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Histoire et petite histoire des
quinze dernières années
troploin
 

 

Mil neuf cent soixante-huit

Dans cette dernière partie, notre angle de vision se rétrécit encore puisque nous y parlons en particulier de ce que nous avons fait dans un mouvement qui n'a pas réussi à s'étendre, donc à s'internationaliser. Prétendre ici au point de vue de Sirius serait men songer .

Au terme de ce bilan très provisoire, les seules perspectives claires sont celles du capital, encore qu'on ne sache guère où elles aboutiront. La parole actuelle est celle du capital car l'initiative sociale lui appartient.

Il n'y a pas de déterminisme technologique; la solution (capitaliste ou communiste) à toute crise est sociale. L'activité humaine, et en particulier l'organisation du travail, exprimée et modelée par le capital, entre de nouveau en crise. La période actuelle est bien contre-révolutionnaire -- restructuration par la crise -- mais amorce aussi un nouveau cycle de luttes intégrant l'expérience prolétarienne de la "reprise" entamée dans les années 60. La période 1968-72 fut le début d'une phase -- aujourd'hui en voie de dépassement -- marquée par une crise de l'OST. La recherche de productivité, accroissant l'exploitation, entraîna un grand nombre de grèves dures dans des entreprises petites ou moyennes, et parmi les salariés les plus exploités des grandes, jusque vers 1975. Mais la lutte pour le salaire et les reclassements catégoriels perpétua au sein des prolétaires la division, entretenue par le capital et gérée par les patrons et les syndicats .

La difficulté de comprendre la période présente et d'agir découle de l'émergence d'une nouvelle organisation du travail, qui n'arrive pas à s'instaurer, à la fois effet et cause d'autres luttes dont les contours se dessinent mal.

Les prolétaires ont souvent débordé et parfois combattu l'encadrement syndical. Mais la défense de sa condition par le prolétariat ne pouvait lui permettre de réorganiser la société. Le dépassement de cette posture défensive n'existe aujourd'hui que négativement. On a rêvé d'autogestion: qui la prend maintenant au sérieux? On a tant parlé d'écologie: qui croit pouvoir empêcher le développement de l'industrie nucléaire en France depuis que la gauche au pouvoir l'a acceptée?

"Tous les problèmes actuels de l'appréhension de la révolution, et que l'on retrouve peu ou prou dans toutes les théorisations qui en sont faites, proviennent du fait que le prolétariat ne peut plus opposer au capital ce qu'il est dans le mode de production capitaliste, ou plutôt, ne peut plus faire de la révolution le triomphe de ce qu'il est..." (Théorie communiste, n·4, 1981, p. 371

A notre avis, mai 68 en France fut le sommet d'un ébranlement mondial commencé quelques années plus tôt et qui se calma après 1972-74. L'année 1968 même fut riche en événements positifs et négatifs pour le communisme. Aux Etats-Unis, le mouvement anti-guerre se radicalise avec l'intensification des combats (offensive du Têt) mais ne fait pas sa jonction avec le mouvement ouvrier, tandis que les émeutes des ghettos noirs dévient vers le nationalisme violent et (ou) réformiste. Au Mexique, une violente révolte étudiante se termine par un carnage (300 morts) qui renforce la démocratie. En Tchécoslovaquie, l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie soude encore mieux "le peuple" autour des solutions nationales et libérales. Le fait mondial dominant est donc l'endiguement démocratique d'un phénomène qui potentiellement (seulement potentiellement) allait au delà de la démocratie.

L'explosion n'a pas eu lieu au point le plus moderne, le plus en difficulté du monde industrialisé, mais là où l'accélération des vingt années précédentes était la plus inadaptée aux conditions du pays. Entre 1954 et 1974, la proportion de salariés dans la population française passe de 62 % à 81 % (l'accroissement touchant surtout les employés, techniciens et cadres salariés qui constituent les nouvelles classes moyennes). On assiste à la fusion d'une revendication ouvrière violente et d'une aspiration anti-autoritaire, anti-répressive estudiantine bientôt élargie à une bonne partie des nouvelles classes moyennes. Le mouvement est aussi anti-culturel en ce que la culture est le dépôt et le contraire de la créativité. Il renoue ainsi avec le refus de l'art et de la culture apparu vers 1914-18.

Mai 1968 est plus que la cassure entre syndicats et partis d'une part et un grand nombre d'ouvriers de l'autre. C'est aussi la revendication d'être qui, en l'absence d'une rupture sociale pratique, s'est manifestée plus comme expression que comme action. On veut communiquer, prendre la parole, dire ce que l'on ne peut faire. Le rejet du passé ne parvient pas à se donner un contenu et donc un présent. Les slogans: "Je crois à la réalité de mes désirs", "Sous les pavés, la plage", désignent un autre possible, mais qui suppose... une révolution pour être possible. En son absence, cette exigence ne peut devenir qu'aménagement ou folie. Les thèmes de mai prennent la forme de l'exhortation, remplaçant la culpabilité du XIXe siècle par l'impératif de jouissance.

En effet, à l'exception d'une faible minorité, les ouvriers, la bourgeoisie, la plupart des "contestataires", I'Etat, bref tout le monde, agit comme s'il existait un pacte implicite interdisant à chacun d'aller trop loin. Signe de limite: on n'ose pas, on ne veut pas faire une révolution ni même la commencer. Signe de force: on refuse le jeu politique d'une révolution fausse, la vraie ne pouvant qu'être totale. Même rue Gay-Lussac la violence reste bien en decà de la violence ouvrière d'avant 14, ou de celle qu'on connaît aux Etats-Unis dans les années 30. Les affrontements ouvriers-syndicats sont bien moins brutaux que dans le passé, comme chez Renault en 1947.

On ne retrouve guère en 1968 l'atmosphère de fête à l'usine de 1936. On sent qu'il se passe quelque chose qui pourrait aller plus loin mais on se garde de le faire. L'atmosphère de gravité qui règne se double d'un ressentiment contre les syndicats, bouc émissaire commode, alors que ces derniers ne tiennent que par le comportement de la base. La gaîté est ailleurs, dans la rue. C'est pourquoi mai 68 ne peut ni se reproduire ni entraîner une reprise révolutionnaire dans les années suivantes. Le mouvement engendre un réformisme nourri de la neutralisation de ses aspects les plus virulents. L'histoire ne repasse pas le plat.

Le problème de l'Etat n'est pas posé: 1968 n'est pas le début d'une phase révolutionnaire. Un mouvement révolutionnaire ne naîtra pas d'un approfondissement de mai mais d'une rupture avec la période inaugurée par mai. Dans la volonté de faire la grève en masse, il y avait un refus; dans la façon de mener cette grève et en particulier de l'abandonner aux syndicats, pour se rebiffer contre eux à la fin quand ils la sabordèrent, il y eut une acceptation .

On a critiqué le pouvoir tout en voulant le prendre partout. On a ridiculisé partis et groupuscules pour vanter le Mouvement du 22 mars, pont entre le gauchisme et les radicaux (par exemple les Enragés). On a dénoncé la politique pour s'enthousiasmer d'une fraternité style février 1948 (en attendant avril 1974 au Portugal). La conjonction réalisée entre la lutte ouvrière et les cadres ruant dans les brancards chercha une autre voie que la droite et la gauche classiques: revendication d'un "cadre de vie" moderne, les avantages du capitalisme sans les inconvénients.

Un texte (alors inédit) de François Martin, écrit quelques mois plus tard à la VT, énonça cette idée simple: en mai-juin 68, tout le monde, y compris les radicaux, avait agi et pensé dans le cadre de la démocratie. Le Comité pour le Maintien des Occupations (CMDO1, animé par l'IS, appela à former des conseils ouvriers. Exhorter à créer une forme en supposant qu'elle donnera à son action un contenu révolutionnaire, voilà l'illusion démocratique et politique. Mai 68 réalisa le programme de l'IS comme 1956 en Hongrie avait réalisé celui de S. ou B.: dans les deux cas, les conseils. S. ou B. et l'IS furent des moments de la vie du prolétariat, ils n'exprimèrent jamais l 'ensemble de son cycle de vie. Là où les ouvriers tentèrent de faire vivre des formes démocratiques ( comités de bases de Rhône-Poulenc à Vitry), ils s'épuisèrent à la tâche, dépensant l'énergie qui leur fit ensuite défaut pour mener des actions nécessaires.

Les élections de juin ne mobilisèrent pas les ouvriers (ni personne, sauf les partis} pour ou contre. Elles ne noyèrent pas le mouvement qui s'était étiolé de lui-même de n'avoir pas pris l'initiative à la mi-mai, et s'enlisait à la fois dans la violence (quasi-émeute du 24 mai}, la revendication et la construction de structures démocratiques parallèles à la hiérarchie sur le lieu de travail. Aujourd'hui, la démocratie politique est là, on ne se remue plus pour elle. Mais la démocratie sociale, elle, peut encore mobiliser des énergies, dans le but de compléter la démocratie politique, d'instaurer enfin une démocratie réelle et non formelle, en introduisant la délibération dans l'entreprise, l 'école, le quartier, etc.

Mais 68 fut une grande prise de parole, partout, par "les intéressés", mais ces derniers ne cessèrent de se conduire en usagers toujours préoccupés de réorganiser l'endroit -- métro, terrain de camping, entreprise -- où le capital les a parqués.

Il serait toutefois facile et trompeur de réduire mai 68 à peu de chose. Le mouvement s'en prend à tout, et ne fait que réordonner chaque élément de ce tout, lui-même inattaqué. Cette amorce de reprise révolutionnaire témoigne d'une lucidité, mais négative. Il n'y a pas eu "double pouvoir" mais, du point culminant de la grève au discours de De Gaulle le 30 mai, une double absence de pouvoir. Ni le gouvernement ni les grévistes ne maîtrisent la situation, ni ne sont sûrs de se maîtriser eux-mêmes (De Gaulle a besoin d'aller v érifier le loyalisme de I'armée) . Bizarrement, alors qu'on parle tant de gestion, on constate que les ouvriers se désintéressent de toute grève gestionnaire. Abandonner aux syndicats la maîtrise des usines est un signe de faiblesse mais aussi du fait qu'ils ont conscience que le problème est ailleurs. Cinq ans plus tard, en 1973, dans une grande grève à Laval, les ouvriers quitteront purement et simplement l'usine pour trois semaines. Comme la "dépolitisation" dont on a tant parlé, cette perte d'intérêt pour l'entreprise, le travail et sa réorganisation, sont ambivalents, et ne peuvent être interprétés qu'en fonction du reste. Le communisme était bien présent en 1968, mais en creux, en négatif. A Nantes en 1968, et plus tard à la SEAT de Barcelone ( 1971), au Québec ( 1972), les grévistes prendront en main des quartiers ou des villes, iront jusqu'à s'emparer de stations d e radio, mais n'en feront rien: l 'auto - organisation des prolétaires "est possible, mais, simultanément, elle n'a rien à organiser" (Théorie communiste, n· 4, 1981, p. 21).

En tout cas, les prolétaires ne créent pas de nouvelles organisations syndicales, politiques ou "unitaires", comme lors de la révolution allemande. Ils ont seulement tenté parfois d'édifier des structures démocratiques, qui heureusement ne survivront pas à la grève. Mais ils n'éprouvent pas le besoin de donner à leur grève une forme "soviétique". Pourquoi ? La véhémence de leur réaction anti-syndicale atteste qu'ils avaient la force, dans bien des usines, d'imposer des organes démocratiques pour gérer la grève, sinon davantage. Ils pouvaient mais ils n'essayent pas. Leur problème est ailleurs. Là réside l'ambiguité de 68, dans ce refus qui n'est que refus. On ne peut exister par défaut.

