient du "pouvoir ouvrier", du "dépérissement de l'Etat", elle a posé la révolution non comme affaire politique mais comme changement de toute la vie. "Banalité", dira-t-on? Mais banalité qui ne fut réintroduite dans le mouvement révolutionnaire que dans les années 60 et grâce, entre autres, à l'activité de l'IS.

Produit à la fois de la gauche conseilliste (Guy Debord fut quelques mois membre de S. ou B. ) et de son rejet, l'IS partit d'une critique du spectacle comme passivité, comme transformation de tout acte en contemplation, pour aboutir à l'affirmation du communisme comme activité.

Iconoclaste, libérée de la problématique de l'organisation ouvrière (dont n'étaient pas sortis des groupes comme Pouvoir Ouvrier ou ICO), I'IS secoua l'ultra-gauche. Mais sa théorie du spectacle la conduisit dans une impasse: celle du conseillisme. Expression des attaques contre la marchandise plus que d'un mouvement d'ensemble (absent) contre le capital, elle ne fit pas l'analyse de la totalité du processus capitaliste. Comme S. ou B., elle vit dans le capital une gestion privant les prolétaires de tout pouvoir sur leur vie, et en conclut à la nécessité de trouver un mécanisme permettant la participation de tous. A cela, elle ajouta l'opposition passif-actif. Le capitalisme étant conçu théoriquement comme spectacle plus que comme capital, elle crut trouver, pour briser la passivité, un moyen (la démocratie), un lieu (le conseil), une forme de vie (l'auto-gestion généralisée) .

La notion de spectacle avala celle de capital et opéra un renversement de la réalité. L'IS oubliait en effet que "le trait dominant le plus significatif de toute division capitaliste du travail est la métamorphose du travailleur, du stade de producteur actif à celui de spectateur passif de son propre labeur". (Root and Branch, Le nouveau mouvement ouvrier américain, Spartacus, 1978, p. 90). Le "spectacle" a sa racine dans les relations de production, de travail, dans ce qui est constitutif du capital. On peut comprendre le spectacle à partir du capitalisme, non l'inverse. Spectacle et contemplation passive sont l'effet d'un phénomène plus profond. C'est la satisfaction relative de "besoins" créés par le capital depuis 150 ans (pain, emploi, logement) qui suscite la passivité dans le comportement. La conception théorique du spectacle comme moteur ou comme essence de la société était idéaliste.

Ainsi, l' IS, à la suite de la gauche allemande, reconnut la spontanéité révolutionnaire, mais sans indiquer la nature de cette activité spontanée. Elle glorifia les assemblées générales, les conseils ouvriers, au lieu d'indiquer le contenu de ce que ces formes devraient accomplir. Finalement, elle donna dans le même formalisme que cette ultra-gauche dont elle moquait le côté trop poussiéreux à ses yeux.

L'IS a montré les aspects religieux du militantisme, pratique séparée où l'individu agit pour une cause, en faisant abstraction de sa vie personnelle, en réprimant ses désirs et en se sacrifiant pour un objectif extérieur à lui - même. Sans même parler de la participation à des organisations politiques classiques (PC, extrême-gauche...}, l 'action révolutionnaire permanente tourne en effet parfois au militantisme: tout dévoué à un groupe, obnubilé par une certaine vision du monde, l'individu perd toute disponibilité pour des actes révolutionnaires le jour où ils deviennent possibles.

Mais ce refus du militantisme au lieu de s'ancrer dans une pratique et une compréhension des rapports réels qui peuvent empêcher le développement du comportement de militant, participait plutôt chez l'IS de l'exigence d'une attitude radicale en tout. A la morale militante, elle en substituait une autre, la radicalité, aussi impraticable et aussi intenable.

Non contente de dénoncer le spectacle, l 'IS entreprit de le retourner contre la société qui en vit. Le scandale universitaire de Strasbourg, annonçant ma i 68, fut une réussite. Mais l'I S érigea le procédé en système et en abusa au point qu'il se retourna contre elle - même. La reprise des techniques publicitaires et scandaleuses vira bientôt à la contre-manipulation systématique. Il n'y a pas de publicité anti-publicitaire. Il n'y a pas de bon usage des médias pour faire passer des idées révolutionnaires.

