Mil
neuf cent soixante-huit
Dans
cette dernière partie, notre angle de vision se rétrécit encore puisque
nous y parlons en particulier de ce que nous avons fait dans un mouvement
qui n'a pas réussi à s'étendre, donc à s'internationaliser. Prétendre
ici au point de vue de Sirius serait men songer .
Au
terme de ce bilan très provisoire, les seules perspectives claires
sont celles du capital, encore qu'on ne sache guère où elles aboutiront.
La parole actuelle est celle du capital car l'initiative sociale lui
appartient.
Il
n'y a pas de déterminisme technologique; la solution (capitaliste
ou communiste) à toute crise est sociale. L'activité humaine, et en
particulier l'organisation du travail, exprimée et modelée par le
capital, entre de nouveau en crise. La période actuelle est bien contre-révolutionnaire
-- restructuration par la crise -- mais amorce aussi un nouveau cycle
de luttes intégrant l'expérience prolétarienne de la "reprise" entamée
dans les années 60. La période 1968-72 fut le début d'une phase --
aujourd'hui en voie de dépassement -- marquée par une crise de l'OST.
La recherche de productivité, accroissant l'exploitation, entraîna
un grand nombre de grèves dures dans des entreprises petites ou moyennes,
et parmi les salariés les plus exploités des grandes, jusque vers
1975. Mais la lutte pour le salaire et les reclassements catégoriels
perpétua au sein des prolétaires la division, entretenue par le capital
et gérée par les patrons et les syndicats .
La
difficulté de comprendre la période présente et d'agir découle de
l'émergence d'une nouvelle organisation du travail, qui n'arrive pas
à s'instaurer, à la fois effet et cause d'autres luttes dont les contours
se dessinent mal.
Les
prolétaires ont souvent débordé et parfois combattu l'encadrement
syndical. Mais la défense de sa condition par le prolétariat ne pouvait
lui permettre de réorganiser la société. Le dépassement de cette posture
défensive n'existe aujourd'hui que négativement. On a rêvé d'autogestion:
qui la prend maintenant au sérieux? On a tant parlé d'écologie: qui
croit pouvoir empêcher le développement de l'industrie nucléaire en
France depuis que la gauche au pouvoir l'a acceptée?
"Tous
les problèmes actuels de l'appréhension de la révolution, et que l'on
retrouve peu ou prou dans toutes les théorisations qui en sont faites,
proviennent du fait que le prolétariat ne peut plus opposer au capital
ce qu'il est dans le mode de production capitaliste, ou plutôt, ne
peut plus faire de la révolution le triomphe de ce qu'il est..." (Théorie
communiste, n·4, 1981, p. 371
A
notre avis, mai 68 en France fut le sommet d'un ébranlement mondial
commencé quelques années plus tôt et qui se calma après 1972-74. L'année
1968 même fut riche en événements positifs et négatifs pour le communisme.
Aux Etats-Unis, le mouvement anti-guerre se radicalise avec l'intensification
des combats (offensive du Têt) mais ne fait pas sa jonction avec le
mouvement ouvrier, tandis que les émeutes des ghettos noirs dévient
vers le nationalisme violent et (ou) réformiste. Au Mexique, une violente
révolte étudiante se termine par un carnage (300 morts) qui renforce
la démocratie. En Tchécoslovaquie, l'invasion des troupes du Pacte
de Varsovie soude encore mieux "le peuple" autour des solutions nationales
et libérales. Le fait mondial dominant est donc l'endiguement démocratique
d'un phénomène qui potentiellement (seulement potentiellement) allait
au delà de la démocratie.
L'explosion
n'a pas eu lieu au point le plus moderne, le plus en difficulté du
monde industrialisé, mais là où l'accélération des vingt années précédentes
était la plus inadaptée aux conditions du pays. Entre 1954 et 1974,
la proportion de salariés dans la population française passe de 62
% à 81 % (l'accroissement touchant surtout les employés, techniciens
et cadres salariés qui constituent les nouvelles classes moyennes).
On assiste à la fusion d'une revendication ouvrière violente et d'une
aspiration anti-autoritaire, anti-répressive estudiantine bientôt
élargie à une bonne partie des nouvelles classes moyennes. Le mouvement
est aussi anti-culturel en ce que la culture est le dépôt et le contraire
de la créativité. Il renoue ainsi avec le refus de l'art et de la
culture apparu vers 1914-18.
Mai
1968 est plus que la cassure entre syndicats et partis d'une part
et un grand nombre d'ouvriers de l'autre. C'est aussi la revendication
d'être qui, en l'absence d'une rupture sociale pratique, s'est manifestée
plus comme expression que comme action. On veut communiquer, prendre
la parole, dire ce que l'on ne peut faire. Le rejet du passé ne parvient
pas à se donner un contenu et donc un présent. Les slogans: "Je crois
à la réalité de mes désirs", "Sous les pavés, la plage", désignent
un autre possible, mais qui suppose... une révolution pour être possible.
En son absence, cette exigence ne peut devenir qu'aménagement ou folie.
Les thèmes de mai prennent la forme de l'exhortation, remplaçant la
culpabilité du XIXe siècle par l'impératif de jouissance.
En
effet, à l'exception d'une faible minorité, les ouvriers, la bourgeoisie,
la plupart des "contestataires", I'Etat, bref tout le monde, agit
comme s'il existait un pacte implicite interdisant à chacun d'aller
trop loin. Signe de limite: on n'ose pas, on ne veut pas faire une
révolution ni même la commencer. Signe de force: on refuse le jeu
politique d'une révolution fausse, la vraie ne pouvant qu'être totale.
Même rue Gay-Lussac la violence reste bien en decà de la violence
ouvrière d'avant 14, ou de celle qu'on connaît aux Etats-Unis dans
les années 30. Les affrontements ouvriers-syndicats sont bien moins
brutaux que dans le passé, comme chez Renault en 1947.
On
ne retrouve guère en 1968 l'atmosphère de fête à l'usine de 1936.
On sent qu'il se passe quelque chose qui pourrait aller plus loin
mais on se garde de le faire. L'atmosphère de gravité qui règne se
double d'un ressentiment contre les syndicats, bouc émissaire commode,
alors que ces derniers ne tiennent que par le comportement de la base.
La gaîté est ailleurs, dans la rue. C'est pourquoi mai 68 ne peut
ni se reproduire ni entraîner une reprise révolutionnaire dans les
années suivantes. Le mouvement engendre un réformisme nourri de la
neutralisation de ses aspects les plus virulents. L'histoire ne repasse
pas le plat.
Le
problème de l'Etat n'est pas posé: 1968 n'est pas le début d'une phase
révolutionnaire. Un mouvement révolutionnaire ne naîtra pas d'un approfondissement
de mai mais d'une rupture avec la période inaugurée par mai. Dans
la volonté de faire la grève en masse, il y avait un refus; dans la
façon de mener cette grève et en particulier de l'abandonner aux syndicats,
pour se rebiffer contre eux à la fin quand ils la sabordèrent, il
y eut une acceptation .
On
a critiqué le pouvoir tout en voulant le prendre partout. On a ridiculisé
partis et groupuscules pour vanter le Mouvement du 22 mars, pont entre
le gauchisme et les radicaux (par exemple les Enragés). On a dénoncé
la politique pour s'enthousiasmer d'une fraternité style février 1948
(en attendant avril 1974 au Portugal). La conjonction réalisée entre
la lutte ouvrière et les cadres ruant dans les brancards chercha une
autre voie que la droite et la gauche classiques: revendication d'un
"cadre de vie" moderne, les avantages du capitalisme sans les inconvénients.
Un
texte (alors inédit) de François Martin, écrit quelques mois plus
tard à la VT, énonça cette idée simple: en mai-juin 68, tout le monde,
y compris les radicaux, avait agi et pensé dans le cadre de la démocratie.
Le Comité pour le Maintien des Occupations (CMDO1, animé par l'IS,
appela à former des conseils ouvriers. Exhorter à créer une forme
en supposant qu'elle donnera à son action un contenu révolutionnaire,
voilà l'illusion démocratique et politique. Mai 68 réalisa le programme
de l'IS comme 1956 en Hongrie avait réalisé celui de S. ou B.:
dans les deux cas, les conseils. S. ou B. et l'IS furent des
moments de la vie du prolétariat, ils n'exprimèrent jamais l 'ensemble
de son cycle de vie. Là où les ouvriers tentèrent de faire vivre des
formes démocratiques ( comités de bases de Rhône-Poulenc à Vitry),
ils s'épuisèrent à la tâche, dépensant l'énergie qui leur fit ensuite
défaut pour mener des actions nécessaires.
Les
élections de juin ne mobilisèrent pas les ouvriers (ni personne, sauf
les partis} pour ou contre. Elles ne noyèrent pas le mouvement qui
s'était étiolé de lui-même de n'avoir pas pris l'initiative à la mi-mai,
et s'enlisait à la fois dans la violence (quasi-émeute du 24 mai},
la revendication et la construction de structures démocratiques parallèles
à la hiérarchie sur le lieu de travail. Aujourd'hui, la démocratie
politique est là, on ne se remue plus pour elle. Mais la démocratie
sociale, elle, peut encore mobiliser des énergies, dans le but de
compléter la démocratie politique, d'instaurer enfin une démocratie
réelle et non formelle, en introduisant la délibération dans l'entreprise,
l 'école, le quartier, etc.
Mais
68 fut une grande prise de parole, partout, par "les intéressés",
mais ces derniers ne cessèrent de se conduire en usagers toujours
préoccupés de réorganiser l'endroit -- métro, terrain de camping,
entreprise -- où le capital les a parqués.
Il
serait toutefois facile et trompeur de réduire mai 68 à peu de chose.
Le mouvement s'en prend à tout, et ne fait que réordonner chaque élément
de ce tout, lui-même inattaqué. Cette amorce de reprise révolutionnaire
témoigne d'une lucidité, mais négative. Il n'y a pas eu "double pouvoir"
mais, du point culminant de la grève au discours de De Gaulle le 30
mai, une double absence de pouvoir. Ni le gouvernement ni les grévistes
ne maîtrisent la situation, ni ne sont sûrs de se maîtriser eux-mêmes
(De Gaulle a besoin d'aller v érifier le loyalisme de I'armée) . Bizarrement,
alors qu'on parle tant de gestion, on constate que les ouvriers se
désintéressent de toute grève gestionnaire. Abandonner aux syndicats
la maîtrise des usines est un signe de faiblesse mais aussi du fait
qu'ils ont conscience que le problème est ailleurs. Cinq ans plus
tard, en 1973, dans une grande grève à Laval, les ouvriers quitteront
purement et simplement l'usine pour trois semaines. Comme la "dépolitisation"
dont on a tant parlé, cette perte d'intérêt pour l'entreprise, le
travail et sa réorganisation, sont ambivalents, et ne peuvent être
interprétés qu'en fonction du reste. Le communisme était bien présent
en 1968, mais en creux, en négatif. A Nantes en 1968, et plus tard
à la SEAT de Barcelone ( 1971), au Québec ( 1972), les grévistes prendront
en main des quartiers ou des villes, iront jusqu'à s'emparer de stations
d e radio, mais n'en feront rien: l 'auto - organisation des prolétaires
"est possible, mais, simultanément, elle n'a rien à organiser" (Théorie
communiste, n· 4, 1981, p. 21).
En
tout cas, les prolétaires ne créent pas de nouvelles organisations
syndicales, politiques ou "unitaires", comme lors de la révolution
allemande. Ils ont seulement tenté parfois d'édifier des structures
démocratiques, qui heureusement ne survivront pas à la grève. Mais
ils n'éprouvent pas le besoin de donner à leur grève une forme "soviétique".
Pourquoi ? La véhémence de leur réaction anti-syndicale atteste qu'ils
avaient la force, dans bien des usines, d'imposer des organes démocratiques
pour gérer la grève, sinon davantage. Ils pouvaient mais ils n'essayent
pas. Leur problème est ailleurs. Là réside l'ambiguité de 68, dans
ce refus qui n'est que refus. On ne peut exister par défaut.