La minorité radicale, elle, quitte l'entreprise et se retrouve avec d'autres éléments minoritaires, en compagnie d'étudiants, de gauchistes, de révolutionnaires. Le CMDO est l'un de ces lieux où le gauchisme est tenu en lisière. Censier en est un autre. Le n· 1 du Mouvement Communiste (1972) fera l'analyse de son action. (On trouvera aussi de nombreux renseignements dans J. Baynac, Mai retrouvé, Laffont, 1978, qui démentent l'interprétat ion démocratique de son auteur.) La relative cohérence de Censier tint avant tout à celle du groupe informel de la VT, dont nous avons parlé, rapidement renforcé par le GLAT (contrairement à ce que dit et ne dit pas Baynac, qui pourtant joua un rôle important aussi bien dans ce groupe qu'à Censier) .

Un peu avant 1968, l 'IS, dans le n· 11 de la revue, répondait aux ultra - gauches que les situationnistes ne se souciaient pas de regrouper autour d'eux des ouvriers pour mener une action "ouvrière" permanente. Le jour où il y aurait quelque chose à faire, disait l'IS, les révolutionnaires seraient avec les ouvriers révolutionnaires. C'est ce qui se passa.

Censier stimula et coordonna l'activité de minorités radicales, sinon révolutionnaires, dans de nombreuses entreprises. La critique des syndicats, timide au début, devint plus virulente à la fin des grèves. Les fractions extrémistes, isolées sur le lieu de travail, trouvèrent là un point de rencontre. Dans l'ensemble, le débat qui s'instaure à Censier échappe au déluge de phrases creuses qui déferle souvent ailleurs et manifeste une grande lucidité, dont témoigne le Rapport d'ori entation du 21 mai, rédigé par trois personnes, dont au moins deux du GLAT, et peut - être une quatrième (Khayati, membre de l'IS) (Baynac, pp. 161-63).

Là où beaucoup verront dans l'expérience de Censier une leçon de démocratie, nous avons vu, à l'époque, une leçon sur la démocratie: une démonstration du caractère superficiel de l'opposition entre démocratie bourgeoise-individuelle et démocratie ouvrière-collective. Le problème minorité-majorité ne se posa qu'aux membres d'lCO, présents eux aussi à Censier, mais qui refuseront de s'associer aux activités d'une minorité qui risquait de s'imposer à la masse. Stérilité de la logique conseilliste!

Mai 68 ne posa pas la question communiste. Les dons de ravitaillement té m oignèrent d ' une solidarité, non d'un début de dépérissement de l'échange marchand. La perspective communiste exista dans l'indéniable assouplissement des rapports immédiats, la rupture de barrières sociologiques, la vie sans argent pendant plusieurs semaines, dans le plaisir d'agir ensemble, en un mot dans cette esquisse communautaire qu'on observe à chaque grand mouvement social, même non révolutionnair e (Orwell en Catalogne, en 1936) . L es divers comités qui siégeaient à Censier débattaient naturellement de ce qu' il fallait faire, et de ce qu'il faudrait fair e pour aller plus loin. Il n'est pas si fr é quent que de grandes assemblé es comptant de nombreux ouvriers discutent du communisme.

Le tract Que faire?, réédité et diffus é à une centaine de milliers d'exempla i res, indique ce que le mouvement do it faire pour aller plus loin, ou simpl e ment continuer: prendre un nombre de mesures simples mais qui rompent avec la logique capitaliste, afin que la grève démontre sa capacité de faire fonctionner autrement la société; répondre aux besoins sociaux ( ce qui rallierait les hésitants, la classe moyenne, que la violence -- produit d'un blocage, réaction impuissante devant l'impasse -- inquiète) par la gratuité des transports, des soins, de la nourriture, par la gestion collective des centres de distribution, la grève des paiements (loyers, impôts, traites}; et montrer ainsi que la bourgeoisie et l'Etat sont inutiles.

Le communisme ne fut présent en 1968 que comme vision. Même les ouvriers hostiles aux syndicats ne franchirent pas le pas, les éléments révolutionnaires parmi eux étant l'exception. Preuve supplémentaire de faiblesse, la confusion qui entoura le meeting de Charléty, fin mai. Charléty, tentative de dépassement politique, de prolongement du mouvement social sur le plan de pouvoir d'Etat, Charléty où se retrouvèrent une bonne partie des gauchistes mais aussi de la gauche des syndicats (notamment CFDT ) , où l'on vit aussi un personnage dont on a récemment voulu faire un héros national, un De Gaulle de gauche: Mendès - France. Charléty fut le maximum de conscience et de réalisme politiques dont fit preuve le "mouvement de Mai". D'un côté le rêve: les conseils. De l'autre la réalité: un vrai gouvernement réformateur, où beaucoup se voient jouer les Lénine de ce Mendès - Kérensky. On peut aujourd'hui en sourire mais si la solution Mendès l'avait emporté, beaucoup de contestataires l'auraient soutenue. Un an plus tard, deux jeunes ouvriers, qui tiraient à la VT un tract rappelant l'ampleur révolutionnaire de mai 68, précisaient: "Nous n'oublions pas Charléty"... En 1981, Mitterrand réalisera enfin les espoirs de Charléty.

L'après-mai

Après la fin de la grève, nous avons tous commis l'erreur d'escompter une clarification. C'était méconnaître la nature du mouvement, et oublier qu'en péri o de révolutionnaire -- ou de secousse comme 1968 -- toutes les organisations et idéologies prospèrent, y compris les contre-révolutionnaires.

Le gauchisme, en particulier, est venu donner de faux buts révolutionnaires à une "répétition générale" qui n'avait pas existé. Or, l 'après-mai ne pouvait être que contre - révolutionnaire, revendication d'une liberté en tous sens, y compris par rapport au mouvement révolutionnaire. L'explosion n'ayant pas modifié les structures fondamentales, son énergie se dispersa contre les institutions périmées, dans les moeurs, etc.

Prenant le relais du stalinisme, le gauchisme poussa à un terme extrême la dépossession capitaliste tout en présentant cela comme le remède à cette dépossession. L'homme capitalisé est privé de racines. Le gauchiste en remit dans la désidentification. Vivant dans un autre monde, le militant se projeta dans un autre lui-même, "aux côtés du prolétariat", "avec les pays socialistes" ou "avec le tiers-monde". La crise du gauchisme, quelques années plus tard, déclencha le phénomène inverse: la quête d'identité. Chacun fut désormais à la "recherche" du groupe particulier où il trouverait ses racines "naturelles" (féminisme, régionalisme, identité homosexuelle, etc .) .

Toutes les idéologies furent revitalisées, le léninisme comme l'anarchisme. On ne doit pas regretter leur déclin actuel. Cette foire aux illusions déboucha naturellement sur son autocritique: on passa du militantisme à la vie quotidienne. Si " l 'individu est la forme d'existence bourgeoise par excellence, et l'égoisme [ ... ] l 'essence [...] de la société actuelle [ ...] décomposée en atome" (Marx) , la société bourgeoise a toujours aussi réuni ces atomes en groupes. La privatisation de la vie et la difficulté croissante d'avoir une activité collective non marchande entraînent une polarisation où l'on tend soit à se nier comme personne pour ne plus exister que dans un groupe, soit à refuser toute organisation pour ne plus vivre que comme individu. On pose la fausse alternative: l 'homme est-il d'abord "lui - même" ou "social"? L'activité est - elle menacée davantage par l'individualisme ou par le rackett de groupe? L'idée que seule compte la vie intérieure, quotidienne, renverse sans la critiquer l'idée du militant qui doit intervenir sur l'extérieur, non sur soi.

Quotidiennisme et militantisme s'entretiennent comme un couple déchiré qui jamais ne se séparera. La critique morale du militant rate son but. Le militant n'est pas un "pauvre type", frustré d'affection. Le militantisme est l'illusion inévitable d'une activité possible dans un monde qui la rend presque impossible, un moyen mystifié d'échapper à la passivité dominante. On cherche pour agir un autre motif que sa propre condition, on sort de soi, on trouve un dynamisme dans des réalités ou des idées extérieures à sa vie propre: "le prolétariat", "la révolution" ou, plus moderne: "la radicalité", "le désir".

On a tout critiqué après mai, sauf le ciment de ce tout, le tout lui-même. L'absence d'offensive au centre de gravité social obligeait les critiques tous azimuts à respecter chacune les bornes de sa propre production. Dans un cadre général différent, elles auraient produit tout autre chose; rien ne conduisant vers une révolution, elles ont reflué. Ces néo-réformismes sont différents de l'ancien: ce dernier avait un projet à l'échelle de la société (la réorganiser autour du tra vail constitué en force unifiée) , les premiers renoncent à changer la société pour s'y aménager seulement un espace libre.

La "libération" de la femme, de la sexualité, des moeurs, etc. est une fragmentation. On sépare en soi une fonction des autres. Au lieu d'aller vers l'être total, multiple, on se découpe, on se comprend et on se défend tour à tour comme femme, comme consommateur, c omme producteur, comme b reton, etc., alors que les intérêts de ces catégories s'opposent les uns aux autres. On réussit ainsi le tour de force de créer en soi la division que le capital s'efforce d'entretenir au sein du prolétariat.

L'auto-organisation dans l'entreprise, en France, s'écroule après juin 1968, là où elle s'était instaurée. Le "mai rampant" italien fait surgir en 1969-70 des "conseils" dont le chef de la CGIL reconnaît qu'ils se sont transformés en institutions para-syndicales. Les conseils ne parviennent pas à se constituer en organisations de masse embrassant toute la vie sociale, et rassemblant, plus que les producteurs, toute la population laborieuse. Il n'y a plus de place pour un mouvement ouvrier à l'ancienne. L'espoir moderniste style CFDT d'une nouvelle classe ouvrière recomposant l'unité de travail et capable de le gérer se brise sur la réalité du besoin d'une couche peu qualifiée, nombreuse, malléable, toujours nécessaire au capital. L'autogestion ne sert qu'à faire croire qu'elle serait possible.

"... plus se développe l'importance des secteurs de recherche, de création et de surveillance, plus le travail humain se concentre dans la préparation et l'organisation de la production, plus s'accroît le sens de l'initiative et des responsabilités, en un mot, plus l'ouvrier moderne reconquiert, au niveau collectif, l 'autonomie professionnelle qu'il avait perdue dans la phase de mécanisation du travail, plus les tendances aux revendications gestionnaires se développent." (S. Mallet, La nouvelle classe ouvrière, 1963}

(Vingt ans après les thèses de Mallet, on constate que syndicalistes réformateurs et experts continuent de nous annoncer un nouveau travail industriel où l'ouvrier échapperait à son aliénation, cette fois grâce aux robots. Nous essayerons de consacre r un article à cette évolution.)

Avant même la reprise de Censier par la police ( juillet 1968), les comités qui y siégeaient avaient fondé une Inter-Entreprises, qui continua à se réunir pendant plusieurs mois, rassemblant des délégués informels (non mandatés explicitement par leurs camarades) de minorités ouvrières extrémistes Inter-Entreprises fut plus un lieu d'échange et de discussion qu'une coordination agissante. La VT, le GLAT et ICO participaient. Parallèlement, une tentative de collaboration entre la VT et le GLAT se solda par un échec complet. Les réunions et les débats réguliers d'lnter-Entreprises, s'ils débouchaient rarement sur une action collective des entreprises concernées, déb layaient le terrain dans les esprits, prolongeant les discussions entamées en mai et juin. Les gauchistes, eux, proposaient du "concret": organiser des luttes... En même temps, le nom d'lnter-Entreprises en indiquait les limites (c'est-à-dire celles de mai 68}: ce n'était pas une organisation communiste, seulement la voie d'un passage à autre chose, qui ne s 'annonçait pas pour l'immédiat.