Contre la fausse modestie militante, elle se mit elle-même en scène et grossit démesurément son impact sur la situation mondiale. Ses références répétées à Machiavel, Clausewitz et autres stratèges étaient plus qu'une coquetterie. L'IS était persuadée qu'une stratégie adéquate pouvait permettre à un groupe assez habile de manipuler les médias et d'influencer l'opinion publique dans un sens révolutionnaire. C'est bien la preuve de son enfermement dans la notion de spectacle et, en définitive, de son incompréhension, par idéalisme, du phénomène spectaculaire. Quand elle se présenta comme le centre du monde, comme l'agent de la maturation révolutionnaire, etc. on pensa d'abord qu'elle ironisait à son sujet. Quand elle en fit un leitmotiv, on finit par se demander si elle ne croyait pas elle-même les énormités qu'elle propageait sur son propre compte .

L'IS a fourni la meilleure approximation du communisme parmi les théories ayant eu une réelle diffusion sociale avant 1968. Mais elle est restée prisonnière des vieilles illusions conseillistes, auxquelles elle a ajouté ses propres illusions sur l'instauration d'un "savoir-vivre" révolutionnaire. Elle a créé une éthique où la jouissance tenait lieu d'activité humaine. En cela elle n'est pas sortie du cadre capitaliste de l'abondance permise par l'automation, se contentant de décrire la fin du travail comme un immense loisir passionnant .

La gauche italienne avait posé le communisme comme abolition du marché et rompu avec le culte des forces productives mais elle avait ignoré la formidable puissance subversive de mesures communistes concrètes. Bordiga repoussait la communisation aux lendemains de la prise du pouvoir. L'IS a montré dans la révolution une démarchandisation immédiate et progressive. Elle a vu le processus révolutionnaire dans les relations humaines. L'Etat, en effet, ne peut pas être détruit sur le plan militaire seulement. Médiation de la société, il doit aussi être anéanti par la sape des relations capitalistes qui le soutiennent.

L'IS a fini dans l'erreur symétrique de celle de Bordiga. Ce dernier avait réduit la révolution à l'application d'un programme. L'IS la limitera à un bouleversement des relations immédiates. Ni Bordiga ni l'IS n'ont perçu la totalité. Le premier conçut un tout, abstrait des relations réelles et des mesures pratiques, la seconde un tout sans unité ni détermination, une addition de points partiels s'étendant peu à peu. Incapables de dominer théoriquement la totalité du processus révolutionnaire, ils durent recourir tous les deux à un palliatif organisationnel: le parti chez l'un, les conseils chez l'autre.

Dans sa pratique, Bordiga dépersonnalisa le mouvement à l'excès, allant jusqu'à se nier lui-même et à s'effacer derrière un anonymat auto-mutilant qui permit toutes les manipulations du PCI (bordiguiste). Au contraire, l 'IS affirma l'individu jusqu'à l'élitisme, allant jusqu'à se prendre pour le centre du monde.

Bien qu'elle eût à peu près totalement ignoré Bordiga, l 'IS avait contribué comme lui à la synthèse révolutionnaire qui s'ébauchait vers 1968.

La Vieille Taupe

Quand Socialisme ou Barbarie eut rejeté pour de bon la théorie révolutionnaire "classique", une minorité en sortit et se regroupa en 1963 autour du journal Pouvoir Ouvrier. PO voulait reprendre les bons aspects de S. ou B., en ignorant le fil conducteur qui reliait les origines de S. ou B. à sa déviation ultérieure. PO était en-deçà de la gauche allemande sur bien des points: les syndicats, le parti, l 'impérialisme et la question nationale, etc. En fait, y coexistaient des tendances ultragauche, unies seulement sur les ques tions du caractère capitaliste de la Russie et de la gestion ouvrière. A sa tête se trouvait Véga, un des anciens de la gauche italienne qui avaient rejoint S. ou B peu après sa fondation. Mais ces ex-"bordiguistes" n'avaient rien apporté de bordiguiste à S. ou B., n'ayant trouvé dans la gauche italienne qu'un léninisme plus pur que celui des trotskyst es, complété par les thèses sur le capitalisme d'Etat et la gestion ouvrière.

Mensuel polycopié au millier de lecteurs, PO était fait comme s'il avait été lu par 100.000 prolétaires chaque semaine. Rares étaient les articles de fond. Souvent ces derniers étaient l'oeuvre de Pierre Souyri, sous le pseudonyme de Brune, qui était l'auteur de deux textes essentiels sur la Chine parus dans S. ou B.