La
minorité radicale, elle, quitte l'entreprise et se retrouve avec d'autres
éléments minoritaires, en compagnie d'étudiants, de gauchistes, de
révolutionnaires. Le CMDO est l'un de ces lieux où le gauchisme est
tenu en lisière. Censier en est un autre. Le n· 1 du Mouvement
Communiste (1972) fera l'analyse de son action. (On trouvera aussi
de nombreux renseignements dans J. Baynac, Mai retrouvé, Laffont,
1978, qui démentent l'interprétat ion démocratique de son auteur.)
La relative cohérence de Censier tint avant tout à celle du groupe
informel de la VT, dont nous avons parlé, rapidement renforcé par
le GLAT (contrairement à ce que dit et ne dit pas Baynac, qui pourtant
joua un rôle important aussi bien dans ce groupe qu'à Censier) .
Un
peu avant 1968, l 'IS, dans le n· 11 de la revue, répondait aux ultra
- gauches que les situationnistes ne se souciaient pas de regrouper
autour d'eux des ouvriers pour mener une action "ouvrière" permanente.
Le jour où il y aurait quelque chose à faire, disait l'IS, les révolutionnaires
seraient avec les ouvriers révolutionnaires. C'est ce qui se passa.
Censier
stimula et coordonna l'activité de minorités radicales, sinon révolutionnaires,
dans de nombreuses entreprises. La critique des syndicats, timide
au début, devint plus virulente à la fin des grèves. Les fractions
extrémistes, isolées sur le lieu de travail, trouvèrent là un point
de rencontre. Dans l'ensemble, le débat qui s'instaure à Censier échappe
au déluge de phrases creuses qui déferle souvent ailleurs et manifeste
une grande lucidité, dont témoigne le Rapport d'ori entation du 21
mai, rédigé par trois personnes, dont au moins deux du GLAT, et peut
- être une quatrième (Khayati, membre de l'IS) (Baynac, pp. 161-63).
Là
où beaucoup verront dans l'expérience de Censier une leçon de démocratie,
nous avons vu, à l'époque, une leçon sur la démocratie: une démonstration
du caractère superficiel de l'opposition entre démocratie bourgeoise-individuelle
et démocratie ouvrière-collective. Le problème minorité-majorité ne
se posa qu'aux membres d'lCO, présents eux aussi à Censier, mais qui
refuseront de s'associer aux activités d'une minorité qui risquait
de s'imposer à la masse. Stérilité de la logique conseilliste!
Mai
68 ne posa pas la question communiste. Les dons de ravitaillement
té m oignèrent d ' une solidarité, non d'un début de dépérissement
de l'échange marchand. La perspective communiste exista dans l'indéniable
assouplissement des rapports immédiats, la rupture de barrières sociologiques,
la vie sans argent pendant plusieurs semaines, dans le plaisir d'agir
ensemble, en un mot dans cette esquisse communautaire qu'on observe
à chaque grand mouvement social, même non révolutionnair e (Orwell
en Catalogne, en 1936) . L es divers comités qui siégeaient à Censier
débattaient naturellement de ce qu' il fallait faire, et de ce qu'il
faudrait fair e pour aller plus loin. Il n'est pas si fr é quent que
de grandes assemblé es comptant de nombreux ouvriers discutent du
communisme.
Le
tract Que faire?, réédité et diffus é à une centaine de milliers
d'exempla i res, indique ce que le mouvement do it faire pour aller
plus loin, ou simpl e ment continuer: prendre un nombre de mesures
simples mais qui rompent avec la logique capitaliste, afin que la
grève démontre sa capacité de faire fonctionner autrement la société;
répondre aux besoins sociaux ( ce qui rallierait les hésitants, la
classe moyenne, que la violence -- produit d'un blocage, réaction
impuissante devant l'impasse -- inquiète) par la gratuité des transports,
des soins, de la nourriture, par la gestion collective des centres
de distribution, la grève des paiements (loyers, impôts, traites};
et montrer ainsi que la bourgeoisie et l'Etat sont inutiles.
Le
communisme ne fut présent en 1968 que comme vision. Même les ouvriers
hostiles aux syndicats ne franchirent pas le pas, les éléments révolutionnaires
parmi eux étant l'exception. Preuve supplémentaire de faiblesse, la
confusion qui entoura le meeting de Charléty, fin mai. Charléty, tentative
de dépassement politique, de prolongement du mouvement social sur
le plan de pouvoir d'Etat, Charléty où se retrouvèrent une bonne partie
des gauchistes mais aussi de la gauche des syndicats (notamment CFDT
) , où l'on vit aussi un personnage dont on a récemment voulu faire
un héros national, un De Gaulle de gauche: Mendès - France. Charléty
fut le maximum de conscience et de réalisme politiques dont fit preuve
le "mouvement de Mai". D'un côté le rêve: les conseils. De l'autre
la réalité: un vrai gouvernement réformateur, où beaucoup se voient
jouer les Lénine de ce Mendès - Kérensky. On peut aujourd'hui en sourire
mais si la solution Mendès l'avait emporté, beaucoup de contestataires
l'auraient soutenue. Un an plus tard, deux jeunes ouvriers, qui tiraient
à la VT un tract rappelant l'ampleur révolutionnaire de mai 68, précisaient:
"Nous n'oublions pas Charléty"... En 1981, Mitterrand réalisera enfin
les espoirs de Charléty.
L'après-mai
Après
la fin de la grève, nous avons tous commis l'erreur d'escompter une
clarification. C'était méconnaître la nature du mouvement, et oublier
qu'en péri o de révolutionnaire -- ou de secousse comme 1968 -- toutes
les organisations et idéologies prospèrent, y compris les contre-révolutionnaires.
Le
gauchisme, en particulier, est venu donner de faux buts révolutionnaires
à une "répétition générale" qui n'avait pas existé. Or, l 'après-mai
ne pouvait être que contre - révolutionnaire, revendication d'une
liberté en tous sens, y compris par rapport au mouvement révolutionnaire.
L'explosion n'ayant pas modifié les structures fondamentales, son
énergie se dispersa contre les institutions périmées, dans les moeurs,
etc.
Prenant
le relais du stalinisme, le gauchisme poussa à un terme extrême la
dépossession capitaliste tout en présentant cela comme le remède à
cette dépossession. L'homme capitalisé est privé de racines. Le gauchiste
en remit dans la désidentification. Vivant dans un autre monde, le
militant se projeta dans un autre lui-même, "aux côtés du prolétariat",
"avec les pays socialistes" ou "avec le tiers-monde". La crise du
gauchisme, quelques années plus tard, déclencha le phénomène inverse:
la quête d'identité. Chacun fut désormais à la "recherche" du groupe
particulier où il trouverait ses racines "naturelles" (féminisme,
régionalisme, identité homosexuelle, etc .) .
Toutes
les idéologies furent revitalisées, le léninisme comme l'anarchisme.
On ne doit pas regretter leur déclin actuel. Cette foire aux illusions
déboucha naturellement sur son autocritique: on passa du militantisme
à la vie quotidienne. Si " l 'individu est la forme d'existence bourgeoise
par excellence, et l'égoisme [ ... ] l 'essence [...] de la société
actuelle [ ...] décomposée en atome" (Marx) , la société bourgeoise
a toujours aussi réuni ces atomes en groupes. La privatisation de
la vie et la difficulté croissante d'avoir une activité collective
non marchande entraînent une polarisation où l'on tend soit à se nier
comme personne pour ne plus exister que dans un groupe, soit à refuser
toute organisation pour ne plus vivre que comme individu. On pose
la fausse alternative: l 'homme est-il d'abord "lui - même" ou "social"?
L'activité est - elle menacée davantage par l'individualisme ou par
le rackett de groupe? L'idée que seule compte la vie intérieure, quotidienne,
renverse sans la critiquer l'idée du militant qui doit intervenir
sur l'extérieur, non sur soi.
Quotidiennisme
et militantisme s'entretiennent comme un couple déchiré qui jamais
ne se séparera. La critique morale du militant rate son but. Le militant
n'est pas un "pauvre type", frustré d'affection. Le militantisme est
l'illusion inévitable d'une activité possible dans un monde qui la
rend presque impossible, un moyen mystifié d'échapper à la passivité
dominante. On cherche pour agir un autre motif que sa propre condition,
on sort de soi, on trouve un dynamisme dans des réalités ou des idées
extérieures à sa vie propre: "le prolétariat", "la révolution" ou,
plus moderne: "la radicalité", "le désir".
On
a tout critiqué après mai, sauf le ciment de ce tout, le tout lui-même.
L'absence d'offensive au centre de gravité social obligeait les critiques
tous azimuts à respecter chacune les bornes de sa propre production.
Dans un cadre général différent, elles auraient produit tout autre
chose; rien ne conduisant vers une révolution, elles ont reflué. Ces
néo-réformismes sont différents de l'ancien: ce dernier avait un projet
à l'échelle de la société (la réorganiser autour du tra vail constitué
en force unifiée) , les premiers renoncent à changer la société pour
s'y aménager seulement un espace libre.
La
"libération" de la femme, de la sexualité, des moeurs, etc. est une
fragmentation. On sépare en soi une fonction des autres. Au lieu d'aller
vers l'être total, multiple, on se découpe, on se comprend et on se
défend tour à tour comme femme, comme consommateur, c omme producteur,
comme b reton, etc., alors que les intérêts de ces catégories s'opposent
les uns aux autres. On réussit ainsi le tour de force de créer en
soi la division que le capital s'efforce d'entretenir au sein du prolétariat.
L'auto-organisation
dans l'entreprise, en France, s'écroule après juin 1968, là où elle
s'était instaurée. Le "mai rampant" italien fait surgir en 1969-70
des "conseils" dont le chef de la CGIL reconnaît qu'ils se sont transformés
en institutions para-syndicales. Les conseils ne parviennent pas à
se constituer en organisations de masse embrassant toute la vie sociale,
et rassemblant, plus que les producteurs, toute la population laborieuse.
Il n'y a plus de place pour un mouvement ouvrier à l'ancienne. L'espoir
moderniste style CFDT d'une nouvelle classe ouvrière recomposant l'unité
de travail et capable de le gérer se brise sur la réalité du besoin
d'une couche peu qualifiée, nombreuse, malléable, toujours nécessaire
au capital. L'autogestion ne sert qu'à faire croire qu'elle serait
possible.
"...
plus se développe l'importance des secteurs de recherche, de création
et de surveillance, plus le travail humain se concentre dans la préparation
et l'organisation de la production, plus s'accroît le sens de l'initiative
et des responsabilités, en un mot, plus l'ouvrier moderne reconquiert,
au niveau collectif, l 'autonomie professionnelle qu'il avait perdue
dans la phase de mécanisation du travail, plus les tendances aux revendications
gestionnaires se développent." (S. Mallet, La nouvelle classe ouvrière,
1963}
(Vingt
ans après les thèses de Mallet, on constate que syndicalistes réformateurs
et experts continuent de nous annoncer un nouveau travail industriel
où l'ouvrier échapperait à son aliénation, cette fois grâce aux robots.
Nous essayerons de consacre r un article à cette évolution.)
Avant
même la reprise de Censier par la police ( juillet 1968), les comités
qui y siégeaient avaient fondé une Inter-Entreprises, qui continua
à se réunir pendant plusieurs mois, rassemblant des délégués informels
(non mandatés explicitement par leurs camarades) de minorités ouvrières
extrémistes Inter-Entreprises fut plus un lieu d'échange et de discussion
qu'une coordination agissante. La VT, le GLAT et ICO participaient.
Parallèlement, une tentative de collaboration entre la VT et le GLAT
se solda par un échec complet. Les réunions et les débats réguliers
d'lnter-Entreprises, s'ils débouchaient rarement sur une action collective
des entreprises concernées, déb layaient le terrain dans les esprits,
prolongeant les discussions entamées en mai et juin. Les gauchistes,
eux, proposaient du "concret": organiser des luttes... En même temps,
le nom d'lnter-Entreprises en indiquait les limites (c'est-à-dire
celles de mai 68}: ce n'était pas une organisation communiste, seulement
la voie d'un passage à autre chose, qui ne s 'annonçait pas pour l'immédiat.