La disparition d'lnter-Entreprises ne signifia bien sûr pas la fin de l'auto - organisation d'une minorité ouvrière, de ses heurts avec les appareils. Des Comités d'Action continuèrent d'associer des salariés contestataires et des éléments radicaux ou gauchistes. Une partie des travailleurs cessa peu à peu de participer à ces activités. Plusieurs dizaines de membres ou sympathisants du Comité Hachette d'Action Révolutionnaire, encore adhérents de la CGT, vinrent l'un après l'autre, lors d'une réunion syndicale, déposer leur carte sur la tribune. Quelques semaines après, la plupart adhéraient à la CFDT.

Un petit nombre d'éléments actifs dans les C.A. voulaient, eux, agir sur d'autres bases, révolutionnaires , et cherchaient lesquelles. La VT fut l'un des pôles autour duquel ils se retrouvèrent. Elle mit aussi en contact des gens d'un même pays (l 'ltalie) qui ne se connaissaient pas avant.

L'IS disparut progressivement. Avant 1968, elle avait été l'affirmation publique d'une révolution future. Après, elle affirma la venue de la révolution en 1968. La démocratie des conseils avait été le rêve de Mai. Au lieu d'y déceler les limites de Mai, l 'IS y lut la preuve de la justesse du conseillisme. La théorie des conseils était adéquate aux grèves françaises et italiennes, inadéquate à un mouvement révolutionnaire qui dépasserait les limites de ces grèves. Pour accélérer les choses, l 'IS appela à imaginer des scandales, des "Strasbourg" ouvriers. Elle se figea sur l'autogestion, devint le hérault de ce qui existait en le travestissant en révolution: Italie, Portugal. Incapable de dresser son propre bilan, elle y substitua la manie de juger les manquements à sa morale affichée et imposée: la radicalité. "Je tuerai tout le monde et puis je m'en irai", disait Ubu. Quand il eut jugé et condamné presque tout le monde, il ne resta plus à Debord qu'à éterniser La Société du spectacle en la mettant en images, puis à exalter dans son dernier film "In girum nocte..." une nostalgie que l'on trouvera touchante ou agaçante, et à cultiver une fois de plus sa différence. Pendant ce temps, le mouvement révolutionnaire est en train d'assimiler ce qu'il y a d'essentiel dans l'IS, tandis que les simples disciples y puisent la justification d'un art de vivre qui se confond avec les autres formes de vie dites "alternatives". "C'est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment ) , celle par qui une dialectique rigoureuse en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n'avoir plus besoin de révolution." (Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire , Le Seuil, 1978, p. 25)

L'approfondissement théorique, chez une minorité faible mais liée à une fraction radicale ouvrière, elle - même peu capable d'action positive sur son lieu de travail, s'étendit non seulement à l'Italie et à l'Espagne mais à des pays capitalistes mo dernes (Scandinavie, Etats-Unis) . On prenait conscience du franchissement d'une étape qualitativement nouvelle. La réévaluation de l'héritage de la gauche allemande et l'assimilation de ce qu'il y avait eu de meilleur dans la gauche italienne fut abordé publiquement en 1969 par la Vieille Taupe dans un texte sur l'idéologie ultra-gauche, rédigé pour les réunions nationale et internationale d'lCO. Ce texte charnière fut important pour ceux qui s'y retrouvèrent, mais la tentative de débat avec les "conseillistes" (ICO, Mattick...] tourna court. Au même moment, le Parti Communiste International, carcan qui emprisonnait la gauche ita lienne, entra dans une crise qui aboutit deux ans plus tard à la scission des Scandinaves, sur la vision par la gauche allemande de la question syndicale.

Quoiqu'il n'ait pas été clairement indiqué, le point de convergence était la conviction que le prolétariat n'a pas à se poser d'abord en force sociale avant de changer le monde. Il n'y a donc pas d'organisation ouvrière à créer, à susciter, à espérer. Il n'y a pas de mode de production transitoire entre capitalisme et communisme. Il n'y a pas d'organisation prolétarienne autonome en dehors de ce que fait le prolétariat pour communiser le monde et lui avec. Il n'y a donc pas de problème d'extériorité ou d'intériorité des révolutionnaires par rapport au prolétariat.

Cette conviction suffisait à nous éloigner de groupes comme Révolut i on Internationale ( fondé en 19681 qui, après une phase conseilliste, reprit une partie de l'héritage de la gauche italienne, de Bilan et d'Internationalisme (après 19451. Exemple de synthèse ratée, alliant le parti-pris conseilliste au fétichisme de l'organisation, le groupe sombra rapidement, sous le nom de Courant Communiste International, dans une vie de secte comparable à celle du PCI, toujours en concurrence avec les autres groupes.

Entre 1968 et 1972, la Vieille Taupe fut sans doute le point de contact et Invariance (animé par Camatte ) le catalyseur théorique de cette convergence entre la France, l ' Italie et la Scandinavie. C'est ainsi qu'en 1969, les numéros 6 et 7 d' Invariance ( 1 re série ) réinterprétaient un siècle de mouvement révolutionnaire en y intégrant la gauche allemande. Le rôle stimulateur d' Invariance n'éliminait toutefois pas son idéalisme originel, le prolétariat y étant conçu plus comme une entité historique que comme le produit de situations et rapports réels. Cette réappropriation du passé n'était pas oeuvre d'archivistes; des prolétaires y prenaient part au même titre que les autres. Pierre Guillaume put illustrer ainsi le fonctionnement de notre communauté d'alors: quand celui qui a sur d'autres l'avantage d'avoir lu un texte révolutionnaire du passé fait un exposé historique, s'il a été clair, ses auditeurs en savent autant que lui: il n'est plus que "le dépositaire des détails".

Mil neuf cent soixante-douze

Le refus de former un groupe délimitant un intérieur et un extérieur permit à ceux qui se retrouvaient à la Vieille Taupe d'aller vers une cohérence commune que d'autres possédaient surtout sur le papier. Dans cette collectivité théorique et pratique, une certaine dynamique était à l'oeuvre, qui mettait chacun sur un pied d'égalité tout en intégrant des capacités et des nuances d'opinion diverses. Cette collectivité, que nous appellerons par commodité la Vieille Taupe, avançait au coup par coup, associant chaque fois ceux qui approuvaient l'action engagée, sans qu'ils eussent à être d'accord sur un "programme" ou une "plate-forme". Mais bien entendu, si l'on proposait telle action à tel ou tel, c'était parce qu'on pensait avoir en commun avec lui plus qu'un désir d'action. La VT n'essayait pas de se faire un nom: nos actes étaient notre signature. L'activité commune reposait sur un consensus souvent vécu comme exaltant: il y avait des choses à faire et à dire et on se comprenait souvent très vite. L'absence de vote, de juridisme, donnait la sensation d'une activité proche de ce qu'on peut considérer comme communiste. La psychologie, la discussion sur les états d'âme et l'influence des caractères et des "problèmes" affectifs, étaient rejetés.

Cette forme d'organisation encourageait l'irresponsabilité. Un texte criticable pouvait être diffusé, une initiative néfaste prise, sans qu'on fasse les réserves ou les rectifications nécessaires, puisque ce on n'avait pas d'existence définie. L'individu le plus actif, Pierre Guillaume, était donc le moins contrôlé par l'activité commune. Quant à l'absence de psychologie, si nous y songeons parfois avec mélancolie en voyant dans quelle soupe baignent tant d'entre nous, en voyant combien les comportements caractériels ont pris de l'importance dans l'évolution ultérieure et dans les ruptures qui l'ont ponctuée, nous ne devons p as oublier que ce refus était en partie un aveuglement qui nous conduisait parfois à tolérer des comportements que nous ne supporterions plus aujourd'hui.

Si l' absence de formalisme nous e mpêchait de sombrer dans les maladies de sectes: sclérose doctrinale et organisation de l'organisation, le défaut des perspectives clairement définies, sur lesquelles on se serait mis d'accord après une discussion plus formelle, avait l'inconvénient d'entraver la critique des activités, puisqu'on ne pouvait s'appuyer sur un accord formulé. Il est vrai que cet effort de formulation nous aurait inévitablement privés du concours d'une partie des éléments gravitant autour de la VT. Il n'est pas sûr que c'eût été un bien: nous y aurions peut-être gagné en précision, mais un foisonnement aurait été perdu, qui n'a porté ses fruits que plus tard, dans nos têtes et dans d'autres.

Néanmoins, ce flou facilita une manie stalinophobe aboutissant à faire de l'antistalinisme un critère comme pour d'autres l'antifascisme (du moment que c'est contre le PC et l'URSS, ça ne peut pas faire de mal...) . Il faut redire que l'hostilité au PC comme à l'OTAN peut être antirévolutionnaire. Pour le mouvement communiste, il n'y a pas d'"ennemi n·1 des peuples du monde".

Il arriva à la VT de consacrer beaucoup d'énergie à poser sous les pas des staliniens des "peaux de banane" censées les déséquilibrer, actes scandaleux, attaques sur un terrain: celui de l'idéologie, que l'adversaire maîtrisait depuis trop longtemps pour être sérieusement menacé. Une action violente qui n'inclut pas en elle-même son sens (compréhensible par ceux avec qui l'on a quelque chose en commun et auxquels on s'adresse) fait le jeu de l'ennemi. Ecrire sur le mur des Fédérés: "Trop de massacreurs fleurissent ce mur", est un acte qui contient en lui-même sa portée, et dont la signification ne peut être détournée, sauf par mauvaise foi ou manque d'intérêt évident pour la question. Mais un coup de force qui ne s'inscrit pas lui-même dans un clarification possible reçoit son sens des forces politiques, des médias, de l'extérieur.

Si le coup porté aux représentations visées ( par exemple, tel mythe e ntretenu par le PC sur lui-même) s'adresse aux radicaux, il peut garder son sens, et encourage la minorité silencieuse. Mais s' il ambitionne de s' adresser à tout le monde, de changer l'image du PC dans l'opinion, il rate à la fois l'ensemble des consciences et la minorité. Or la VT pratiqua le scandale sans qu'on puisse, sauf en de rares occasions peu suivies d'effet, en débattre.

L'année 1972 est, en France, un tournant. Cette année-là voit l'apogée du gauchisme et le dernier surgissement important de la contestation anti - étatique, anti-politique, anti - répressive, apparue en 1968. L'enterrement d'Overney fut le point culminant au-delà duquel tout bascula. C'était un grand rassemblement anti-PC: Overney, militant maoiste, ayant été abattu à la porte de Renault par la police privée patronale, Marchais n'avait pu retenir ce cri du coeur: "On ne va pas recommencer comme en 68..." Les services d'ordre gauchistes contenaient à peine cette énorme manifestation, parcourue d'une ambiance d'émeute qui n'arrivait pas à se donner des buts. On vit l'un d'entre nous, dont l'organe rivalisait avec les mégaphones, faire reprendre au service d'ordre trotskiste le slogan de la manifestation: "Marchais, salaud, le peuple aura ta peau", avant que les petits chefs n'interviennent au cri de "pas d'anticommunisme". Ce slogan, dans sa violence, montrait néanmoins les limites de cette manifestation. Dans le gauchisme, une partie du maoisme développait une ligne anti-syndicale et anti-PC, mais dans une logique antifasciste, populiste et démocratique.