En 1965, Pierre Guillaume, membre de S. ou B. puis de PO, fonde la librairie la Vieille Taupe, rue des Fossés-Saint Jacques à Paris. Autour d'elle s'agrège un pôle de réflexion et d'activité où l'on s'intéresse autant à l'IS, qui entretint quelque temps des rapports avec la V.T., qu'à la gauche italienne, connue alors presque uniquement à travers le filtre du Parti Communiste International (PCI). P. Guillaume prend part, par exemple, à l'édition en anglais du texte de l'IS sur les émeutes de Watts. PO, se sentant sans doute vulnérable au point de craindre que ce (second) pôle pût menacer l'unité et la vie du groupe, organise un procès délirant, en septembre 1967, à la suite duquel Pierre Guillaume et Jacques Baynac sont exclus pour "travail fractionnel"... Une bonne demi-douzaine d'autres membres démissionnent. Il se forme ainsi un groupe informel que tout le monde appelle "La Vieille Taupe".

Dès ses origines, la librairie refuse une étiquette doctrinale. Ce n'est ni le local de PO (tant que P. Guillaume en est membre), ni sa librairie. A une époque où il est difficile de se procurer les textes révolutionnaires essentiels, peu nombreux sur "le marché", épuisés, etc., elle veut d'abord y faciliter l'accès. Le simple fait de sélectionner des textes de Marx, Bakounine, l'IS, Programme Communiste (organe du PCI), les textes de l'ultra-gauche, prend en 1965 un sens théorique et politique. A sa façon, la Vieille Taupe participe à la synthèse théorique indispensable à toutes les époques. Elle dépasse les sectes sans rassembler tout ce qui est "à gauche du PC", comme Maspero (à qui il arriva de refuser de vendre Voix Ouvrière, ancêtre de l'actuel L.O., parce que ce journal se montrait trop hostile aux partis et syndicats de gauche !).

En 1967, la librairie racheta les restes considérables du fonds Costes, seul vrai éditeur de Marx en France avant-guerre, quand le PCF se préoccupait plus de publier Thorez et Staline. Début 1968, Le Capital étant épuisé aux Editions Sociales, le seul lieu où l'on peut s'en procurer les trois Livres est la VT. La librairie diffuse les invendus de S. ou B, mais aussi les Cahiers Spartacus, qui avaient publié beaucoup de titres après la guerre, sur l'ensemble du mouvement ouvrier de l'extrême-gauche à l'extrême-droite. Des milliers d'exemplaires de Luxembourg, Prudhommeaux..., qui dormaient depuis des années dans une cave de la mairie du Ve arrondissement sont ainsi de nouveau offerts au public.

La VT ne niait pas le besoin de cohérence. Elle estimait seulement qu'on ne pouvait l'atteindre ni à partir d'un seul des courants radicaux (tous unilatéraux) d'alors, ni en se mettant à l'écoute des ouvriers (comme ICO), ni en étudiant les formes qu'avait prises le capitalisme moderne (comme l'aurait souhaité Souyri, qui se tint à l'écart des remous provoqués par la scission de PO). Mais par une appropriation théorique de l'ensemble des courants de la gauche communiste (et donc aussi du sol historique sur lequel ils avaient vu le jour), de l'IS, et par une réflexion sur le communisme et en particulier sur l'apport de Marx. Le petit groupe hétérogène sorti de PO eut peu ou n'eut pas d'activités "publiques" dans les mois qui précédèrent mai 68. Pour l'essentiel, il lut collectivement Le Capital et commença à assimiler les composantes de la gauche communiste, ainsi que l'IS. La VT n'était pas un groupe; c'était plutôt le lieu de passage de divers fils, avec une dominante anti-léniniste où la venue d'Invariance créait une perplexité nouvelle.

Il serait absurde de prétendre que l'existence de ce petit regroupement ait joué un rôle décisif en mai 68 ou après. Ce qui s'est passé là, dans des conditions privilégiées parce qu'on y profitait des expériences transmises par divers groupes ayant déjà passé au crible une foule d'idées et de faits, s'est bien sûr produit aussi ailleurs -- souvent dans la confusion, parfois peut-être avec plus de clarté. L'important c'est que le processus de maturation théorique sans lequel la secousse de 1968 serait allée moins loin, ait concerné ces points-là: le communisme, la fonction de la démocratie, la spontanéité prolétarienne, et non pas la kyrielle de faux problèmes véhiculés même par une partie de l'ultra-gauche (conscience, direction, gestion, autorité, etc.). Mai 68 n'était pas une révolution (!), mais ce que fut ce mouvement n'aurait pas existé sans cette maturation-là .