La
disparition d'lnter-Entreprises ne signifia bien sûr pas la fin de
l'auto - organisation d'une minorité ouvrière, de ses heurts avec
les appareils. Des Comités d'Action continuèrent d'associer des salariés
contestataires et des éléments radicaux ou gauchistes. Une partie
des travailleurs cessa peu à peu de participer à ces activités. Plusieurs
dizaines de membres ou sympathisants du Comité Hachette d'Action Révolutionnaire,
encore adhérents de la CGT, vinrent l'un après l'autre, lors d'une
réunion syndicale, déposer leur carte sur la tribune. Quelques semaines
après, la plupart adhéraient à la CFDT.
Un
petit nombre d'éléments actifs dans les C.A. voulaient, eux, agir
sur d'autres bases, révolutionnaires , et cherchaient lesquelles.
La VT fut l'un des pôles autour duquel ils se retrouvèrent. Elle mit
aussi en contact des gens d'un même pays (l 'ltalie) qui ne se connaissaient
pas avant.
L'IS
disparut progressivement. Avant 1968, elle avait été l'affirmation
publique d'une révolution future. Après, elle affirma la venue de
la révolution en 1968. La démocratie des conseils avait été le rêve
de Mai. Au lieu d'y déceler les limites de Mai, l 'IS y lut la preuve
de la justesse du conseillisme. La théorie des conseils était adéquate
aux grèves françaises et italiennes, inadéquate à un mouvement révolutionnaire
qui dépasserait les limites de ces grèves. Pour accélérer les choses,
l 'IS appela à imaginer des scandales, des "Strasbourg" ouvriers.
Elle se figea sur l'autogestion, devint le hérault de ce qui existait
en le travestissant en révolution: Italie, Portugal. Incapable de
dresser son propre bilan, elle y substitua la manie de juger les manquements
à sa morale affichée et imposée: la radicalité. "Je tuerai tout le
monde et puis je m'en irai", disait Ubu. Quand il eut jugé et condamné
presque tout le monde, il ne resta plus à Debord qu'à éterniser La
Société du spectacle en la mettant en images, puis à exalter dans
son dernier film "In girum nocte..." une nostalgie que l'on trouvera
touchante ou agaçante, et à cultiver une fois de plus sa différence.
Pendant ce temps, le mouvement révolutionnaire est en train d'assimiler
ce qu'il y a d'essentiel dans l'IS, tandis que les simples disciples
y puisent la justification d'un art de vivre qui se confond avec les
autres formes de vie dites "alternatives". "C'est pourquoi nous allâmes
à la tendance extrême (à ce moment ) , celle par qui une dialectique
rigoureuse en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n'avoir plus
besoin de révolution." (Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire
, Le Seuil, 1978, p. 25)
L'approfondissement
théorique, chez une minorité faible mais liée à une fraction radicale
ouvrière, elle - même peu capable d'action positive sur son lieu de
travail, s'étendit non seulement à l'Italie et à l'Espagne mais à
des pays capitalistes mo dernes (Scandinavie, Etats-Unis) . On prenait
conscience du franchissement d'une étape qualitativement nouvelle.
La réévaluation de l'héritage de la gauche allemande et l'assimilation
de ce qu'il y avait eu de meilleur dans la gauche italienne fut abordé
publiquement en 1969 par la Vieille Taupe dans un texte sur l'idéologie
ultra-gauche, rédigé pour les réunions nationale et internationale
d'lCO. Ce texte charnière fut important pour ceux qui s'y retrouvèrent,
mais la tentative de débat avec les "conseillistes" (ICO, Mattick...]
tourna court. Au même moment, le Parti Communiste International, carcan
qui emprisonnait la gauche ita lienne, entra dans une crise qui aboutit
deux ans plus tard à la scission des Scandinaves, sur la vision par
la gauche allemande de la question syndicale.
Quoiqu'il
n'ait pas été clairement indiqué, le point de convergence était la
conviction que le prolétariat n'a pas à se poser d'abord en force
sociale avant de changer le monde. Il n'y a donc pas d'organisation
ouvrière à créer, à susciter, à espérer. Il n'y a pas de mode de production
transitoire entre capitalisme et communisme. Il n'y a pas d'organisation
prolétarienne autonome en dehors de ce que fait le prolétariat pour
communiser le monde et lui avec. Il n'y a donc pas de problème d'extériorité
ou d'intériorité des révolutionnaires par rapport au prolétariat.
Cette
conviction suffisait à nous éloigner de groupes comme Révolut i on
Internationale ( fondé en 19681 qui, après une phase conseilliste,
reprit une partie de l'héritage de la gauche italienne, de Bilan et
d'Internationalisme (après 19451. Exemple de synthèse ratée, alliant
le parti-pris conseilliste au fétichisme de l'organisation, le groupe
sombra rapidement, sous le nom de Courant Communiste International,
dans une vie de secte comparable à celle du PCI, toujours en concurrence
avec les autres groupes.
Entre
1968 et 1972, la Vieille Taupe fut sans doute le point de contact
et Invariance (animé par Camatte ) le catalyseur théorique
de cette convergence entre la France, l ' Italie et la Scandinavie.
C'est ainsi qu'en 1969, les numéros 6 et 7 d' Invariance (
1 re série ) réinterprétaient un siècle de mouvement révolutionnaire
en y intégrant la gauche allemande. Le rôle stimulateur d' Invariance
n'éliminait toutefois pas son idéalisme originel, le prolétariat y
étant conçu plus comme une entité historique que comme le produit
de situations et rapports réels. Cette réappropriation du passé n'était
pas oeuvre d'archivistes; des prolétaires y prenaient part au même
titre que les autres. Pierre Guillaume put illustrer ainsi le fonctionnement
de notre communauté d'alors: quand celui qui a sur d'autres l'avantage
d'avoir lu un texte révolutionnaire du passé fait un exposé historique,
s'il a été clair, ses auditeurs en savent autant que lui: il n'est
plus que "le dépositaire des détails".
Mil
neuf cent soixante-douze
Le
refus de former un groupe délimitant un intérieur et un extérieur
permit à ceux qui se retrouvaient à la Vieille Taupe d'aller vers
une cohérence commune que d'autres possédaient surtout sur le papier.
Dans cette collectivité théorique et pratique, une certaine dynamique
était à l'oeuvre, qui mettait chacun sur un pied d'égalité tout en
intégrant des capacités et des nuances d'opinion diverses. Cette collectivité,
que nous appellerons par commodité la Vieille Taupe, avançait au coup
par coup, associant chaque fois ceux qui approuvaient l'action engagée,
sans qu'ils eussent à être d'accord sur un "programme" ou une "plate-forme".
Mais bien entendu, si l'on proposait telle action à tel ou tel, c'était
parce qu'on pensait avoir en commun avec lui plus qu'un désir d'action.
La VT n'essayait pas de se faire un nom: nos actes étaient notre signature.
L'activité commune reposait sur un consensus souvent vécu comme exaltant:
il y avait des choses à faire et à dire et on se comprenait souvent
très vite. L'absence de vote, de juridisme, donnait la sensation d'une
activité proche de ce qu'on peut considérer comme communiste. La psychologie,
la discussion sur les états d'âme et l'influence des caractères et
des "problèmes" affectifs, étaient rejetés.
Cette
forme d'organisation encourageait l'irresponsabilité. Un texte criticable
pouvait être diffusé, une initiative néfaste prise, sans qu'on fasse
les réserves ou les rectifications nécessaires, puisque ce on n'avait
pas d'existence définie. L'individu le plus actif, Pierre Guillaume,
était donc le moins contrôlé par l'activité commune. Quant à l'absence
de psychologie, si nous y songeons parfois avec mélancolie en voyant
dans quelle soupe baignent tant d'entre nous, en voyant combien les
comportements caractériels ont pris de l'importance dans l'évolution
ultérieure et dans les ruptures qui l'ont ponctuée, nous ne devons
p as oublier que ce refus était en partie un aveuglement qui nous
conduisait parfois à tolérer des comportements que nous ne supporterions
plus aujourd'hui.
Si
l' absence de formalisme nous e mpêchait de sombrer dans les maladies
de sectes: sclérose doctrinale et organisation de l'organisation,
le défaut des perspectives clairement définies, sur lesquelles on
se serait mis d'accord après une discussion plus formelle, avait l'inconvénient
d'entraver la critique des activités, puisqu'on ne pouvait s'appuyer
sur un accord formulé. Il est vrai que cet effort de formulation nous
aurait inévitablement privés du concours d'une partie des éléments
gravitant autour de la VT. Il n'est pas sûr que c'eût été un bien:
nous y aurions peut-être gagné en précision, mais un foisonnement
aurait été perdu, qui n'a porté ses fruits que plus tard, dans nos
têtes et dans d'autres.
Néanmoins,
ce flou facilita une manie stalinophobe aboutissant à faire de l'antistalinisme
un critère comme pour d'autres l'antifascisme (du moment que c'est
contre le PC et l'URSS, ça ne peut pas faire de mal...) . Il faut
redire que l'hostilité au PC comme à l'OTAN peut être antirévolutionnaire.
Pour le mouvement communiste, il n'y a pas d'"ennemi n·1 des peuples
du monde".
Il
arriva à la VT de consacrer beaucoup d'énergie à poser sous les pas
des staliniens des "peaux de banane" censées les déséquilibrer, actes
scandaleux, attaques sur un terrain: celui de l'idéologie, que l'adversaire
maîtrisait depuis trop longtemps pour être sérieusement menacé. Une
action violente qui n'inclut pas en elle-même son sens (compréhensible
par ceux avec qui l'on a quelque chose en commun et auxquels on s'adresse)
fait le jeu de l'ennemi. Ecrire sur le mur des Fédérés: "Trop de massacreurs
fleurissent ce mur", est un acte qui contient en lui-même sa portée,
et dont la signification ne peut être détournée, sauf par mauvaise
foi ou manque d'intérêt évident pour la question. Mais un coup de
force qui ne s'inscrit pas lui-même dans un clarification possible
reçoit son sens des forces politiques, des médias, de l'extérieur.
Si
le coup porté aux représentations visées ( par exemple, tel mythe
e ntretenu par le PC sur lui-même) s'adresse aux radicaux, il peut
garder son sens, et encourage la minorité silencieuse. Mais s' il
ambitionne de s' adresser à tout le monde, de changer l'image du PC
dans l'opinion, il rate à la fois l'ensemble des consciences et la
minorité. Or la VT pratiqua le scandale sans qu'on puisse, sauf en
de rares occasions peu suivies d'effet, en débattre.
L'année
1972 est, en France, un tournant. Cette année-là voit l'apogée du
gauchisme et le dernier surgissement important de la contestation
anti - étatique, anti-politique, anti - répressive, apparue en 1968.
L'enterrement d'Overney fut le point culminant au-delà duquel tout
bascula. C'était un grand rassemblement anti-PC: Overney, militant
maoiste, ayant été abattu à la porte de Renault par la police privée
patronale, Marchais n'avait pu retenir ce cri du coeur: "On ne va
pas recommencer comme en 68..." Les services d'ordre gauchistes contenaient
à peine cette énorme manifestation, parcourue d'une ambiance d'émeute
qui n'arrivait pas à se donner des buts. On vit l'un d'entre nous,
dont l'organe rivalisait avec les mégaphones, faire reprendre au service
d'ordre trotskiste le slogan de la manifestation: "Marchais, salaud,
le peuple aura ta peau", avant que les petits chefs n'interviennent
au cri de "pas d'anticommunisme". Ce slogan, dans sa violence, montrait
néanmoins les limites de cette manifestation. Dans le gauchisme, une
partie du maoisme développait une ligne anti-syndicale et anti-PC,
mais dans une logique antifasciste, populiste et démocratique.
Venant
après une percée théorique chez les révolutionnaires, cette manifestation
fut interprétée com me signe de l'apparition (enfin) d'un courant
radical au-delà du gauchisme. Une série de groupes naquirent à l'époque:
Négation à Paris, Intervention communiste (devenu Théorie
communiste ) à Aix, notamment. La VT se préparait à publier plusieurs
textes, dont celui de François Martin En quoi la perspective communiste
réapparaît, né de plusieurs textes sur 1968 et après. A la suite de
discussions qui avaient suivi l'enterrement d'Overney, où un tract
de la VT avait été apprécié, plusieurs ouvriers qui participaient
depuis longtemps à nos activités critiquèrent l'absence de suivi de
notre action, et demandèrent la création d'un groupe plus cohérent.