Venant après une percée théorique chez les révolutionnaires, cette manifestation fut interprétée com me signe de l'apparition (enfin) d'un courant radical au-delà du gauchisme. Une série de groupes naquirent à l'époque: Négation à Paris, Intervention communiste (devenu Théorie communiste ) à Aix, notamment. La VT se préparait à publier plusieurs textes, dont celui de François Martin En quoi la perspective communiste réapparaît, né de plusieurs textes sur 1968 et après. A la suite de discussions qui avaient suivi l'enterrement d'Overney, où un tract de la VT avait été apprécié, plusieurs ouvriers qui participaient depuis longtemps à nos activités critiquèrent l'absence de suivi de notre action, et demandèrent la création d'un groupe plus cohérent. Les tracts, les textes théoriques comme ceux de D. Authier (préface à Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne, Spartacus ) , G. Dauvé sous le nom de J. Barrot, et P. Guillaume, les contacts informels, tout cela ne suffisait plus, disaient-ils. Ainsi vit le jour le Mouvement Communiste, avec le bulletin du même nom, dont le texte de François Martin fut le n·1, et Capitalisme et communisme , le n· 2. Tirés chacun à cinq cents exemplaires (le n· 2 à 1000 exemplaires aussitôt après), ils se diffusèrent en quelques jours, la plus grande partie par contact direct, notamment sur des lieux de travail (Renault). On avait l'impression d' avancer.

La clarification théorique et la confluence entre groupes de plusieurs pays avaient fait croire à la naissance d'un mouvement peu nombreux, mais cohérent, capable de se faire connaître et d'entretenir un minimum de relations agissantes avec l'expérience prolétarienne. Nous avions peut-être raison sur la décantation en train de se faire, certainement tort sur la formation de pôles capables de réflexion et même d'action. L'enterrement d'Overnay était celui des illusions de mai, dont c'était le dernier sursaut, nullement l'annonce d'un renouveau. Ceux - là même qui avaient poussé à la fondation du Mouvement Communiste s'en désintéressèrent presque aussitôt. Le rapprochement avec Négation ne dura pas. Avec les pays les plus modernes nos liens se distendirent et nous ne gardâmes plus de contacts étroits qu'en Italie et en Espagne. L'action prolétarienne mondiale avait permis la rencontre et l'addition de points de vue souvent justes, mais elle ne fut pas assez forte pour imposer une synthèse qui aurait fourni une meilleure prise sur le présent: on ne dépassait pas la compréhension du passé.

Dans ces conditions, le livre Le Mouvemen t Communiste (Champ Libre, 1972) , sorti au même moment, ne pouvait être satisfaisant. C'était un texte de G. Dauvé, non de la VT ou du groupe MC, qui l'avait très peu discuté et amélioré. Comme le dit déjà un peu la p réface à l'édition portugaise ( 1975 ) , l 'ouvrage était une théorisation inadéquate, aussi partielle, à sa façon, que la plupart des textes d'alors. Relecture de Marx à la suite d'Invariance et de Bordiga, ce livre négligeait d'inclure Marx dans la critique du monde. Le souci de décrire des "lois" objectives faisait oublier les relations réelles. La "valeur" n'apparaissait pas plus comme expression de relations sociales, elle avait tendance à se personnifier, à devenir comme le "mouvement communiste" un sujet de l'histoire, alors que valeur et mouvement communiste ne sont que des constructions théoriques approchant la réalité. Le livre édifiait un modèle intégrant des contradictions au lieu de les éclairer à partir de la pratique. En refermant I' ouvrage, on pouvait croire à l' existence d'un mouvement prolétaire automatiquement entraîné par la "caducité" de la valeur. Il nous semble aujourd'hui que le lien entre capitalisme et communisme, entre capital et prolétariat, est loin d'être aussi clair que nous le disions. La transformation communiste était présentée comme une série de mesures à prendre. Tout en disant qu'il s'agissait d'un mouvement, on ne montrait pas dans les faits les effets subversifs de telle mesure immédiate. Analyse abstraite des conditions réelles, et idéalisme.

La scission scandinave du PCI en 1971 déclencha le départ d'une partie des adhérents de la section française. La crise du militantisme, endémique dans tous les groupes politiques, n'orienta pas les ex-militants vers une action révolutionnaire (qu'il aurait fallu d'abord définir ) . Elle les propulsa vers une quête de "vie" où ils se perdirent. Leur évolution se conforma à un processus que nous avons souvent vu à l'oeuvre dans nos rangs: une sorte de "cycle du révolutionnaire". Sur la base d'un rejet instinctif de la société établie, on passe d'une révolte existentielle à une activité organisée en vue d'une révolution, à travers une série de ruptures de plus en plus à gauche. On fait la critique de tout, de toutes les formes d'existence et d'intervention prolétarienne, de tout le passé révolutionnaire ou pseudo-révolutionnaire glorifié et déformé, jusqu'à atteindre le point limite où la critique de tout englobe aussi la révolution et le prolétariat qu'on finit par rejeter comme des mythes, à moins qu'on ne les théorise de sorte qu'ils ne soient plus que des identités abstraites, des concepts philosophiques hors de portée de l'action humaine.

Invariance avait évidemment joué un rôle dans la crise du PCI, mais sa propre évolution, reflétant le désarroi quasi-général, ne fit que contribuer au piétinement des uns, à l'envol dans l'hyperespace des autres. Camatte, e n reprenant la phrase de Marx, a bien résumé la contradiction du prolétariat: "une classe de la société capitaliste qui n'est pas de la société capitaliste" (Troisième série, 1979, p. 55-56). Mais cette contradiction, il la résout d'une étrange manière: la classe, c'est le parti-communauté, puis le parti, c'est la cla sse-communauté, donc une classe universelle, et finalement l'humanité. Camatte avait d ' abord transféré la classe défaillante dans le "parti". Au lieu d'en revenir à ce qui fait le prolétariat, son expérience, ses contradictions, Invariance a transféré ensuite le parti dans l'humanité entière. La métaphysique de l'humanité remplace celle du parti. Mais il s'agit toujours de médiation entre la révolution et l'activité des hommes, parce qu'on aperçoit mal dans leur pratique ce qui pourrait engendrer une révolution.

Invariance traduit en son langage l'omniprésence capitaliste. Camatte a tellement compris l'absorption du monde par le monstre impersonnel qu'il a succombé à sa fascination au point de le voir partout. Si le capital avale tout, les prolétaires à leur tour se font cannibales, leur lutte nourrit le capital de leur chair. Invariance a montré comment le structuralisme exprimait la force d'un système qui en s'éternisant niait l'histoire. A son tour, incapable de voir dans la barbarie autre chose que la bar barie, il ne distingue plus qu' une totalité au sein de laquelle s'effacent les distinctions antérieures (classes, production/circ ul ation, etc .)

Les deuxième et troisième séries d' Invariance théorisent une réalité visible à laquelle nous nous heurtons douloureusement: l 'omniprésence du capital. Selon Invariance, à un être totalitaire occupant tout le terrain s'opposerait une autre réalité souterraine mais également omniprésente: le soulèvement de la vie.

La pensée révolutionnaire classique a évité de s'interroger sur la survie du capital en l'attribuant à des causes extérieures (la social-démocratie, l 'impérialisme, etc. ) . Invariance recourt à une intériorisation: le capital survit parce qu'il est entré en nous. La "crise mortelle" économique est remplacée par une révolte de notre nature bafouée par le capital.

Pour Invariance, hormis cette nature humaine, ce quelque chose en nous qui refuse de se soumettre, le capital absorbe tout. C'est oublier que l'absorption doit bien passer par les relations réelles entre humains. L'opposition n'est pas entre une activité de part en part capitalisée et la nature humaine: s'il y a une opposition, elle se trouve nécessairement au sein de l'activité capitaliste elle-même, justement parce qu'elle est mise en oeuvre par les prolétaires. C'est cette activité même qui est contradictoire, et offre peut-être une issue. La solution est dans le rapport social, pas ailleurs.

"L'ouvrier lui-même est un capital, une marchandise..." ( Marx), mais il ne l'est pas passivement. Invariance a compris que le capital ne marche pas tout seul, mais par notre propre action. Mais Camatte en conclut qu'ainsi le capital a triomphé pour de bon: il s'est fait nous, il nous a incorporés. Or c'est justement par cette activité qu'il nous impose que le capital est contradictoire. Comme disait Lefort dans l'article déjà cité, les prolétaires sont en situation d'universalité.

Face à Camatte qui croit mort le mouvement révolutionnaire au sens que nous donnons à ces mots, qui croit que la réalité nouvelle du capital aurait enlevé leur validité aux notions de prolétariat et de révolution, nous ne devons pas nous réfugier dans une attitude de mépris bétonné. Les révolutionnaires de la fin du XlXe siècle affirmaient avec raison, contre le "révisionnisme", que rien d'essentiel n'avait changé depuis 1848. Ils se sont toutefois aperçus en 1914, c'est-à-dire trop tard que quelque chose avait tout de même bel et bien changé: le mouvement ouvrier était devenu un instrument du capital. Les révolutionnaires ont dû alors reconnaître que le révisionnisme traduisait des problèmes réels que leur seule réfutation avait négligés. Camatte a autrefois fourni de nombreux éléments pour la théorie révolutionnaire de notre époque. Aujourd'hui, il pose mal une vraie question. Son errance illustre l'ambiguité de l'époque.

Castoriadis et Camatte ont vu dans le capital ce qui dévore tout, et ont conclu à l'invalidation des concepts différenciant les parties du capital, pour laisser la place, chez l' un, à la pyramide bureaucratique, chez l'autre, à une totalité indéfinissable qui à la fois intègre l'humain et n'y parvient pas. Ce sont les penseurs du nouveau visage du capital, de la fin du mouvement ouvrier et de l'absence du mouvement révolutionnaire: parce que ce dernier ne se montre pas sous les traits qu'on avait pu imaginer dans les années 60, ils ont largué les amarres.

Un groupe comme l'Organisa ti on des Jeunes Travailleurs révolutionnaires, qui publia notamment en 1972 le Militantisme, stade suprême de l'aliénation, allait contre ce "sauve qui peut". Marqué initialement par l'IS, il connut le communisme de gauche et opéra une convergence avec la VT.

Pas plus que la VT, le MC n'avait accédé à un fonctionnement collectif satisfaisant. Il devint l'organe de publication des textes de G. Dauvé, amendés par quelques personnes. Après de laborieuses discussions avec Négation et d'autres sur ce qu'il convenait de faire, et une polémique au sujet d'un meeting à la mémoire de Léon Blum que nous avions perturbé, on se rendit compte d'une crise dans nos rangs. Le n·4 du MC, "Révolutionnaire?" (1973) contenait des remarques justes et d'autres fausses sur l'action subversive et la communauté. Mais il témoignait surtout d'un déplacement révélateur du centre d'intérêt: on ne se penchait plus sur les prolétaires, mais sur les révolutionnaires. Il n'est pas étonnant que ce texte n'ait proposé aucun remède réel à ce qui n'était pas une maladie mais l'état du mouvement.

Un "milieu" tendait à se constituer autour d'une idéologie communiste avec ses slogans à lui ("abolition du travail salarié", "crise de la valeur" ) à la place de ceux des gauchistes. Constatant qu'elle ne tenait plus le rôle de lieu de contact, et recevait plutôt comme les autres librairies une clientèle, la librairie la Vieille Taupe ferma fin 1972.

"Tous les éléments de la théorie révolutionnaire existent sur le marché, pas leur mode d'emploi.

Ce n'est pas du ressort d'une librairie.

Il ne peut pas exister de théorie révolutionnaire séparée de liens pratiques pour agir, et cette action ne peut plus être principalement l'affirmation et la diffusion de la théorie révolutionnaire.

[...] La Vieille Taupe doit disparaître."

( Bail à céder, affiche de la VT, 15 décembre 1972.)

Avant 1968, il existait des groupes incapables de diffuser leur théorie au-delà du cercle des initiés. C'était la raison d'être de la librairie. En 1972, les idées révolutionnaires circulaient, entre autres parce que la société avait besoin de la théorie révolutionnaire pour se comprendre et aménager ses contradictions. Mais tout effort collectif révolutionnaire était, et reste, d'une grande fragilité.