Les tracts, les textes théoriques comme ceux de D. Authier (préface
à Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne, Spartacus )
, G. Dauvé sous le nom de J. Barrot, et P. Guillaume, les contacts
informels, tout cela ne suffisait plus, disaient-ils. Ainsi vit le
jour le Mouvement Communiste, avec le bulletin du même nom, dont le
texte de François Martin fut le n·1, et Capitalisme et communisme
, le n· 2. Tirés chacun à cinq cents exemplaires (le n· 2 à 1000
exemplaires aussitôt après), ils se diffusèrent en quelques jours,
la plus grande partie par contact direct, notamment sur des lieux
de travail (Renault). On avait l'impression d' avancer.
La
clarification théorique et la confluence entre groupes de plusieurs
pays avaient fait croire à la naissance d'un mouvement peu nombreux,
mais cohérent, capable de se faire connaître et d'entretenir un minimum
de relations agissantes avec l'expérience prolétarienne. Nous avions
peut-être raison sur la décantation en train de se faire, certainement
tort sur la formation de pôles capables de réflexion et même d'action.
L'enterrement d'Overnay était celui des illusions de mai, dont c'était
le dernier sursaut, nullement l'annonce d'un renouveau. Ceux - là
même qui avaient poussé à la fondation du Mouvement Communiste s'en
désintéressèrent presque aussitôt. Le rapprochement avec Négation
ne dura pas. Avec les pays les plus modernes nos liens se distendirent
et nous ne gardâmes plus de contacts étroits qu'en Italie et en Espagne.
L'action prolétarienne mondiale avait permis la rencontre et l'addition
de points de vue souvent justes, mais elle ne fut pas assez forte
pour imposer une synthèse qui aurait fourni une meilleure prise sur
le présent: on ne dépassait pas la compréhension du passé.
Dans
ces conditions, le livre Le Mouvemen t Communiste (Champ Libre,
1972) , sorti au même moment, ne pouvait être satisfaisant. C'était
un texte de G. Dauvé, non de la VT ou du groupe MC, qui l'avait très
peu discuté et amélioré. Comme le dit déjà un peu la p réface à l'édition
portugaise ( 1975 ) , l 'ouvrage était une théorisation inadéquate,
aussi partielle, à sa façon, que la plupart des textes d'alors. Relecture
de Marx à la suite d'Invariance et de Bordiga, ce livre négligeait
d'inclure Marx dans la critique du monde. Le souci de décrire des
"lois" objectives faisait oublier les relations réelles. La "valeur"
n'apparaissait pas plus comme expression de relations sociales, elle
avait tendance à se personnifier, à devenir comme le "mouvement communiste"
un sujet de l'histoire, alors que valeur et mouvement communiste ne
sont que des constructions théoriques approchant la réalité. Le livre
édifiait un modèle intégrant des contradictions au lieu de les éclairer
à partir de la pratique. En refermant I' ouvrage, on pouvait croire
à l' existence d'un mouvement prolétaire automatiquement entraîné
par la "caducité" de la valeur. Il nous semble aujourd'hui que le
lien entre capitalisme et communisme, entre capital et prolétariat,
est loin d'être aussi clair que nous le disions. La transformation
communiste était présentée comme une série de mesures à prendre. Tout
en disant qu'il s'agissait d'un mouvement, on ne montrait pas dans
les faits les effets subversifs de telle mesure immédiate. Analyse
abstraite des conditions réelles, et idéalisme.
La
scission scandinave du PCI en 1971 déclencha le départ d'une partie
des adhérents de la section française. La crise du militantisme, endémique
dans tous les groupes politiques, n'orienta pas les ex-militants vers
une action révolutionnaire (qu'il aurait fallu d'abord définir ) .
Elle les propulsa vers une quête de "vie" où ils se perdirent. Leur
évolution se conforma à un processus que nous avons souvent vu à l'oeuvre
dans nos rangs: une sorte de "cycle du révolutionnaire". Sur la base
d'un rejet instinctif de la société établie, on passe d'une révolte
existentielle à une activité organisée en vue d'une révolution, à
travers une série de ruptures de plus en plus à gauche. On fait la
critique de tout, de toutes les formes d'existence et d'intervention
prolétarienne, de tout le passé révolutionnaire ou pseudo-révolutionnaire
glorifié et déformé, jusqu'à atteindre le point limite où la critique
de tout englobe aussi la révolution et le prolétariat qu'on finit
par rejeter comme des mythes, à moins qu'on ne les théorise de sorte
qu'ils ne soient plus que des identités abstraites, des concepts philosophiques
hors de portée de l'action humaine.
Invariance
avait évidemment joué un rôle dans la crise du PCI, mais sa propre
évolution, reflétant le désarroi quasi-général, ne fit que contribuer
au piétinement des uns, à l'envol dans l'hyperespace des autres. Camatte,
e n reprenant la phrase de Marx, a bien résumé la contradiction du
prolétariat: "une classe de la société capitaliste qui n'est pas de
la société capitaliste" (Troisième série, 1979, p. 55-56). Mais cette
contradiction, il la résout d'une étrange manière: la classe, c'est
le parti-communauté, puis le parti, c'est la cla sse-communauté, donc
une classe universelle, et finalement l'humanité. Camatte avait d
' abord transféré la classe défaillante dans le "parti". Au lieu d'en
revenir à ce qui fait le prolétariat, son expérience, ses contradictions,
Invariance a transféré ensuite le parti dans l'humanité entière. La
métaphysique de l'humanité remplace celle du parti. Mais il s'agit
toujours de médiation entre la révolution et l'activité des hommes,
parce qu'on aperçoit mal dans leur pratique ce qui pourrait engendrer
une révolution.
Invariance
traduit en son langage l'omniprésence capitaliste. Camatte a tellement
compris l'absorption du monde par le monstre impersonnel qu'il a succombé
à sa fascination au point de le voir partout. Si le capital avale
tout, les prolétaires à leur tour se font cannibales, leur lutte nourrit
le capital de leur chair. Invariance a montré comment le structuralisme
exprimait la force d'un système qui en s'éternisant niait l'histoire.
A son tour, incapable de voir dans la barbarie autre chose que la
bar barie, il ne distingue plus qu' une totalité au sein de laquelle
s'effacent les distinctions antérieures (classes, production/circ
ul ation, etc .)
Les
deuxième et troisième séries d' Invariance théorisent une réalité
visible à laquelle nous nous heurtons douloureusement: l 'omniprésence
du capital. Selon Invariance, à un être totalitaire occupant
tout le terrain s'opposerait une autre réalité souterraine mais également
omniprésente: le soulèvement de la vie.
La
pensée révolutionnaire classique a évité de s'interroger sur la survie
du capital en l'attribuant à des causes extérieures (la social-démocratie,
l 'impérialisme, etc. ) . Invariance recourt à une intériorisation:
le capital survit parce qu'il est entré en nous. La "crise mortelle"
économique est remplacée par une révolte de notre nature bafouée par
le capital.
Pour
Invariance, hormis cette nature humaine, ce quelque chose en nous
qui refuse de se soumettre, le capital absorbe tout. C'est oublier
que l'absorption doit bien passer par les relations réelles entre
humains. L'opposition n'est pas entre une activité de part en part
capitalisée et la nature humaine: s'il y a une opposition, elle se
trouve nécessairement au sein de l'activité capitaliste elle-même,
justement parce qu'elle est mise en oeuvre par les prolétaires. C'est
cette activité même qui est contradictoire, et offre peut-être une
issue. La solution est dans le rapport social, pas ailleurs.
"L'ouvrier
lui-même est un capital, une marchandise..." ( Marx), mais il ne l'est
pas passivement. Invariance a compris que le capital ne marche pas
tout seul, mais par notre propre action. Mais Camatte en conclut qu'ainsi
le capital a triomphé pour de bon: il s'est fait nous, il nous a incorporés.
Or c'est justement par cette activité qu'il nous impose que le capital
est contradictoire. Comme disait Lefort dans l'article déjà cité,
les prolétaires sont en situation d'universalité.
Face
à Camatte qui croit mort le mouvement révolutionnaire au sens que
nous donnons à ces mots, qui croit que la réalité nouvelle du capital
aurait enlevé leur validité aux notions de prolétariat et de révolution,
nous ne devons pas nous réfugier dans une attitude de mépris bétonné.
Les révolutionnaires de la fin du XlXe siècle affirmaient avec raison,
contre le "révisionnisme", que rien d'essentiel n'avait changé depuis
1848. Ils se sont toutefois aperçus en 1914, c'est-à-dire trop tard
que quelque chose avait tout de même bel et bien changé: le mouvement
ouvrier était devenu un instrument du capital. Les révolutionnaires
ont dû alors reconnaître que le révisionnisme traduisait des problèmes
réels que leur seule réfutation avait négligés. Camatte a autrefois
fourni de nombreux éléments pour la théorie révolutionnaire de notre
époque. Aujourd'hui, il pose mal une vraie question. Son errance illustre
l'ambiguité de l'époque.
Castoriadis
et Camatte ont vu dans le capital ce qui dévore tout, et ont conclu
à l'invalidation des concepts différenciant les parties du capital,
pour laisser la place, chez l' un, à la pyramide bureaucratique, chez
l'autre, à une totalité indéfinissable qui à la fois intègre l'humain
et n'y parvient pas. Ce sont les penseurs du nouveau visage du capital,
de la fin du mouvement ouvrier et de l'absence du mouvement révolutionnaire:
parce que ce dernier ne se montre pas sous les traits qu'on avait
pu imaginer dans les années 60, ils ont largué les amarres.
Un
groupe comme l'Organisa ti on des Jeunes Travailleurs révolutionnaires,
qui publia notamment en 1972 le Militantisme, stade suprême de
l'aliénation, allait contre ce "sauve qui peut". Marqué initialement
par l'IS, il connut le communisme de gauche et opéra une convergence
avec la VT.
Pas
plus que la VT, le MC n'avait accédé à un fonctionnement collectif
satisfaisant. Il devint l'organe de publication des textes de G. Dauvé,
amendés par quelques personnes. Après de laborieuses discussions avec
Négation et d'autres sur ce qu'il convenait de faire, et une polémique
au sujet d'un meeting à la mémoire de Léon Blum que nous avions perturbé,
on se rendit compte d'une crise dans nos rangs. Le n·4 du MC, "Révolutionnaire?"
(1973) contenait des remarques justes et d'autres fausses sur l'action
subversive et la communauté. Mais il témoignait surtout d'un déplacement
révélateur du centre d'intérêt: on ne se penchait plus sur les prolétaires,
mais sur les révolutionnaires. Il n'est pas étonnant que ce texte
n'ait proposé aucun remède réel à ce qui n'était pas une maladie mais
l'état du mouvement.
Un
"milieu" tendait à se constituer autour d'une idéologie communiste
avec ses slogans à lui ("abolition du travail salarié", "crise de
la valeur" ) à la place de ceux des gauchistes. Constatant qu'elle
ne tenait plus le rôle de lieu de contact, et recevait plutôt comme
les autres librairies une clientèle, la librairie la Vieille Taupe
ferma fin 1972.
"Tous
les éléments de la théorie révolutionnaire existent sur le marché,
pas leur mode d'emploi.
Ce
n'est pas du ressort d'une librairie.
Il
ne peut pas exister de théorie révolutionnaire séparée de liens pratiques
pour agir, et cette action ne peut plus être principalement l'affirmation
et la diffusion de la théorie révolutionnaire.
[...]
La Vieille Taupe doit disparaître."
(
Bail à céder, affiche de la VT, 15 décembre 1972.)
Avant
1968, il existait des groupes incapables de diffuser leur théorie
au-delà du cercle des initiés. C'était la raison d'être de la librairie.
En 1972, les idées révolutionnaires circulaient, entre autres parce
que la société avait besoin de la théorie révolutionnaire pour se
comprendre et aménager ses contradictions. Mais tout effort collectif
révolutionnaire était, et reste, d'une grande fragilité.