Echouant à politiser les conflits du travail, le gauchisme n'avait pas réussi après 1968 son passage de l' usine à la sphère du pouvoir, et se repliait sur l'extra-travail, le quotidien (VLR et son journal Ce que nous voulons: Tout !). Après 1972, la politique déclina et les divers néo-réformismes de la vie quotidienne s'épanouirent. Face aux gauchistes spécialistes du pouvoir, ces mouvements, en un sens, posaient de vrais problèmes. Mais chacun s'enlisait dans sa spécialité. Par rapport à eux, le milieu "communiste" n'avait à opposer qu'un point de vue global qui apparaissait comme son contraire: comme un discours politique de plus, un point de vue particulier de plus, mais, au contraire des autres, absolument inopérant. Toute critique partielle était fausse, la critique globale sans point d'application.

L'affaire Puig Antich

En Espagne, dans les dernières années du franquisme, un mouvement social renaissait. Des grèves se succédaient, que la répression ne faisait que durcir. A l'instar de ce qui s'était passé en France, le besoin d'une théorie de la révolution pour notre époque suscitait un regain d'intérêt pour le passé révolutionnaire, I'Espagne de 36-39, mai 37 à Barcelone et aussi les ancêtres allemands et italiens. Mais cet effort théorique était concomitant avec une lutte armée suscitée par la rencontre de la violence étatique et de l'impatience révolutionnaire. L'opposition de larges fractions de la population à une dictature inadaptée au capitalisme moderne alimentait chez nombre de révolutionnaires la croyance en la vertu de l'exemple ou en la nécessité de créer un "foyer" autour duquel se concentreraient les énergies prolétariennes.

Les camarades avec lesquels nous étions en relation étaient engagés dans un double processus de clarification et de confusion. La VT était en contact depuis plusieurs années avec un groupe qui avait donné naissance au Mouvement de Libération Ibérique, qui avait publié Notes pour une analyse de la révolution russe (texte ultra-gauche de 1967} et bien d'autres textes faits par des gens proches de la VT ou l'ayant fréquentée. Le MIL possédait la double structure qu'on trouve généralement dans les organes cherchant à remplacer I'Etat (comme l'IRA ou l'ETA): une branche politique et une autre militaire. La première appuyait des grèves, publiait des textes, etc., la deuxième pratiquait braquages et attentats .

Une erreur fondamentale de la VT et du MC fut de ne pas davantage clarifier leurs relations avec les groupes rencontrés, et particulièrement avec les groupes étrangers. On discutait, on critiquait les erreurs, mais si cette critique était acceptée (souvent en paroles seulement), un accord formel scellait une collaboration qui laissait dans l'ombre des positions inacceptables. Le critère antistalinien, par exemple, nous entraîna à diffuser des tracts démocratiques sur la Tchécoslovaquie en 1970. On entretint longtemps des rapports peu critiques avec un petit parti mexicain dont il s'avéra qu'il participait parfois aux élections.

On connaissait les actions illégales du MIL. On ne l'avait pas assez formellement mis en garde contre le processus dans lequel la pratique le plaçait, contre la transformation de ses membres en révolutionnaires professionnels, incapables de vivre autrement que de braquages, de plus en plus déconnectés du mouvement social, et utilisant les idées communistes comme idéologie, justification d'une activité ressemblant trop à celle des groupes léninistes .

Puig Antich, qui souhaitait arrêter l'action armée et convaincre les autres de l'imiter fut arrêté avec plusieurs membres du MIL en octobre 1973. Ils risquaient la mort. Des membres du MIL vinrent demander au MC d'aider à briser le mur de silence qui avait entouré cette arrestation, et à éviter un procès expéditif et des condamnations dans l'indifférence générale.

Deux types d'action furent menés parallèlement. D'une part, on s'efforça de combattre la version de l'Etat espagnol qui présentait Puig et ses camarades comme des gangsters: cette lutte prit la forme du comité Vidal-Naquet (comité classique de personnalités démocrates). D'autre part, il fallait dire ce que nous pensions de l'affaire en tant que révolutionnaires (ce fut, entre autres, le n·6 du Mouvement Communiste ). P. Guillaume, qui déclara quatre mois plus tard qu'il ne considérait pas ce numéro comme un bon texte, se consacra presque exclusivement à contacter des personnalités, des journalistes pour faire pression sur Franco. Il y eut vite scission entre les deux activités. Pouvait-il en être autrement?

Le milieu révolutionnaire, en tout cas, nous attaqua (Négation, Révolution Internationale), ou resta indifférent (GLAT). On accusa le Mouvement Communiste de mettre un pied dans l'antifascisme. Le Fléau Social, venu du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire et ayant rompu avec lui, fut le seul groupe organisé à nous soutenir.

Puig Antich fut exécuté, sans doute principalement du fait de l'attentat réussi de l'ETA contre Carrero Blanco, le premier ministre d'alors. Mais même s'il avait vécu, le bilan de l'affaire eût été fondamentalement négatif: le MC avait échoué à clarifier la question de la violence et de la solidarité révolutionnaire, il avait échoué à faire comprendre son point de vue aux révolutionnaires français et espagnols.

Les révolutionnaires n'ont pas besoin de martyrs. Le communisme est aussi fait de solidarité spontanée. Notre activité inclut une fraternité sans laquelle elle perd son contenu. Nous ne sommes pas une armée qui déplace des pions: cela demeure vrai jusque dans les phases militaires d'une révolution .

Cependant, comme nous l'avons déjà dit (voir: Pour un monde sans morale), la survie biologique n'est pas pour nous une valeur absolue. Dans l'élan d'une insurrection, la notion de sacrifice perd tout sens car les insurgés se portent d'eux-mêmes au devant du danger. Mais en dehors d'une période d'affrontement massif? Comment manifester notre solidarité à un révolutionnaire menacé de mort sans dénaturer le sens de son action? Il n'y a pas de réponse précise à cette question. On peut seulement énoncer quelques principes simples.

Il n'existe pas de pureté révolutionnaire que la plus petite compromission souillerait irrémédiablement. Puig Antich préférait être sauvé par des interventions bourgeoises plutôt que de mourir dans la "pureté révolutionnaire". Que des démocrates bourgeois intervinssent pour lui sauver la vie, nul dans nos rangs n'aurait songé à s'y opposer. Mais toute la question était de savoir comment susciter de telles interventions. Il faut prendre au mot la démocratie et faire en sorte que les démocrates fassent leur travail sans dissimuler ce que nous pensons de la version démocratique du capitalisme: plus facile à dire qu'à faire. Les révolutionnaires ne peuvent faire bouger l'opinion publique, car dès l'instant où l'on se place sur son terrain, on cesse d'être révolutionnaire. On peut écrire dans un journal pour exercer une pression au profit de quelqu'un, jamais pour faire passer des positions de fond.

Nous n'avons pas le culte du héros et si un camarade se reniait au moment du danger, nous ne le jugerions pas davantage que tous les prolétaires qui "acceptent" chaque jour de se soumettre à la dictature du salariat. Simplement, il tomberait en dehors de notre activité commune. Dans le cas de Puig, c'était une chose de contacter telle ou telle personnalité pour lui exposer la vérité, c'en était une autre de constituer un comité qui devait inévitablement vivre sa vie de comité, mener une existence propre, franchir une limite au-delà de laquelle la logique démocratique l'emportait sur tout le reste. S'il ne recherche pas la mort et s'il n'hésite pas à profiter des contradictions de l'ennemi (en l'occurrence, la lutte entre démocratie et dictature) le radical en guerre contre l'ordre social ne peut faire tout à coup comme s'il ne jouait plus, simplement parce qu'il risque de perdre la vie, sous peine d'ôter toute portée à ses actes.

Il y avait une ambiguité fondamentale à se battre pour qu'on épargne Puig et ses camarades en essayant de les faire reconnaître comme des politiques et en refusant l'étiquette "gangster": c'était vouloir substituer une étiquette à une autre, et si Puig était radical, il ne pouvait guère se reconnaître dans un statut de prisonnier "politique", statut que nous avions reproché aux maoistes français de réclamer. Quitte à se battre sur le terrain de la démocratie, le minimum aurait peut-être été de proclamer que nous ne dissocions pas le cas de Puig de celui des autres condamnés à mort du franquisme. Et de fait, Franco fit exécuter en même temps que Puig un "droit commun", pour faire bonne mesure. Le malheureux, plus encore que Puig, fut le dindon de cette sinistre farce.

Le manque de clarté sur ce point n'était qu'une parmi toute une série d'erreurs. Erreur du court texte initial écrit par P. Guillaume et approuvé par le MC, présentant l'affaire aux journaux dans une version à mi-chemin de nos positions et de ce qu'il fallait dire pour être recevable. Erreur d'un n·6 insuffisant, justifiant la violence du MIL par le contexte espagnol, critiquant seulement le dérapage de cette violence, alors que c'était toute la "lutte armée" du MIL qui était fautive. Erreur surtout de notre présence dans ou derrière le comité Vidal-Naquet.

Le n·6 du MC fut le dernier. La lamentable affaire espagnole, dans laquelle il avait perdu sur tous les tableaux, révélait la faiblesse du MC, encore aggravée par le fait qu'il ne dressa pas le bilan de son activité. La brochure de G. Dauvé, Violence et solidarité révolutionnaire (1974), s'efforçait de faire le point. Les critiques qu'elles contenaient ne furent jamais discutées entre les ex-"membres" du MC. Ce texte n'était que relativement satisfaisant, car il ne s'attaquait pas au principe même de l'action dans le comité Vidal-Naquet. Il se concluait par le programme suivant:

"1. Constater la non-communauté (au moins provisoire) avec toutes sortes de gens (...).

2. Refuser de cautionner des suicides collectifs. En pratique, rompre, non pas obligatoirement avec ceux qui font une analyse différente de la violence, mais par principe avec tous ceux qui sont incapables de donner une définition claire de leur propre usage de la violence.

3. Reprendre la théorie, en développant, comme on peut, liens et contacts.

4. En particulier, reprendre l'analyse du mouvement communiste actuel. On déplacerait le problème en le centrant sur les groupes qui ont failli (...). L'important est de voir de quoi ces faillites sont le signe et le produit."

Seuls les deux premiers points ont été réalisés les années suivantes. La Banquise s'efforce d'appliquer les deux derniers, mutatis mutandis.

Le manque de ligne générale, aussi bien que le défaut d'approfondissement des principes d'une action révolutionnaire s'étaient traduits en 1972 et avant par une agitation désordonnée. En 1973, lorsque le MC se trouva confronté à une question de vie ou de mort, ces lacunes se révélèrent fatales. Les liens entre les gens qui avaient produit le MC se distendirent. Si l'action de ce dernier groupe fut critiquable, l'inertie du milieu révolutionnaire confronté à l'affaire espagnole ne valait pas mieux. L'incapacité de ce milieu à prendre une position commune sur la question, à conduire une action collective qui aurait pu aussi bien se résumer à la diffusion de textes, cette incapacité ne fut pas pour rien dans la dérive terroriste qui prit la forme des GARI.

Crise et autonomie

La crise économique n'a que trop servi à expliquer tout et n'importe quoi. L'adhésion ouvrière au capitalisme a été successivement expliquée par la prospérité (la carotte des augmentations de salaire) et par la dépression (le bâton du chômage). Dans notre courant, certains ont cru que la crise ne pourrait qu'"attiser" la subversion prolétarienne surgie autour de 1968. Non pas parce que la misère pousserait les prolétaires à se révolter, mais parce que la crise "montre la fragilité du système et multiplie les occasions d'intervention du prolétariat" (King Kong International, n·1, 1976, p. 3).

Nous ne disons ni "vive la crise!" ni ne faisons des "adieux" prématurés au capital et au prolétariat. Certains se laissent obnubiler par la crise et surveillent la baisse du taux de profit, comme si au-delà d'un seuil critique elle devait entraîner nécessairement une explosion sociale. Or, la question des crises n'est pas une question économique, et la baisse du taux de profit est seulement l'indice de la crise d'une relation sociale. Aussi, quand le marxisme, adoptant un point de vue capitaliste, se demande si les usines vont ou non fermer, il dépouille la crise de sa portée sociale.

Dans la IIe comme dans la IIIe Internationale, on a presque toujours conçu la lutte de classe comme extérieure à la crise. Dans cette conception, lorsque l'économie entre en crise, elle met les prolétaires en mouvement, et ce qu'ils font alors est sans rapport avec leur être dans le salariat. Pour le communisme théorique, la société est une, et la lutte de classe, même réformiste, contribue à la crise, dans laquelle le prolétariat peut ou non faire éclater le rapport social qu'il constitue.

"[...] Ceux qui tablent sur une crise de surproduction avec son cortège de dizaines de millions de chômeurs dans chaque pays, pour que se produise ce qu'ils appellent "la prise de conscience du prolétariat", se trompent très dangereusement [...]. Les masses de chômeurs chercheront du travail et rien que du travail, ce qu'il faut pour rétablir le circuit venimeux de la marchandise [...]. Certes, Lénine, Trotsky et même Marx, ont cru parfois déceler des possibilités révolutionnaires dans les coutumières crises cycliques, sans jamais les considérer indispensables. La réalité a été à l'encontre de l'espoir, très nettement pendant la dernière vraie crise (1929-33) [...] les problèmes concrets de la révolution communiste ne se dessinaient pas comme aujourd'hui, nettement, à travers tous les rapports du capitalisme, éprouvés de plus en plus comme autant de contraintes insupportables et inutiles. C'est à partir de là, et non pas de la panne des fonctions économiques que le prolétariat doit s'organiser contre le système."

"Miser sur la crise de surproduction est refuser de se battre sur un autre terrain que le plus avantageux à l'ennemi [...]. Les actions de classe qui réveilleront la conscience révolutionnaire chez des dizaines de milliers de travailleurs, puis chez des centaines de millions, devront être entreprises à partir des conditions de travail, non de chômage, à partir des conditions politiques et des conditions de vie sous leurs multiples aspects [...]. La pratique révolutionnaire à l'heure actuelle prend son point de départ dans la négation de tous les aspects fonctionnels du capitalisme, et doit opposer à chacun de ses problèmes les solutions de la révolution communiste. Aussi longtemps qu'une fraction au moins de la classe ouvrière n'entreprendra pas ce type de luttes, quelle que soit la conjoncture capitaliste il pourrait y avoir une crise dix fois plus forte que la dernière, que la conscience révolutionnaire reculerait encore. Car, en dehors de la lutte pour changer les structures et superstructures devenus réactionnaires, étouffantes même lorsqu'elles fonctionnent dans les meilleures conditions, il ne peut y avoir conscience, ni parmi le prolétariat, ni chez les révolutionnaires.

Ce qui doit servir de réactif à la classe ouvrière, ce n'est pas l'accident d ' une grande crise de surproduction qui ferait regretter les 10 ou 12 heures de corvées à l'usine ou au bureau, mais la crise du système de travail et d'association capitaliste, qui, elle, est permanente, ne connaît pas de frontières, et s'aggrave même avec une croissance optimale du système. Ses funestes effets n'épargnent ni les zones industrialisées, ni les arriérées, la Russie et ses satellites pas plus que les Etats-Unis. C'est là le plus important atout du prolétariat mondial. Il s'en rendra mieux compte dans des conditions "normales", où la réalité n'apparaît pas masquée par une situation de famine." (Munis, pp 96 et 97).

Le facteur décisif n'est jamais l'essor ou le blocage de la croissance, mais la configuration des forces sociales en présence. En 1917-21, l'attaque prolétarienne démarra sur une crise politique et économique. Après 1929, malgré l'arrêt de l'expansion (d'ailleurs partielle) des années 20, le rapport de force penchait lourdement du côté du capital, des bourgeoisies occidentales comme de la contre-révolution en URSS. Alors qu'en 1917-21 le prolétariat avait profité (mal, mais tout de même...) des contrastes politico-sociaux, en 1929, il était dans l'incapacité de tirer parti de la dépression. Lorsqu'éclata la crise de 1929, la vague principale de l'assaut prolétarien avait déjà déferlé et, à l'échelle de la planète, le prolétariat était battu. Tel n'est pas le cas aujourd'hui. Pourtant, la thèse de Munis semble garder toute sa valeur, comme le montre le comportement des prolétaires depuis 1974.

Cette année-là apparut au grand jour une crise qui depuis n'a cessé de s'approfondir. Elle s'attaque aux prolétaires directement -- leur pouvoir d'achat baissant de 10% aux Etats-Unis en 1979 et 1980, et indirectement -- le chômage leur rendant plus vive la concurrence avec les enfants des classes moyennes pour l'accession aux postes de petits employés. Contrairement aux années 60, le noyau jusque-là protégé des salariés (le travailleur adulte, masculin et national, c'est-à-dire le qualifié ou le syndiqué, ou les deux) voit ses avantages rognés. Il fait à son tour l'expérience du travail précaire. La bourgeoisie ébranle ses points d'appui en milieu ouvrier, elle rationalise la production en éliminant les moins productifs et en laissant se dégrader les services sociaux. Dans un premier temps, elle tente de relever les cadences pour rattraper la perte de productivité, ce qui déclenche les nombreuses grèves sauvages du début des années 70. Elle s'efforce désormais de restructurer la production en profondeur. Depuis sept ans, les travailleurs mènent une action défensive qui remporte le plus souvent un demi-succès. Ni le capital ni le travail ne s'imposent, le second réagissant aux coups du premier. La capacité du système à amortir les coups est frappante.

L'enjeu immédiat des luttes ouvrières est le plus souvent de conserver un salaire intact et un emploi. Lip est l'exemple le plus fameux du phénomène caractéristique de la période: la défense communautaire contre les fermetures d'usine. De telles luttes, qui constituent les travailleurs en communautés d'entreprise et les y enferment, étaient apparues avant Lip, dans le textile par exemple, et ne sont cantonnées ni à la France ni à l'Europe: le Japon aussi connaît de nombreux mouvements comparables.

A l'inverse de ce que croient ou disent les ouvriers de ces work-in, du moins de ceux qu'on connaît, ils ne cherchent pas à produire autrement tout en restant salariés, ils sont d'abord en quête d'une entreprise: ils deviennent leur propre patron en attendant d'en trouver un vrai.

Ces mouvements naissent en réaction à la réorganisation industrielle. Il est arrivé que des ouvriers, à l'instar des métallurgistes du Bade-Wurtemberg en 1978, fassent payer au capital leur déclassification, les patrons s'engageant à garantir aux salariés touchés par l'évolution technologique un emploi équivalent et leur paie antérieure. Obtenu par 16 jours de grèves et 13 de lock-out pour 240.000 salariés, cet accord concerne 40% des métallurgistes allemands. Mais de tels aménagements sont l'exception. Pour l'instant, la réorganisation est encore dans les limbes et autant on connaît les projets et débuts de réalisation en robotique, autant on ignore le rythme de son introduction. La question est bien loin d'être purement technologique: le degré et la rapidité de la robotisation, les formes prises par les investissements et l'innovation dépendent des relations entre les classes. D'une manière générale, il semble que le capital ne peut plus recycler les exclus de l'industrie comme il recycla autrefois les exclus des campagnes.

On s'aperçoit mieux que la chute de la rentabilité découle des contraintes que fait peser la parcellarisation excessive du travail sur la valorisation, et des contraintes de la reproduction de toutes les conditions de vie par le capital, car cette production inclut des services qui ne sont pas reproductibles comme des objets de consommation faits en série. Dans les services collectifs, la productivité ne peut être celle de l'industrie. Et si l'Etat les prend en charge, c'est au détriment de la collectivité capitaliste.

L'une des solutions serait de passer du système des machines au système automatique, qui a sa cohérence interne (feedback, autorégulation, programmation et non simple exécution d'ordres donnés). Les machines sont asservies, c'est-à-dire réglées entre elles, l'objectif étant de réaliser un auto-contrôle. Il s'agit moins de se passer de l'homme que de le rendre plus productif. On le surveille mieux, mais surtout on l'organisera de façon à ce que le travail, même sans surveillance, ne puisse qu'être bien fait, la contrainte machinique y suffisant.

C'est bien un autre visage de l'utopie capitaliste. Quand "l'enrichissement des tâches" était censé remédier au "travail en miettes"(G. Friedmann) de l'OS, on a exagéré la portée de l'expérience Volvo, qui donna des effets sociaux et économiques médiocres. Avec ou sans le renfort de l'électronique, l'auto-exploitation prolétarienne ne sera jamais un phénomène massif.

Jusqu'à présent, il ne semble pas que le capital soit apte à dégager et installer les investissements énormes nécessaires à cette restructuration. Une dévalorisation générale, dans une secousse sociale dont on ne peut prévoir la forme, les rendrait plus aisés. La dévalorisation apportée par une crise est plus qu'un fait économique, c'est une redistribution des cartes au sein de la bourgeoisie et une réorganisation politique, de nouvelles formes de pouvoir, de nouvelles médiations travail-capital, comme on le vit à la faveur du double choc de 1914-18, puis de 1939-45.

Du point de vue des travailleurs, l'enjeu, comme au moment de l'instauration de l'OST, n'est pas uniquement l'emploi et la rémunération. Il s'agit de la transformation du travail, que l'évolution capitaliste voudrait plus rythmé par l'entreprise, mieux contrôlé. Tout travail simple peut être automatisé. Le choix est social: faut-il transférer un poste de travail dans un pays à main-d'oeuvre bon marché? Mais alors, que faire des chômeurs ainsi produits dans le pays industriel avancé? Ou bien, va-t-on robotiser l'usine? Mais comment réagir à ce que les salariés vont exiger? En 1974, les OS de l'automobile française, immigrés de fraîche date, avançaient des revendications classiques. En 1983, les OS peintres de Renault, souvent immigrés de la seconde génération et désireux de demeurer en France, dans l'entreprise, ont lutté dans un atelier menacé d'automatisation, pour obtenir le statut d'OP qui garantit un recyclage après la modernisation de l'atelier. Vivant des divisions matérielles, les syndicats hésitent à les soutenir mais ne peuvent non plus les ignorer.

Nés des ratés de la croissance, les "nouveaux mouvements sociaux" ont prospéré avec la récession, qui suscite des difficultés dans tous les domaines: logement, transports, loisirs, etc. Une partie des usagers prennent eux-mêmes en charge les secteurs qui fonctionnent trop mal. Une frange d'entre eux se radicalise, notamment dans la violence .

Cette radicalisation d'une marge s'inscrit dans ce qui est le seul vrai produit social de la crise: le phénomène autonome. On l'a vu, aucun organe ouvrier de masse n'est né depuis 1968 ni depuis 1974. Les gauchistes s'y sont pourtant essayés, avec une belle constance! Périodiquement, il naît des organes ouvriers, et pas seulement en France, mais ils ne dépassent jamais le niveau local. Il n'y a plus de place pour une sorte d'anarcho-syndicalisme ou d'lWW. L'autonomie, au sens où nous l'employons ici, c'est la manifestation d'Overney à la dimension d'un mouvement social. Cette manifestation avait concrétisé le profond ressentiment de fractions actives de la population contre l'ordre social, contre la politique traditionnelle et contre les appareils. Un tel ressentiment, répandu un peu partout en Occident, a pu prendre deux formes opposées: celle du mouvement "alternatif", condamné à se mettre à la remorque des appareils, ou à en créer de nouveaux, pour servir de stimulant au réformisme d'Etat, et celle du terrorisme, qui se confond rapidement avec un néo-léninisme, va ou retourne au tiers-mondisme, au mao-populisme. Contre ces deux tentations, et sans cesse menacée de céder à l'une ou à l'autre, l'autonomie fut l'expression du ressentiment antipolitique et anticapitaliste, porté par des couches plus ou moins marginalisées suivant les pays.