Echouant
à politiser les conflits du travail, le gauchisme n'avait pas réussi
après 1968 son passage de l' usine à la sphère du pouvoir, et se repliait
sur l'extra-travail, le quotidien (VLR et son journal Ce que nous
voulons: Tout !). Après 1972, la politique déclina et les divers
néo-réformismes de la vie quotidienne s'épanouirent. Face aux gauchistes
spécialistes du pouvoir, ces mouvements, en un sens, posaient de vrais
problèmes. Mais chacun s'enlisait dans sa spécialité. Par rapport
à eux, le milieu "communiste" n'avait à opposer qu'un point de vue
global qui apparaissait comme son contraire: comme un discours politique
de plus, un point de vue particulier de plus, mais, au contraire des
autres, absolument inopérant. Toute critique partielle était fausse,
la critique globale sans point d'application.
L'affaire
Puig Antich
En
Espagne, dans les dernières années du franquisme, un mouvement social
renaissait. Des grèves se succédaient, que la répression ne faisait
que durcir. A l'instar de ce qui s'était passé en France, le besoin
d'une théorie de la révolution pour notre époque suscitait un regain
d'intérêt pour le passé révolutionnaire, I'Espagne de 36-39, mai 37
à Barcelone et aussi les ancêtres allemands et italiens. Mais cet
effort théorique était concomitant avec une lutte armée suscitée par
la rencontre de la violence étatique et de l'impatience révolutionnaire.
L'opposition de larges fractions de la population à une dictature
inadaptée au capitalisme moderne alimentait chez nombre de révolutionnaires
la croyance en la vertu de l'exemple ou en la nécessité de créer un
"foyer" autour duquel se concentreraient les énergies prolétariennes.
Les
camarades avec lesquels nous étions en relation étaient engagés dans
un double processus de clarification et de confusion. La VT était
en contact depuis plusieurs années avec un groupe qui avait donné
naissance au Mouvement de Libération Ibérique, qui avait publié Notes
pour une analyse de la révolution russe (texte ultra-gauche de
1967} et bien d'autres textes faits par des gens proches de la VT
ou l'ayant fréquentée. Le MIL possédait la double structure qu'on
trouve généralement dans les organes cherchant à remplacer I'Etat
(comme l'IRA ou l'ETA): une branche politique et une autre militaire.
La première appuyait des grèves, publiait des textes, etc., la deuxième
pratiquait braquages et attentats .
Une
erreur fondamentale de la VT et du MC fut de ne pas davantage clarifier
leurs relations avec les groupes rencontrés, et particulièrement avec
les groupes étrangers. On discutait, on critiquait les erreurs, mais
si cette critique était acceptée (souvent en paroles seulement), un
accord formel scellait une collaboration qui laissait dans l'ombre
des positions inacceptables. Le critère antistalinien, par exemple,
nous entraîna à diffuser des tracts démocratiques sur la Tchécoslovaquie
en 1970. On entretint longtemps des rapports peu critiques avec un
petit parti mexicain dont il s'avéra qu'il participait parfois aux
élections.
On
connaissait les actions illégales du MIL. On ne l'avait pas assez
formellement mis en garde contre le processus dans lequel la pratique
le plaçait, contre la transformation de ses membres en révolutionnaires
professionnels, incapables de vivre autrement que de braquages, de
plus en plus déconnectés du mouvement social, et utilisant les idées
communistes comme idéologie, justification d'une activité ressemblant
trop à celle des groupes léninistes .
Puig
Antich, qui souhaitait arrêter l'action armée et convaincre les autres
de l'imiter fut arrêté avec plusieurs membres du MIL en octobre 1973.
Ils risquaient la mort. Des membres du MIL vinrent demander au MC
d'aider à briser le mur de silence qui avait entouré cette arrestation,
et à éviter un procès expéditif et des condamnations dans l'indifférence
générale.
Deux
types d'action furent menés parallèlement. D'une part, on s'efforça
de combattre la version de l'Etat espagnol qui présentait Puig et
ses camarades comme des gangsters: cette lutte prit la forme du comité
Vidal-Naquet (comité classique de personnalités démocrates). D'autre
part, il fallait dire ce que nous pensions de l'affaire en tant que
révolutionnaires (ce fut, entre autres, le n·6 du Mouvement Communiste
). P. Guillaume, qui déclara quatre mois plus tard qu'il ne considérait
pas ce numéro comme un bon texte, se consacra presque exclusivement
à contacter des personnalités, des journalistes pour faire pression
sur Franco. Il y eut vite scission entre les deux activités. Pouvait-il
en être autrement?
Le
milieu révolutionnaire, en tout cas, nous attaqua (Négation, Révolution
Internationale), ou resta indifférent (GLAT). On accusa le
Mouvement Communiste de mettre un pied dans l'antifascisme. Le
Fléau Social, venu du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire
et ayant rompu avec lui, fut le seul groupe organisé à nous soutenir.
Puig
Antich fut exécuté, sans doute principalement du fait de l'attentat
réussi de l'ETA contre Carrero Blanco, le premier ministre d'alors.
Mais même s'il avait vécu, le bilan de l'affaire eût été fondamentalement
négatif: le MC avait échoué à clarifier la question de la violence
et de la solidarité révolutionnaire, il avait échoué à faire comprendre
son point de vue aux révolutionnaires français et espagnols.
Les
révolutionnaires n'ont pas besoin de martyrs. Le communisme est aussi
fait de solidarité spontanée. Notre activité inclut une fraternité
sans laquelle elle perd son contenu. Nous ne sommes pas une armée
qui déplace des pions: cela demeure vrai jusque dans les phases militaires
d'une révolution .
Cependant,
comme nous l'avons déjà dit (voir: Pour un monde sans morale),
la survie biologique n'est pas pour nous une valeur absolue. Dans
l'élan d'une insurrection, la notion de sacrifice perd tout sens car
les insurgés se portent d'eux-mêmes au devant du danger. Mais en dehors
d'une période d'affrontement massif? Comment manifester notre solidarité
à un révolutionnaire menacé de mort sans dénaturer le sens de son
action? Il n'y a pas de réponse précise à cette question. On peut
seulement énoncer quelques principes simples.
Il
n'existe pas de pureté révolutionnaire que la plus petite compromission
souillerait irrémédiablement. Puig Antich préférait être sauvé par
des interventions bourgeoises plutôt que de mourir dans la "pureté
révolutionnaire". Que des démocrates bourgeois intervinssent pour
lui sauver la vie, nul dans nos rangs n'aurait songé à s'y opposer.
Mais toute la question était de savoir comment susciter de telles
interventions. Il faut prendre au mot la démocratie et faire en sorte
que les démocrates fassent leur travail sans dissimuler ce que nous
pensons de la version démocratique du capitalisme: plus facile à dire
qu'à faire. Les révolutionnaires ne peuvent faire bouger l'opinion
publique, car dès l'instant où l'on se place sur son terrain, on cesse
d'être révolutionnaire. On peut écrire dans un journal pour exercer
une pression au profit de quelqu'un, jamais pour faire passer des
positions de fond.
Nous
n'avons pas le culte du héros et si un camarade se reniait au moment
du danger, nous ne le jugerions pas davantage que tous les prolétaires
qui "acceptent" chaque jour de se soumettre à la dictature du salariat.
Simplement, il tomberait en dehors de notre activité commune. Dans
le cas de Puig, c'était une chose de contacter telle ou telle personnalité
pour lui exposer la vérité, c'en était une autre de constituer un
comité qui devait inévitablement vivre sa vie de comité, mener une
existence propre, franchir une limite au-delà de laquelle la logique
démocratique l'emportait sur tout le reste. S'il ne recherche pas
la mort et s'il n'hésite pas à profiter des contradictions de l'ennemi
(en l'occurrence, la lutte entre démocratie et dictature) le radical
en guerre contre l'ordre social ne peut faire tout à coup comme s'il
ne jouait plus, simplement parce qu'il risque de perdre la vie, sous
peine d'ôter toute portée à ses actes.
Il
y avait une ambiguité fondamentale à se battre pour qu'on épargne
Puig et ses camarades en essayant de les faire reconnaître comme des
politiques et en refusant l'étiquette "gangster": c'était vouloir
substituer une étiquette à une autre, et si Puig était radical, il
ne pouvait guère se reconnaître dans un statut de prisonnier "politique",
statut que nous avions reproché aux maoistes français de réclamer.
Quitte à se battre sur le terrain de la démocratie, le minimum aurait
peut-être été de proclamer que nous ne dissocions pas le cas de Puig
de celui des autres condamnés à mort du franquisme. Et de fait, Franco
fit exécuter en même temps que Puig un "droit commun", pour faire
bonne mesure. Le malheureux, plus encore que Puig, fut le dindon de
cette sinistre farce.
Le
manque de clarté sur ce point n'était qu'une parmi toute une série
d'erreurs. Erreur du court texte initial écrit par P. Guillaume et
approuvé par le MC, présentant l'affaire aux journaux dans une version
à mi-chemin de nos positions et de ce qu'il fallait dire pour être
recevable. Erreur d'un n·6 insuffisant, justifiant la violence du
MIL par le contexte espagnol, critiquant seulement le dérapage de
cette violence, alors que c'était toute la "lutte armée" du MIL qui
était fautive. Erreur surtout de notre présence dans ou derrière le
comité Vidal-Naquet.
Le
n·6 du MC fut le dernier. La lamentable affaire espagnole, dans laquelle
il avait perdu sur tous les tableaux, révélait la faiblesse du MC,
encore aggravée par le fait qu'il ne dressa pas le bilan de son activité.
La brochure de G. Dauvé, Violence et solidarité révolutionnaire
(1974), s'efforçait de faire le point. Les critiques qu'elles contenaient
ne furent jamais discutées entre les ex-"membres" du MC. Ce texte
n'était que relativement satisfaisant, car il ne s'attaquait pas au
principe même de l'action dans le comité Vidal-Naquet. Il se concluait
par le programme suivant:
"1.
Constater la non-communauté (au moins provisoire) avec toutes sortes
de gens (...).
2.
Refuser de cautionner des suicides collectifs. En pratique, rompre,
non pas obligatoirement avec ceux qui font une analyse différente
de la violence, mais par principe avec tous ceux qui sont incapables
de donner une définition claire de leur propre usage de la violence.
3.
Reprendre la théorie, en développant, comme on peut, liens et contacts.
4.
En particulier, reprendre l'analyse du mouvement communiste actuel.
On déplacerait le problème en le centrant sur les groupes qui ont
failli (...). L'important est de voir de quoi ces faillites sont le
signe et le produit."
Seuls
les deux premiers points ont été réalisés les années suivantes. La
Banquise s'efforce d'appliquer les deux derniers, mutatis mutandis.
Le
manque de ligne générale, aussi bien que le défaut d'approfondissement
des principes d'une action révolutionnaire s'étaient traduits en 1972
et avant par une agitation désordonnée. En 1973, lorsque le MC se
trouva confronté à une question de vie ou de mort, ces lacunes se
révélèrent fatales. Les liens entre les gens qui avaient produit le
MC se distendirent. Si l'action de ce dernier groupe fut critiquable,
l'inertie du milieu révolutionnaire confronté à l'affaire espagnole
ne valait pas mieux. L'incapacité de ce milieu à prendre une position
commune sur la question, à conduire une action collective qui aurait
pu aussi bien se résumer à la diffusion de textes, cette incapacité
ne fut pas pour rien dans la dérive terroriste qui prit la forme des
GARI.
Crise
et autonomie
La
crise économique n'a que trop servi à expliquer tout et n'importe
quoi. L'adhésion ouvrière au capitalisme a été successivement expliquée
par la prospérité (la carotte des augmentations de salaire) et par
la dépression (le bâton du chômage). Dans notre courant, certains
ont cru que la crise ne pourrait qu'"attiser" la subversion prolétarienne
surgie autour de 1968. Non pas parce que la misère pousserait les
prolétaires à se révolter, mais parce que la crise "montre la fragilité
du système et multiplie les occasions d'intervention du prolétariat"
(King Kong International, n·1, 1976, p. 3).
Nous
ne disons ni "vive la crise!" ni ne faisons des "adieux" prématurés
au capital et au prolétariat. Certains se laissent obnubiler par la
crise et surveillent la baisse du taux de profit, comme si au-delà
d'un seuil critique elle devait entraîner nécessairement une explosion
sociale. Or, la question des crises n'est pas une question économique,
et la baisse du taux de profit est seulement l'indice de la crise
d'une relation sociale. Aussi, quand le marxisme, adoptant un point
de vue capitaliste, se demande si les usines vont ou non fermer, il
dépouille la crise de sa portée sociale.