Ce n'est pas un hasard si l'autonomie a tant proliféré en Italie. En raison des particularités de la formation de l'unité nationale, l'Etat italien est moins présent, de manière moins directe qu'en France, dans une vie sociale et politique moins centralisée . S'il existe en Italie un fort secteur nationalisé, ses unités sont devenues des fiefs échappant à l'Etat. L'économie italienne affronte la crise en s'appuyant sur l'initiative d'entreprises privées et même d'entrepreneurs sauvages, dans la sidérurgie (région de Brescia) comme dans le textile. Les exportations italiennes bénéficient de la surexploitation d'un prolétariat employé dans un secteur semi-légal de petites firmes. On estimait en 1979 que 13.000 entreprises textiles, avec un personnel moyen de cinq salariés, avaient exporté autant que les quatre grandes entreprises françaises de l'armement.

La stratégie étatique italienne consiste à ne rien contrôler dans le détail pour mieux garder la maîtrise de l'ensemble. Depuis 1969, la société italienne a implosé, créant des vides où l'initiative, échappant aux forces centrales de l'ordre établi, revient à une multitude de groupes et de tendances. Il en va ainsi dans tous les domaines: en économie, dans les médias (prolifération des radios et télés privées), en politique (complots, terrorisme, autonomie, etc.). L'autonomie s'est frayée sa voie dans une société en proie à une sorte de guerre civile froide entre des tendances centrifuges que les forces conservatrices du capital s'emploient à jouer les unes contre autres. La contestation mine la cohésion sociale sans pour autant rien modifier -- pour le moment -- l'essentiel. Il fallait mal connaître la nature de l'Etat pour voir, comme l'on fait les situationnistes, l'imminence de la révolution dans la société italienne. Mais on serait myope si l'on n'y voyait que confusion.

Il est vrai que la violence a souvent comblé un vide et qu'à l'instar du Mai français, la phrase a souvent remplacé l'acte. Mais la "lutte armée" suicidaire ou manipulée fut l'aspect autonomisé d'une violence née dans des usines ou dans des villes où les prolétaires répondaient à la pression patronale et étatique et à l'encadrement syndical par des incendies, des sabotages, des bombes. De plus en plus isolés de la majorité des ouvriers, ils ont été conduits à se donner de plus en plus en "exemple" à la masse pour la pousser à la lutte .

Là où il n'y a plus que la violence, elle est le signe d'un échec. Un mouvement prolétarien peut s'en prendre aux chefs ou aux machines, ponctuellement ou dans une insurrection. En érigeant la violence en système, en prétendant en faire l'âme d'une stratégie aussi illusoire que toute stratégie extérieure au mouvement social, le terrorisme se substitue à ce dernier. La violence se borne à approfondir la crise politique et transforme les prolétaires en spectateurs d'un match qui ne les concerne plus.

L'autonomie italienne fut aussi la réaction de couches salariées nouvelles, ni ouvriers d'usine, ni employés traditionnels, délaissés par les syndicats parce que trop instables pour se laisser organiser par eux.

Un tel mélange a engendré une nouvelle forme d'anarchisme, couplé parfois à une reprise des gauches communistes. Les autonomes agissent en anarchistes en se dressant contre l'autorité par la pratique, non par l'utopie.

A son origine, l'autonomie italienne est un phénomène plus vaste que le gauchisme français, le produit d'une violence ouvrière plus virulente, d'un rejet social plus ample qu'en France. L'autonomie ouvrière est un effet de la crise, non sa solution. De nombreux prolétaires ne veulent plus des syndicats sans faire ce qui les débarrasserait des syndicats. C'est le refus de la politique sans pouvoir ni vouloir communiser le monde. Car si on le faisait, on ne parlerait plus d'autonomie, on agirait forcément de façon autonome par rapport à tous les appareils, mais en les rendant inutiles, en détruisant ce qui leur donne une base et une fonction sociales. L'"autonomie" en tant que telle est le fait d'un prolétariat qui fait sécession, qui s'écarte (provisoirement) de la norme, sans pouvoir tout let se) bouleverser. Théoriser cet écart, c'est justifier un manque, faire passer une insuffisance pour son remède.

Après 1969, qui voit la première grève générale unitaire à but social (le logement), c'est l'action ouvrière qui oblige les syndicats à l'unité. Les centrales syndicales ne peuvent pas fonctionner comme structures autoritaires. Encore moins que les partis, elles ne peuvent être un appareil s'imposant aux salariés. Le syndicat doit être perméable à l'autonomie ouvrière et s'en nourrir. Quant aux nombreux organes autonomes ouvriers surgis depuis une dizaine d'années, et pas seulement en Italie, ils forment une structure autre, fondée sur une autre rationalité que la négociation syndicale, mais plongée malgré tout dans l'organisation capitaliste du travail. Il n'y a pas de séparation évidente entre revendiquer des avantages dans son travail et participer à l'organisation de ce travail. L'un conduit à l'autre. Demander un droit de regard sur les conditions de travail et de salaire, c'est commencer à organiser le travail. De même les "droits" ouvriers (réunion, communication, affichage...) deviennent des droits syndicaux.

Ces organes ouvriers autonomes ne peuvent donc, en tant que tels, et tant qu'ils demeurent sur le terrain revendicatif, proposer une alternative révolutionnaire. Ils sont le lieu de l'expérience prolétarienne à condition de quitter le terrain qui leur a donné naissance. Or, inévitablement, la plupart s ' en tiennent à vouloir défendre les salariés, mieux que les organismes officiels. Par conséquent, ce ne sont pas des structures potentiellement révolutionnaires, ni d'ailleurs assimilables telles quelles par les institutions, car leur anti-hiérarchisme, leur basisme sont incompatibles avec l'ordre social, y compris syndical. Mais les institutions peuvent en digérer des morceaux.

Après le choc de 1969-70, les syndicats ont en effet tenté de se rénover par des structures démocratiques et un "pouvoir syndical" dans l'entreprise. Leurs initiatives sont battues en brèche en 1977, et le chef de la CGIL est expulsé de force de l'université où il tenait un meeting. Mais l'autonomie, se figeant dans une situation bloquée, renouvelle les erreurs conseillistes de 1969-70. Elle ne peut être que l'auto-organisation d'une fraction de la société, tenue à l'écart, et qui prend directement en mains certains aspects de sa vie (squatterisation, autoréduction de charges trop lourdes). Or, se portant sur le terrain social, sans liaison réelle entre la production et l'espace extra-production, les luttes s'y heurtent aux mêmes problèmes et reproduisent les contradictions des luttes classiques de l'usine. Les énergies dépensées se dispersent et se perdent sur le lieu d'une économie qui n'est pas remise en cause.

Dans les pays plus avancés dans le capitalisme, il y a moins de demi-solution. Les mouvements "parallèles" américain, allemand de l'ouest, hollandais, voire danois, ont donné le jour à une vraie marginalité organisée, palliant les carences du capital normal par un capital marginal. Là, à la différence de la France et de l'Italie, la crise de l'Organisation Scientifique du Travail n'a pas coincidé avec sa mise en place définitive. E-U et RFA ont donc connu le ghetto-marginal, là où l'Italie, sous la forme de l'autonomie, engendrait un mouvement confusément radical.

L'autonomie italienne a été la pointe la plus extrême d'un gauchisme plus social et moins politique qu'en France. (De même le PCI est de longue date plus "ouvert" que le PCF: il a annoncé il y a près de dix ans ce que fait aujourd'hui la gauche, déclarant en 1974 accepter l'austérité à condition qu'elle serve des réformes de structure.) Le gauchisme italien a bénéficié d'un renouveau intellectuel dans les années 60, au moment où la France subissait le structuralisme et, dans la foulée, Althusser, etc.

Après 1969, Potere Operaio voulait apporter une organisation à un mouvement double (ouvrier et étudiant) de travailleurs déqualifiés revendiquant un être collectif et prenant le pouvoir politique, non pour gérer la production, ou l'humaniser, mais afin de changer toute la société. Il y avait là la compréhension de ce que la révolution n'est pas d'abord un problème ouvrier, mais dans une perspective encore classiste-sociologique. Au lieu d'une classe ouvrière au sens habituel, on fait en sorte que beaucoup de monde se retrouve dans "la classe". Cette tendance à un refus de l'idéologie du travail, même exprimée à l'intérieur d'une vision politique, était sans doute le maximum auquel pouvait se hisser le gauchisme.

C'était aussi un effort pour réunifier les prolétaires, par le retour au conseil (Gramsci aidant) et à l'unité de la classe. Partant de la réalité nouvelle (en fait analysée par Marx, mais perçue comme nouvelle) du travailleur collectivement producteur de plus-value, Tronti et Negri ont parlé d'ouvrier-masse, d'ouvrier collectif, c'est-à-dire d'une union par le processus de travail, quand il faudrait au contraire sortir de la pure et simple défense de la condition prolétarienne.

La proposition d'un salaire garanti à chacun, travailleur occupé ou chômeur, femme au foyer, étudiant, marginal, ambitionnait de solidariser lés couches laborieuses: en fait tout le monde, à part une minorité de bourgeois et de cadres. Ce salaire dit "politique" correspondait à l'exigence concrète de suppression des zones de salaires en Italie, et d'augmentations uniformes de salaires. Il s'agissait ni plus ni moins de créer un prolétariat par la salarisation universelle. La plate-forme autonome choisissait pour horizon théorique une utopie capitaliste. Son égalitarisme, à la fois uniformisation de la condition prolétarienne, et solidarisation, était en quête d'une unification qui ne pourra se faire que dans la révolution, sur des objectifs communistes.

En France, l'autonomie fut surtout le fait d'une frange de jeunes hors-travail, ce qui à nos yeux ne suffit certes pas à la condamner. Le prolétariat se constitue aussi à partir des chômeurs plus ou moins volontaires, des travailleurs intérimaires, des petits délinquants, des intellectuels déclassés. La force et la radicalité d'un mouvement prolétarien se reconnaîtra entre autres au fait qu'il intégrera les exclus du salariat, ce qui l'aidera à ne pas s'enfermer dans la limite des entreprises. Mais, en France bien plus qu'en Italie, l'autonomie qui s'est revendiquée comme telle a dans la pratique tout axé sur la violence de la marge. Les autonomes étaient à juste titre dégoûtés de la politique, de la gauche et des gauchistes. Ils avaient raison de refuser de jouer le jeu d'une démocratie qui est la meilleure garante de la paix civile. Mais ils ont sombré dans le fétichisme de la violence et de l'illégalité. Ni l'une ni l'autre ne sont des critères absolus de radicalité, et elles ne peuvent pas non plus transformer en acte subversif ce qui ne l'est pas. La pratique du débordement de manif, si elle correspond à un élan massif contre les appareils, est une critique en acte de la politique. Quand elle se systématise au point de devenir à elle-même son propre but, elle est aussi dérisoire et impuissante qu'une manif traîne savate. Ainsi le vit-on dans les manifs anti-nucléaires comme celle de Malville {1977). A la majorité d'écologistes pacifiques, se juxtaposait une minorité décidée à se battre, qui surajoutait sa violence à une manifestation globalement réformiste. Les occupations d'appartements s'attaquent à l'un des aspects importants de l'organisation capitaliste de la vie. Réduites à la constitution de ghettos, elles sombrent dans la marge, quelle que soit la violence verbale ou physique dont font montre les occupants.