Dans
la IIe comme dans la IIIe Internationale, on a presque toujours conçu
la lutte de classe comme extérieure à la crise. Dans cette conception,
lorsque l'économie entre en crise, elle met les prolétaires en mouvement,
et ce qu'ils font alors est sans rapport avec leur être dans le salariat.
Pour le communisme théorique, la société est une, et la lutte de classe,
même réformiste, contribue à la crise, dans laquelle le prolétariat
peut ou non faire éclater le rapport social qu'il constitue.
"[...]
Ceux qui tablent sur une crise de surproduction avec son cortège de
dizaines de millions de chômeurs dans chaque pays, pour que se produise
ce qu'ils appellent "la prise de conscience du prolétariat", se trompent
très dangereusement [...]. Les masses de chômeurs chercheront du travail
et rien que du travail, ce qu'il faut pour rétablir le circuit venimeux
de la marchandise [...]. Certes, Lénine, Trotsky et même Marx, ont
cru parfois déceler des possibilités révolutionnaires dans les coutumières
crises cycliques, sans jamais les considérer indispensables. La réalité
a été à l'encontre de l'espoir, très nettement pendant la dernière
vraie crise (1929-33) [...] les problèmes concrets de la révolution
communiste ne se dessinaient pas comme aujourd'hui, nettement, à travers
tous les rapports du capitalisme, éprouvés de plus en plus comme autant
de contraintes insupportables et inutiles. C'est à partir de là, et
non pas de la panne des fonctions économiques que le prolétariat doit
s'organiser contre le système."
"Miser
sur la crise de surproduction est refuser de se battre sur un autre
terrain que le plus avantageux à l'ennemi [...]. Les actions de classe
qui réveilleront la conscience révolutionnaire chez des dizaines de
milliers de travailleurs, puis chez des centaines de millions, devront
être entreprises à partir des conditions de travail, non de chômage,
à partir des conditions politiques et des conditions de vie sous leurs
multiples aspects [...]. La pratique révolutionnaire à l'heure actuelle
prend son point de départ dans la négation de tous les aspects fonctionnels
du capitalisme, et doit opposer à chacun de ses problèmes les solutions
de la révolution communiste. Aussi longtemps qu'une fraction au moins
de la classe ouvrière n'entreprendra pas ce type de luttes, quelle
que soit la conjoncture capitaliste il pourrait y avoir une crise
dix fois plus forte que la dernière, que la conscience révolutionnaire
reculerait encore. Car, en dehors de la lutte pour changer les structures
et superstructures devenus réactionnaires, étouffantes même lorsqu'elles
fonctionnent dans les meilleures conditions, il ne peut y avoir conscience,
ni parmi le prolétariat, ni chez les révolutionnaires.
Ce
qui doit servir de réactif à la classe ouvrière, ce n'est pas l'accident
d ' une grande crise de surproduction qui ferait regretter les 10
ou 12 heures de corvées à l'usine ou au bureau, mais la crise du système
de travail et d'association capitaliste, qui, elle, est permanente,
ne connaît pas de frontières, et s'aggrave même avec une croissance
optimale du système. Ses funestes effets n'épargnent ni les zones
industrialisées, ni les arriérées, la Russie et ses satellites pas
plus que les Etats-Unis. C'est là le plus important atout du prolétariat
mondial. Il s'en rendra mieux compte dans des conditions "normales",
où la réalité n'apparaît pas masquée par une situation de famine."
(Munis, pp 96 et 97).
Le
facteur décisif n'est jamais l'essor ou le blocage de la croissance,
mais la configuration des forces sociales en présence. En 1917-21,
l'attaque prolétarienne démarra sur une crise politique et économique.
Après 1929, malgré l'arrêt de l'expansion (d'ailleurs partielle) des
années 20, le rapport de force penchait lourdement du côté du capital,
des bourgeoisies occidentales comme de la contre-révolution en URSS.
Alors qu'en 1917-21 le prolétariat avait profité (mal, mais tout de
même...) des contrastes politico-sociaux, en 1929, il était dans l'incapacité
de tirer parti de la dépression. Lorsqu'éclata la crise de 1929, la
vague principale de l'assaut prolétarien avait déjà déferlé et, à
l'échelle de la planète, le prolétariat était battu. Tel n'est pas
le cas aujourd'hui. Pourtant, la thèse de Munis semble garder toute
sa valeur, comme le montre le comportement des prolétaires depuis
1974.
Cette
année-là apparut au grand jour une crise qui depuis n'a cessé de s'approfondir.
Elle s'attaque aux prolétaires directement -- leur pouvoir d'achat
baissant de 10% aux Etats-Unis en 1979 et 1980, et indirectement --
le chômage leur rendant plus vive la concurrence avec les enfants
des classes moyennes pour l'accession aux postes de petits employés.
Contrairement aux années 60, le noyau jusque-là protégé des salariés
(le travailleur adulte, masculin et national, c'est-à-dire le qualifié
ou le syndiqué, ou les deux) voit ses avantages rognés. Il fait à
son tour l'expérience du travail précaire. La bourgeoisie ébranle
ses points d'appui en milieu ouvrier, elle rationalise la production
en éliminant les moins productifs et en laissant se dégrader les services
sociaux. Dans un premier temps, elle tente de relever les cadences
pour rattraper la perte de productivité, ce qui déclenche les nombreuses
grèves sauvages du début des années 70. Elle s'efforce désormais de
restructurer la production en profondeur. Depuis sept ans, les travailleurs
mènent une action défensive qui remporte le plus souvent un demi-succès.
Ni le capital ni le travail ne s'imposent, le second réagissant aux
coups du premier. La capacité du système à amortir les coups est frappante.
L'enjeu
immédiat des luttes ouvrières est le plus souvent de conserver un
salaire intact et un emploi. Lip est l'exemple le plus fameux du phénomène
caractéristique de la période: la défense communautaire contre les
fermetures d'usine. De telles luttes, qui constituent les travailleurs
en communautés d'entreprise et les y enferment, étaient apparues avant
Lip, dans le textile par exemple, et ne sont cantonnées ni à la France
ni à l'Europe: le Japon aussi connaît de nombreux mouvements comparables.
A
l'inverse de ce que croient ou disent les ouvriers de ces work-in,
du moins de ceux qu'on connaît, ils ne cherchent pas à produire autrement
tout en restant salariés, ils sont d'abord en quête d'une entreprise:
ils deviennent leur propre patron en attendant d'en trouver un vrai.
Ces
mouvements naissent en réaction à la réorganisation industrielle.
Il est arrivé que des ouvriers, à l'instar des métallurgistes du Bade-Wurtemberg
en 1978, fassent payer au capital leur déclassification, les patrons
s'engageant à garantir aux salariés touchés par l'évolution technologique
un emploi équivalent et leur paie antérieure. Obtenu par 16 jours
de grèves et 13 de lock-out pour 240.000 salariés, cet accord concerne
40% des métallurgistes allemands. Mais de tels aménagements sont l'exception.
Pour l'instant, la réorganisation est encore dans les limbes et autant
on connaît les projets et débuts de réalisation en robotique, autant
on ignore le rythme de son introduction. La question est bien loin
d'être purement technologique: le degré et la rapidité de la robotisation,
les formes prises par les investissements et l'innovation dépendent
des relations entre les classes. D'une manière générale, il semble
que le capital ne peut plus recycler les exclus de l'industrie comme
il recycla autrefois les exclus des campagnes.
On
s'aperçoit mieux que la chute de la rentabilité découle des contraintes
que fait peser la parcellarisation excessive du travail sur la valorisation,
et des contraintes de la reproduction de toutes les conditions de
vie par le capital, car cette production inclut des services qui ne
sont pas reproductibles comme des objets de consommation faits en
série. Dans les services collectifs, la productivité ne peut être
celle de l'industrie. Et si l'Etat les prend en charge, c'est au détriment
de la collectivité capitaliste.
L'une
des solutions serait de passer du système des machines au système
automatique, qui a sa cohérence interne (feedback, autorégulation,
programmation et non simple exécution d'ordres donnés). Les machines
sont asservies, c'est-à-dire réglées entre elles, l'objectif étant
de réaliser un auto-contrôle. Il s'agit moins de se passer de l'homme
que de le rendre plus productif. On le surveille mieux, mais surtout
on l'organisera de façon à ce que le travail, même sans surveillance,
ne puisse qu'être bien fait, la contrainte machinique y suffisant.
C'est
bien un autre visage de l'utopie capitaliste. Quand "l'enrichissement
des tâches" était censé remédier au "travail en miettes"(G. Friedmann)
de l'OS, on a exagéré la portée de l'expérience Volvo, qui donna des
effets sociaux et économiques médiocres. Avec ou sans le renfort de
l'électronique, l'auto-exploitation prolétarienne ne sera jamais un
phénomène massif.
Jusqu'à
présent, il ne semble pas que le capital soit apte à dégager et installer
les investissements énormes nécessaires à cette restructuration. Une
dévalorisation générale, dans une secousse sociale dont on ne peut
prévoir la forme, les rendrait plus aisés. La dévalorisation apportée
par une crise est plus qu'un fait économique, c'est une redistribution
des cartes au sein de la bourgeoisie et une réorganisation politique,
de nouvelles formes de pouvoir, de nouvelles médiations travail-capital,
comme on le vit à la faveur du double choc de 1914-18, puis de 1939-45.
Du
point de vue des travailleurs, l'enjeu, comme au moment de l'instauration
de l'OST, n'est pas uniquement l'emploi et la rémunération. Il s'agit
de la transformation du travail, que l'évolution capitaliste voudrait
plus rythmé par l'entreprise, mieux contrôlé. Tout travail simple
peut être automatisé. Le choix est social: faut-il transférer un poste
de travail dans un pays à main-d'oeuvre bon marché? Mais alors, que
faire des chômeurs ainsi produits dans le pays industriel avancé?
Ou bien, va-t-on robotiser l'usine? Mais comment réagir à ce que les
salariés vont exiger? En 1974, les OS de l'automobile française, immigrés
de fraîche date, avançaient des revendications classiques. En 1983,
les OS peintres de Renault, souvent immigrés de la seconde génération
et désireux de demeurer en France, dans l'entreprise, ont lutté dans
un atelier menacé d'automatisation, pour obtenir le statut d'OP qui
garantit un recyclage après la modernisation de l'atelier. Vivant
des divisions matérielles, les syndicats hésitent à les soutenir mais
ne peuvent non plus les ignorer.
Nés
des ratés de la croissance, les "nouveaux mouvements sociaux" ont
prospéré avec la récession, qui suscite des difficultés dans tous
les domaines: logement, transports, loisirs, etc. Une partie des usagers
prennent eux-mêmes en charge les secteurs qui fonctionnent trop mal.
Une frange d'entre eux se radicalise, notamment dans la violence .
Cette
radicalisation d'une marge s'inscrit dans ce qui est le seul vrai
produit social de la crise: le phénomène autonome. On l'a vu, aucun
organe ouvrier de masse n'est né depuis 1968 ni depuis 1974. Les gauchistes
s'y sont pourtant essayés, avec une belle constance! Périodiquement,
il naît des organes ouvriers, et pas seulement en France, mais ils
ne dépassent jamais le niveau local. Il n'y a plus de place pour une
sorte d'anarcho-syndicalisme ou d'lWW. L'autonomie, au sens où nous
l'employons ici, c'est la manifestation d'Overney à la dimension d'un
mouvement social. Cette manifestation avait concrétisé le profond
ressentiment de fractions actives de la population contre l'ordre
social, contre la politique traditionnelle et contre les appareils.
Un tel ressentiment, répandu un peu partout en Occident, a pu prendre
deux formes opposées: celle du mouvement "alternatif", condamné à
se mettre à la remorque des appareils, ou à en créer de nouveaux,
pour servir de stimulant au réformisme d'Etat, et celle du terrorisme,
qui se confond rapidement avec un néo-léninisme, va ou retourne au
tiers-mondisme, au mao-populisme. Contre ces deux tentations, et sans
cesse menacée de céder à l'une ou à l'autre, l'autonomie fut l'expression
du ressentiment antipolitique et anticapitaliste, porté par des couches
plus ou moins marginalisées suivant les pays.
Ce
n'est pas un hasard si l'autonomie a tant proliféré en Italie. En
raison des particularités de la formation de l'unité nationale, l'Etat
italien est moins présent, de manière moins directe qu'en France,
dans une vie sociale et politique moins centralisée . S'il existe
en Italie un fort secteur nationalisé, ses unités sont devenues des
fiefs échappant à l'Etat. L'économie italienne affronte la crise en
s'appuyant sur l'initiative d'entreprises privées et même d'entrepreneurs
sauvages, dans la sidérurgie (région de Brescia) comme dans le textile.
Les exportations italiennes bénéficient de la surexploitation d'un
prolétariat employé dans un secteur semi-légal de petites firmes.
On estimait en 1979 que 13.000 entreprises textiles, avec un personnel
moyen de cinq salariés, avaient exporté autant que les quatre grandes
entreprises françaises de l'armement.
La
stratégie étatique italienne consiste à ne rien contrôler dans le
détail pour mieux garder la maîtrise de l'ensemble. Depuis 1969, la
société italienne a implosé, créant des vides où l'initiative, échappant
aux forces centrales de l'ordre établi, revient à une multitude de
groupes et de tendances. Il en va ainsi dans tous les domaines: en
économie, dans les médias (prolifération des radios et télés privées),
en politique (complots, terrorisme, autonomie, etc.). L'autonomie
s'est frayée sa voie dans une société en proie à une sorte de guerre
civile froide entre des tendances centrifuges que les forces conservatrices
du capital s'emploient à jouer les unes contre autres. La contestation
mine la cohésion sociale sans pour autant rien modifier -- pour le
moment -- l'essentiel. Il fallait mal connaître la nature de l'Etat
pour voir, comme l'on fait les situationnistes, l'imminence de la
révolution dans la société italienne. Mais on serait myope si l'on
n'y voyait que confusion.
Il
est vrai que la violence a souvent comblé un vide et qu'à l'instar
du Mai français, la phrase a souvent remplacé l'acte. Mais la "lutte
armée" suicidaire ou manipulée fut l'aspect autonomisé d'une violence
née dans des usines ou dans des villes où les prolétaires répondaient
à la pression patronale et étatique et à l'encadrement syndical par
des incendies, des sabotages, des bombes. De plus en plus isolés de
la majorité des ouvriers, ils ont été conduits à se donner de plus
en plus en "exemple" à la masse pour la pousser à la lutte .
Là
où il n'y a plus que la violence, elle est le signe d'un échec. Un
mouvement prolétarien peut s'en prendre aux chefs ou aux machines,
ponctuellement ou dans une insurrection. En érigeant la violence en
système, en prétendant en faire l'âme d'une stratégie aussi illusoire
que toute stratégie extérieure au mouvement social, le terrorisme
se substitue à ce dernier. La violence se borne à approfondir la crise
politique et transforme les prolétaires en spectateurs d'un match
qui ne les concerne plus.
L'autonomie
italienne fut aussi la réaction de couches salariées nouvelles, ni
ouvriers d'usine, ni employés traditionnels, délaissés par les syndicats
parce que trop instables pour se laisser organiser par eux.
Un
tel mélange a engendré une nouvelle forme d'anarchisme, couplé parfois
à une reprise des gauches communistes. Les autonomes agissent en anarchistes
en se dressant contre l'autorité par la pratique, non par l'utopie.
A
son origine, l'autonomie italienne est un phénomène plus vaste que
le gauchisme français, le produit d'une violence ouvrière plus virulente,
d'un rejet social plus ample qu'en France. L'autonomie ouvrière est
un effet de la crise, non sa solution. De nombreux prolétaires ne
veulent plus des syndicats sans faire ce qui les débarrasserait des
syndicats. C'est le refus de la politique sans pouvoir ni vouloir
communiser le monde. Car si on le faisait, on ne parlerait plus d'autonomie,
on agirait forcément de façon autonome par rapport à tous les appareils,
mais en les rendant inutiles, en détruisant ce qui leur donne une
base et une fonction sociales. L'"autonomie" en tant que telle est
le fait d'un prolétariat qui fait sécession, qui s'écarte (provisoirement)
de la norme, sans pouvoir tout let se) bouleverser. Théoriser cet
écart, c'est justifier un manque, faire passer une insuffisance pour
son remède.
Après
1969, qui voit la première grève générale unitaire à but social (le
logement), c'est l'action ouvrière qui oblige les syndicats à l'unité.
Les centrales syndicales ne peuvent pas fonctionner comme structures
autoritaires. Encore moins que les partis, elles ne peuvent être un
appareil s'imposant aux salariés. Le syndicat doit être perméable
à l'autonomie ouvrière et s'en nourrir. Quant aux nombreux organes
autonomes ouvriers surgis depuis une dizaine d'années, et pas seulement
en Italie, ils forment une structure autre, fondée sur une autre rationalité
que la négociation syndicale, mais plongée malgré tout dans l'organisation
capitaliste du travail. Il n'y a pas de séparation évidente entre
revendiquer des avantages dans son travail et participer à l'organisation
de ce travail. L'un conduit à l'autre. Demander un droit de regard
sur les conditions de travail et de salaire, c'est commencer à organiser
le travail. De même les "droits" ouvriers (réunion, communication,
affichage...) deviennent des droits syndicaux.
Ces
organes ouvriers autonomes ne peuvent donc, en tant que tels, et tant
qu'ils demeurent sur le terrain revendicatif, proposer une alternative
révolutionnaire. Ils sont le lieu de l'expérience prolétarienne à
condition de quitter le terrain qui leur a donné naissance. Or, inévitablement,
la plupart s ' en tiennent à vouloir défendre les salariés, mieux
que les organismes officiels. Par conséquent, ce ne sont pas des structures
potentiellement révolutionnaires, ni d'ailleurs assimilables telles
quelles par les institutions, car leur anti-hiérarchisme, leur basisme
sont incompatibles avec l'ordre social, y compris syndical. Mais les
institutions peuvent en digérer des morceaux.
Après
le choc de 1969-70, les syndicats ont en effet tenté de se rénover
par des structures démocratiques et un "pouvoir syndical" dans l'entreprise.
Leurs initiatives sont battues en brèche en 1977, et le chef de la
CGIL est expulsé de force de l'université où il tenait un meeting.
Mais l'autonomie, se figeant dans une situation bloquée, renouvelle
les erreurs conseillistes de 1969-70. Elle ne peut être que l'auto-organisation
d'une fraction de la société, tenue à l'écart, et qui prend directement
en mains certains aspects de sa vie (squatterisation, autoréduction
de charges trop lourdes). Or, se portant sur le terrain social, sans
liaison réelle entre la production et l'espace extra-production, les
luttes s'y heurtent aux mêmes problèmes et reproduisent les contradictions
des luttes classiques de l'usine. Les énergies dépensées se dispersent
et se perdent sur le lieu d'une économie qui n'est pas remise en cause.
Dans
les pays plus avancés dans le capitalisme, il y a moins de demi-solution.
Les mouvements "parallèles" américain, allemand de l'ouest, hollandais,
voire danois, ont donné le jour à une vraie marginalité organisée,
palliant les carences du capital normal par un capital marginal. Là,
à la différence de la France et de l'Italie, la crise de l'Organisation
Scientifique du Travail n'a pas coincidé avec sa mise en place définitive.
E-U et RFA ont donc connu le ghetto-marginal, là où l'Italie, sous
la forme de l'autonomie, engendrait un mouvement confusément radical.
L'autonomie
italienne a été la pointe la plus extrême d'un gauchisme plus social
et moins politique qu'en France. (De même le PCI est de longue date
plus "ouvert" que le PCF: il a annoncé il y a près de dix ans ce que
fait aujourd'hui la gauche, déclarant en 1974 accepter l'austérité
à condition qu'elle serve des réformes de structure.) Le gauchisme
italien a bénéficié d'un renouveau intellectuel dans les années 60,
au moment où la France subissait le structuralisme et, dans la foulée,
Althusser, etc.
Après
1969, Potere Operaio voulait apporter une organisation à un
mouvement double (ouvrier et étudiant) de travailleurs déqualifiés
revendiquant un être collectif et prenant le pouvoir politique, non
pour gérer la production, ou l'humaniser, mais afin de changer toute
la société. Il y avait là la compréhension de ce que la révolution
n'est pas d'abord un problème ouvrier, mais dans une perspective encore
classiste-sociologique. Au lieu d'une classe ouvrière au sens habituel,
on fait en sorte que beaucoup de monde se retrouve dans "la classe".
Cette tendance à un refus de l'idéologie du travail, même exprimée
à l'intérieur d'une vision politique, était sans doute le maximum
auquel pouvait se hisser le gauchisme.
C'était
aussi un effort pour réunifier les prolétaires, par le retour au conseil
(Gramsci aidant) et à l'unité de la classe. Partant de la réalité
nouvelle (en fait analysée par Marx, mais perçue comme nouvelle) du
travailleur collectivement producteur de plus-value, Tronti et Negri
ont parlé d'ouvrier-masse, d'ouvrier collectif, c'est-à-dire d'une
union par le processus de travail, quand il faudrait au contraire
sortir de la pure et simple défense de la condition prolétarienne.
La
proposition d'un salaire garanti à chacun, travailleur occupé ou chômeur,
femme au foyer, étudiant, marginal, ambitionnait de solidariser lés
couches laborieuses: en fait tout le monde, à part une minorité de
bourgeois et de cadres. Ce salaire dit "politique" correspondait à
l'exigence concrète de suppression des zones de salaires en Italie,
et d'augmentations uniformes de salaires. Il s'agissait ni plus ni
moins de créer un prolétariat par la salarisation universelle. La
plate-forme autonome choisissait pour horizon théorique une utopie
capitaliste. Son égalitarisme, à la fois uniformisation de la condition
prolétarienne, et solidarisation, était en quête d'une unification
qui ne pourra se faire que dans la révolution, sur des objectifs communistes.
En
France, l'autonomie fut surtout le fait d'une frange de jeunes hors-travail,
ce qui à nos yeux ne suffit certes pas à la condamner. Le prolétariat
se constitue aussi à partir des chômeurs plus ou moins volontaires,
des travailleurs intérimaires, des petits délinquants, des intellectuels
déclassés. La force et la radicalité d'un mouvement prolétarien se
reconnaîtra entre autres au fait qu'il intégrera les exclus du salariat,
ce qui l'aidera à ne pas s'enfermer dans la limite des entreprises.
Mais, en France bien plus qu'en Italie, l'autonomie qui s'est revendiquée
comme telle a dans la pratique tout axé sur la violence de la marge.
Les autonomes étaient à juste titre dégoûtés de la politique, de la
gauche et des gauchistes. Ils avaient raison de refuser de jouer le
jeu d'une démocratie qui est la meilleure garante de la paix civile.
Mais ils ont sombré dans le fétichisme de la violence et de l'illégalité.
Ni l'une ni l'autre ne sont des critères absolus de radicalité, et
elles ne peuvent pas non plus transformer en acte subversif ce qui
ne l'est pas. La pratique du débordement de manif, si elle correspond
à un élan massif contre les appareils, est une critique en acte de
la politique. Quand elle se systématise au point de devenir à elle-même
son propre but, elle est aussi dérisoire et impuissante qu'une manif
traîne savate. Ainsi le vit-on dans les manifs anti-nucléaires comme
celle de Malville {1977). A la majorité d'écologistes pacifiques,
se juxtaposait une minorité décidée à se battre, qui surajoutait sa
violence à une manifestation globalement réformiste. Les occupations
d'appartements s'attaquent à l'un des aspects importants de l'organisation
capitaliste de la vie. Réduites à la constitution de ghettos, elles
sombrent dans la marge, quelle que soit la violence verbale ou physique
dont font montre les occupants.
Le
23 mars 1979, quand les sidérurgistes lorrains condamnés au chômage
par la restructuration vinrent manifester dans Paris à l'appel de
leurs syndicats, ce qui se passa dans les rues résume fort bien la
situation des dernières années: limites des luttes ouvrières, violence
impuissante des autonomes, inexistence publique du courant révolutionnaire.
Bon nombre de sidérurgistes étaient venus pour en découdre, et s'étaient
équipés en conséquence. Ce qu'ils n'avaient pu faire dans leur ville
industrielle, c'est-à-dire dépasser la condition prolétarienne, ils
le remplaçaient par une exaltation destructrice. Une radicalité ouvrière
s'affirmait. Il ne s'agissait pas simplement de défense de l'emploi.
Le saccage du centre marchand et financier de Paris et la recherche
de l'affrontement avec la police exprimait l'hostilité à tout un système.
Il y a une différence qualitative entre s'insurger dans sa ville,
"chez soi", et porter cette contestation au coeur géographique du
capital national.
Les
syndicats furent débordés, mais non remis en cause. Ils avaient gardé
la maîtrise de l'organisation matérielle de la manif et s'employèrent
à limiter la casse et les contacts entre ouvriers et autonomes. Ces
derniers, qui participèrent activement aux affrontements avec la police
et aux saccages, étaient incapables d'un autre lien, d'une autre pratique
commune avec les ouvriers, que le "baston". Aucun projet social, nul
balbutiement théorique n'animaient ces bagarres. La caractéristique
du mouvement apparu vers 1968 persistait. Il était essentiellement
négatif, ne se donnait pas d'objectif concret, il ne comprenait pas
encore dans et par sa pratique que la destruction du capitalisme inclut
obligatoirement des mesures positives de transformation sociale. Il
aurait été utile que nous intervenions le 23 mars 1979, sur nos propres
bases. Nous ne pouvions certes pas à nous seuls abolir les limites
de cette agitation, encore moins lui donner un programme dont elle
n'était pas porteuse. C'eût été verser dans le gauchisme, c'est-à-dire
dans la gestion des luttes des autres -- ce qu'ont tenté de faire
les idéologues de l'autonomie, en France comme en Italie. La diffusion
de nos thèses durant cette journée de colère n'aurait pas eu d'effets
visibles immédiats, mais il n'est pas douteux qu'elle nous aurait
permis de nouer des liens et qu'elle aurait laissé des traces. Entre
1968 et 1973, il avait existé en France un courant révolutionnaire
assez homogène pour se mobiliser quand c'était nécessaire, sans s'arrêter
aux délimitations de groupes. En 1977, une partie de ce courant, issue
de la VT et de ses environs, avaient encore su se regrouper pour intervenir
dans l'affaire Baader. En 1979, ce courant était trop désarticulé
pour intervenir de manière unitaire. Il garda le silence -- ou fut
extrêmement discret.
Dans
un mouvement social, l'absence de projet n'est pas à déplorer parce
qu'il faudrait que tout geste subversif s'accompagne de son explication
théorique, et que chacun soit à même de définir le communisme. C'est
la situation du prolétariat qui déclenche son action, et la conscience
n'apparaît que comme conscience de l'acte, non avant. Comme idéologie,
l'autonomie est aujourd'hui à peu près morte. Mais les pratiques que
les idéologues autonomes avaient voulu organiser subsistent, de façon
plus diffuse. La volonté de refuser le vieux monde dans tous les moments
de la vie, isolée d'un mouvement social, verse immanquablement dans
l'un ou l'autre des travers énoncés plus haut -- la marge plus ou
moins clochardisée ou le terrorisme, ou dans leur synthèse: la délinquance
à justification politique. Nous ne prétendrons pas critiquer la manière
dont se débrouillent pour survivre ceux qui ont en commun avec nous
le refus du vieux monde, et la volonté de vivre ce refus dès à présent
dans la pratique, autant que faire se peut. Mais des pratiques qui
ignorent le mouvement social qui les a produites se condamnent à foncer
dans le brouillard, vers le réformisme ou le suicide. S'il est exact
que la politique et le militantisme se nourrissent de théorie dégradée
en idéologie, le refus pur et simple de la théorie revient à se perdre
dans l'immédiat c'est-à-dire à se soumettre au capital qui l'organise,
ou à mourir. "Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire"...
Le
surgissement autonome fut le fruit d'une crise sociale encore insoluble,
pour le capital comme pour le prolétariat. Il a confirmé l'existence,
dans les usines et ailleurs, d'une faible minorité résolue et prête
à agir. Mais à agir pour quoi? Ici la carence théorique est grave.
Les autonomes ont souffert à un stade aigu d'une maladie récurrente
en milieu révolutionnaire: la démangeaison activiste. Durutti aussi
avait voulu agir sans s'embarrasser de bavardages intellectuels. Mais,
malgré le mythe entretenu sur lui par les anarchistes, par l'IS et
par tant d'autres jusque dans la musique rock, on ne doit pas perdre
de vue l'essentiel: son besoin d'agir le mit au service de l'Etat
républicain contre une forme étatique rivale. Si la conscience ne
précède pas l'action, elle en est un moment indispensable.
Dans
un autre registre, l'évolution du GLAT témoigne aussi de la crise
de la théorie révolutionnaire. En 1978, ce groupe décida de continuer
son travail théorique, mais cessa de publier son bulletin, l'une des
principales nourritures spirituelles du révolutionnaire depuis plusieurs
années, au moment où cette réflexion et l'apport du GLAT étaient des
plus vitaux. Le GLAT disait ne plus voir la relation entre son travail
et le reste du monde. Niant la fonction sociale de la théorie révolutionnaire,
il entendait pourtant poursuivre plus que jamais ses recherches, à
seule fin d'aider l'intellectuel à se dépasser comme intellectuel.
Cette
extraordinaire position était le pendant de celle de Camatte affirmant
au même moment la nécessité de l'errance théorique, au nom de la vie.
Le GLAT et Camatte montraient ainsi leur incompréhension du rapport
entre la théorie et le reste. Le GLAT oubliait que son bulletin, même
sans écho perceptible, faisait son chemin et alimentait une maturation.
En préférant la vie aux idées, Camatte prouvait qu'il avait jusque
là accordé à l'intellect un privilège qu'il ne peut avoir, sous peine
de mutiler l'individu, et son intelligence même: il avait voulu faire
entrer toute la vie dans la théorie. Constatant l'impossibilité de
l'entreprise, au lieu de prendre la théorie pour ce qu'elle est --
une approximation, la forme la plus adéquate possible à un réel multiforme,
un point de vue sur le monde qui ne contient pas le monde mais est
contenu par lui, un effort de compréhension qui ne peut jamais se
comprendre tout à fait lui-même -- Camatte a jeté par-dessus bord
toute prétention à la cohérence.
Le
triomphe du capital n'est pas tant d'exporter des idées fausses dans
le mouvement révolutionnaire que de faire perdre à ce dernier le sens
de sa relation avec la société dans son ensemble. Au lieu de développer
les germes du mouvement social apparu en 1968-72, la crise économique
a ajouté de nouvelles limitations à celles de 1968, tout en produisant
une nouvelle génération de révolutionnaires.
"La
crise actuelle du capitalisme n'a pas produit de nouveau mouvement
révolutionnaire, elle n'a fait paradoxalement qu'approfondir la crise
de la théorie révolutionnaire moderne." (L'Internationale Inconnue,
la Guerre Civile en Pologne, 19761)
Le
Monde Diplomatique pirate
La
mort de Baader et de ses camarades (1977) et les réactions qu'elle
suscita, notamment dans la presse, donnèrent à deux ou trois d'entre
nous l'idée de fabriquer un faux Monde Diplomatique. L'initiative
regroupa pendant quelques jours des énergies momentanément isolées,
et d'autres alors organisées ailleurs. L'essentiel fut rédigé et fabriqué
par des personnes qui animent aujourd'hui la Banquise, avec
l'aide de membres et amis de la Guerre sociale, et quelques
autres. Une partie des textes fut reproduite en 1978 dans le n·2 de
la Guerre sociale.
C'était
une réaction au renforcement spectaculaire de l'Etat en période de
crise, qui révélait non seulement l'étendue de ses moyens policiers
mais encore, rassemblait derrière lui la quasi-totalité des médias
et des forces politiques et intellectuelles. Plus encore que sous
les traits de l'Etat policier tant dénoncé, la contre-révolution apparaissait
sous la forme du consensus organisé. En RFA comme ailleurs, le dispositif
policier fonctionnait grâce au conformisme entretenu par l'inertie
sociale et grâce aux détenteurs du monopole de la parole: intellectuels,
journalistes, politiciens, professeurs, experts, etc., qui s'employaient
à exacerber et à gérer une hystérie populaire qui n'avait sans doute
pas eu de précédent en Europe depuis la dernière guerre mondiale.
Les voix discordantes ne faisaient exception que pour en appeler à
une "vraie" démocratie, comme si le consensus hystérique n'était pas
justement un pur produit de la démocratie.
Cette
inertie sociale est rendue possible non par la "passivité" des travailleurs,
qui n'en continuent pas moins de mener des luttes, mais par le respect
des limites nécessaires au fonctionnement normal du capital et de
sa démocratie. Il est évident qu'un mouvement communiste actif aurait
trouvé, à la place ou en plus de ce détournement d'un média, d'autres
formes d'action, autrement offensives. Nous ne cherchions nullement
à employer contre la presse ses propres armes. Face à la servilité
journalistique qui s'étalait dans les médias, nous n'en appelions
pas à un "véritable" journalisme moins respectueux des pouvoirs.
Nous
avions choisi le Monde Diplomatique à la fois pour des raisons
de commodité -- sa périodicité, et parce que le public de cet organe
-- intellectuels libéraux et de gauche, était précisément celui que
nous voulions en particulier attaquer. La technique du faux permettait
à la fois de faire connaître nos positions (diffusion en librairie
et de la main à la main) et d'attaquer les médias par un procédé analogue
à celui du sabotage dans la sphère de la production .
Dépourvus
de moyens d'attaquer effectivement l'Etat, par exemple par une manifestation
ou tout autre acte plus virulent, nous intervenions dans le domaine
des idées, et dans un milieu limité. Le faux Monde Diplomatique
faisait ce que la presse est censée faire en période de crise et qu'elle
ne fait évidemment pas: exercer l'esprit critique à un moment critique
pour le pouvoir. Nous utilisions à cette fin l'ironie, le déguisement:
arme puissante, mais arme de faible qui ne peut attaquer de front.
Nous faisions ce que la démocratie ne faisait pas, mais contre elle.
Nous
tirâmes à 2.000. Quelques centaines furent adressés à des journalistes,
des personnalités, créant une certaine émotion dans les rangs ennemis.
Nous savons de source sûre que les responsables du principal média
visé (Le Monde) en furent passablement incommodés. Les autres
exemplaires furent diffusés très vite en milieu contestataire. Contrairement
à ce qu'imaginèrent, de bonne ou de mauvaise foi, les journalistes,
la réalisation d'un tel faux, qui nous coûta en tout 4.500 francs
d'alors, est à la porté de quiconque veut s'en donner les moyens.
La force d'inertie sociale, le poids des idées reçues, et non les
difficultés matérielles, sont les vrais freins à l'action sortant
du cadre politique habituel .
Quelques
lecteurs ou destinataires mirent un certain temps avant de s'apercevoir
de la supercherie. Faut-il en conclure que les textes n'étaient pas
clairs? Cela prouve plutôt le caractère destructurant d'une telle
action, qui secoue les cadres de pensée établis. Et au-delà? L'ensemble
du numéro n'avait rien d'une protestation démocratique, le communisme
et la révolution y étaient. Mais la nature de cette activité contient
sa limite.
La
réalisation s'était faite dans une atmosphère agréable et efficace,
mettant en contact des gens longtemps séparés, ou qui ne se connaissaient
pas. Le réseau de contacts qui s'était tissé à la Vieille Taupe avait
été réactivé. On se demanda que faire par la suite. Les semaines suivantes,
des réunions n'aboutirent à rien. C'était une action ponctuelle bien
menée, mais c'était tout. Nous avions vérifié que le travail mené
dans et autour de la Vieille Taupe avait laissé des traces chez suffisamment
de gens pour qu'ils pussent à l'occasion constituer une force d'action
efficace. Mais il n'était pas question d'organiser cette réserve d'énergies.
L'organisation est l'organisation des tâches et aucune autre tâche
ne paraissait suffisamment urgente pour souder ces énergies. Pourtant
l'une des phrases essentielles des textes du faux était la dernière:
Maintenant, parlons d'autre chose.