Le 23 mars 1979, quand les sidérurgistes lorrains condamnés au chômage par la restructuration vinrent manifester dans Paris à l'appel de leurs syndicats, ce qui se passa dans les rues résume fort bien la situation des dernières années: limites des luttes ouvrières, violence impuissante des autonomes, inexistence publique du courant révolutionnaire. Bon nombre de sidérurgistes étaient venus pour en découdre, et s'étaient équipés en conséquence. Ce qu'ils n'avaient pu faire dans leur ville industrielle, c'est-à-dire dépasser la condition prolétarienne, ils le remplaçaient par une exaltation destructrice. Une radicalité ouvrière s'affirmait. Il ne s'agissait pas simplement de défense de l'emploi. Le saccage du centre marchand et financier de Paris et la recherche de l'affrontement avec la police exprimait l'hostilité à tout un système. Il y a une différence qualitative entre s'insurger dans sa ville, "chez soi", et porter cette contestation au coeur géographique du capital national.

Les syndicats furent débordés, mais non remis en cause. Ils avaient gardé la maîtrise de l'organisation matérielle de la manif et s'employèrent à limiter la casse et les contacts entre ouvriers et autonomes. Ces derniers, qui participèrent activement aux affrontements avec la police et aux saccages, étaient incapables d'un autre lien, d'une autre pratique commune avec les ouvriers, que le "baston". Aucun projet social, nul balbutiement théorique n'animaient ces bagarres. La caractéristique du mouvement apparu vers 1968 persistait. Il était essentiellement négatif, ne se donnait pas d'objectif concret, il ne comprenait pas encore dans et par sa pratique que la destruction du capitalisme inclut obligatoirement des mesures positives de transformation sociale. Il aurait été utile que nous intervenions le 23 mars 1979, sur nos propres bases. Nous ne pouvions certes pas à nous seuls abolir les limites de cette agitation, encore moins lui donner un programme dont elle n'était pas porteuse. C'eût été verser dans le gauchisme, c'est-à-dire dans la gestion des luttes des autres -- ce qu'ont tenté de faire les idéologues de l'autonomie, en France comme en Italie. La diffusion de nos thèses durant cette journée de colère n'aurait pas eu d'effets visibles immédiats, mais il n'est pas douteux qu'elle nous aurait permis de nouer des liens et qu'elle aurait laissé des traces. Entre 1968 et 1973, il avait existé en France un courant révolutionnaire assez homogène pour se mobiliser quand c'était nécessaire, sans s'arrêter aux délimitations de groupes. En 1977, une partie de ce courant, issue de la VT et de ses environs, avaient encore su se regrouper pour intervenir dans l'affaire Baader. En 1979, ce courant était trop désarticulé pour intervenir de manière unitaire. Il garda le silence -- ou fut extrêmement discret.

Dans un mouvement social, l'absence de projet n'est pas à déplorer parce qu'il faudrait que tout geste subversif s'accompagne de son explication théorique, et que chacun soit à même de définir le communisme. C'est la situation du prolétariat qui déclenche son action, et la conscience n'apparaît que comme conscience de l'acte, non avant. Comme idéologie, l'autonomie est aujourd'hui à peu près morte. Mais les pratiques que les idéologues autonomes avaient voulu organiser subsistent, de façon plus diffuse. La volonté de refuser le vieux monde dans tous les moments de la vie, isolée d'un mouvement social, verse immanquablement dans l'un ou l'autre des travers énoncés plus haut -- la marge plus ou moins clochardisée ou le terrorisme, ou dans leur synthèse: la délinquance à justification politique. Nous ne prétendrons pas critiquer la manière dont se débrouillent pour survivre ceux qui ont en commun avec nous le refus du vieux monde, et la volonté de vivre ce refus dès à présent dans la pratique, autant que faire se peut. Mais des pratiques qui ignorent le mouvement social qui les a produites se condamnent à foncer dans le brouillard, vers le réformisme ou le suicide. S'il est exact que la politique et le militantisme se nourrissent de théorie dégradée en idéologie, le refus pur et simple de la théorie revient à se perdre dans l'immédiat c'est-à-dire à se soumettre au capital qui l'organise, ou à mourir. "Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire"...

Le surgissement autonome fut le fruit d'une crise sociale encore insoluble, pour le capital comme pour le prolétariat. Il a confirmé l'existence, dans les usines et ailleurs, d'une faible minorité résolue et prête à agir. Mais à agir pour quoi? Ici la carence théorique est grave. Les autonomes ont souffert à un stade aigu d'une maladie récurrente en milieu révolutionnaire: la démangeaison activiste. Durutti aussi avait voulu agir sans s'embarrasser de bavardages intellectuels. Mais, malgré le mythe entretenu sur lui par les anarchistes, par l'IS et par tant d'autres jusque dans la musique rock, on ne doit pas perdre de vue l'essentiel: son besoin d'agir le mit au service de l'Etat républicain contre une forme étatique rivale. Si la conscience ne précède pas l'action, elle en est un moment indispensable.

Dans un autre registre, l'évolution du GLAT témoigne aussi de la crise de la théorie révolutionnaire. En 1978, ce groupe décida de continuer son travail théorique, mais cessa de publier son bulletin, l'une des principales nourritures spirituelles du révolutionnaire depuis plusieurs années, au moment où cette réflexion et l'apport du GLAT étaient des plus vitaux. Le GLAT disait ne plus voir la relation entre son travail et le reste du monde. Niant la fonction sociale de la théorie révolutionnaire, il entendait pourtant poursuivre plus que jamais ses recherches, à seule fin d'aider l'intellectuel à se dépasser comme intellectuel.

Cette extraordinaire position était le pendant de celle de Camatte affirmant au même moment la nécessité de l'errance théorique, au nom de la vie. Le GLAT et Camatte montraient ainsi leur incompréhension du rapport entre la théorie et le reste. Le GLAT oubliait que son bulletin, même sans écho perceptible, faisait son chemin et alimentait une maturation. En préférant la vie aux idées, Camatte prouvait qu'il avait jusque là accordé à l'intellect un privilège qu'il ne peut avoir, sous peine de mutiler l'individu, et son intelligence même: il avait voulu faire entrer toute la vie dans la théorie. Constatant l'impossibilité de l'entreprise, au lieu de prendre la théorie pour ce qu'elle est -- une approximation, la forme la plus adéquate possible à un réel multiforme, un point de vue sur le monde qui ne contient pas le monde mais est contenu par lui, un effort de compréhension qui ne peut jamais se comprendre tout à fait lui-même -- Camatte a jeté par-dessus bord toute prétention à la cohérence.

Le triomphe du capital n'est pas tant d'exporter des idées fausses dans le mouvement révolutionnaire que de faire perdre à ce dernier le sens de sa relation avec la société dans son ensemble. Au lieu de développer les germes du mouvement social apparu en 1968-72, la crise économique a ajouté de nouvelles limitations à celles de 1968, tout en produisant une nouvelle génération de révolutionnaires.

"La crise actuelle du capitalisme n'a pas produit de nouveau mouvement révolutionnaire, elle n'a fait paradoxalement qu'approfondir la crise de la théorie révolutionnaire moderne." (L'Internationale Inconnue, la Guerre Civile en Pologne, 19761)

Le Monde Diplomatique pirate

La mort de Baader et de ses camarades (1977) et les réactions qu'elle suscita, notamment dans la presse, donnèrent à deux ou trois d'entre nous l'idée de fabriquer un faux Monde Diplomatique. L'initiative regroupa pendant quelques jours des énergies momentanément isolées, et d'autres alors organisées ailleurs. L'essentiel fut rédigé et fabriqué par des personnes qui animent aujourd'hui la Banquise, avec l'aide de membres et amis de la Guerre sociale, et quelques autres. Une partie des textes fut reproduite en 1978 dans le n·2 de la Guerre sociale.

C'était une réaction au renforcement spectaculaire de l'Etat en période de crise, qui révélait non seulement l'étendue de ses moyens policiers mais encore, rassemblait derrière lui la quasi-totalité des médias et des forces politiques et intellectuelles. Plus encore que sous les traits de l'Etat policier tant dénoncé, la contre-révolution apparaissait sous la forme du consensus organisé. En RFA comme ailleurs, le dispositif policier fonctionnait grâce au conformisme entretenu par l'inertie sociale et grâce aux détenteurs du monopole de la parole: intellectuels, journalistes, politiciens, professeurs, experts, etc., qui s'employaient à exacerber et à gérer une hystérie populaire qui n'avait sans doute pas eu de précédent en Europe depuis la dernière guerre mondiale. Les voix discordantes ne faisaient exception que pour en appeler à une "vraie" démocratie, comme si le consensus hystérique n'était pas justement un pur produit de la démocratie.

Cette inertie sociale est rendue possible non par la "passivité" des travailleurs, qui n'en continuent pas moins de mener des luttes, mais par le respect des limites nécessaires au fonctionnement normal du capital et de sa démocratie. Il est évident qu'un mouvement communiste actif aurait trouvé, à la place ou en plus de ce détournement d'un média, d'autres formes d'action, autrement offensives. Nous ne cherchions nullement à employer contre la presse ses propres armes. Face à la servilité journalistique qui s'étalait dans les médias, nous n'en appelions pas à un "véritable" journalisme moins respectueux des pouvoirs.

Nous avions choisi le Monde Diplomatique à la fois pour des raisons de commodité -- sa périodicité, et parce que le public de cet organe -- intellectuels libéraux et de gauche, était précisément celui que nous voulions en particulier attaquer. La technique du faux permettait à la fois de faire connaître nos positions (diffusion en librairie et de la main à la main) et d'attaquer les médias par un procédé analogue à celui du sabotage dans la sphère de la production .

Dépourvus de moyens d'attaquer effectivement l'Etat, par exemple par une manifestation ou tout autre acte plus virulent, nous intervenions dans le domaine des idées, et dans un milieu limité. Le faux Monde Diplomatique faisait ce que la presse est censée faire en période de crise et qu'elle ne fait évidemment pas: exercer l'esprit critique à un moment critique pour le pouvoir. Nous utilisions à cette fin l'ironie, le déguisement: arme puissante, mais arme de faible qui ne peut attaquer de front. Nous faisions ce que la démocratie ne faisait pas, mais contre elle.

Nous tirâmes à 2.000. Quelques centaines furent adressés à des journalistes, des personnalités, créant une certaine émotion dans les rangs ennemis. Nous savons de source sûre que les responsables du principal média visé (Le Monde) en furent passablement incommodés. Les autres exemplaires furent diffusés très vite en milieu contestataire. Contrairement à ce qu'imaginèrent, de bonne ou de mauvaise foi, les journalistes, la réalisation d'un tel faux, qui nous coûta en tout 4.500 francs d'alors, est à la porté de quiconque veut s'en donner les moyens. La force d'inertie sociale, le poids des idées reçues, et non les difficultés matérielles, sont les vrais freins à l'action sortant du cadre politique habituel .

Quelques lecteurs ou destinataires mirent un certain temps avant de s'apercevoir de la supercherie. Faut-il en conclure que les textes n'étaient pas clairs? Cela prouve plutôt le caractère destructurant d'une telle action, qui secoue les cadres de pensée établis. Et au-delà? L'ensemble du numéro n'avait rien d'une protestation démocratique, le communisme et la révolution y étaient. Mais la nature de cette activité contient sa limite.

La réalisation s'était faite dans une atmosphère agréable et efficace, mettant en contact des gens longtemps séparés, ou qui ne se connaissaient pas. Le réseau de contacts qui s'était tissé à la Vieille Taupe avait été réactivé. On se demanda que faire par la suite. Les semaines suivantes, des réunions n'aboutirent à rien. C'était une action ponctuelle bien menée, mais c'était tout. Nous avions vérifié que le travail mené dans et autour de la Vieille Taupe avait laissé des traces chez suffisamment de gens pour qu'ils pussent à l'occasion constituer une force d'action efficace. Mais il n'était pas question d'organiser cette réserve d'énergies. L'organisation est l'organisation des tâches et aucune autre tâche ne paraissait suffisamment urgente pour souder ces énergies. Pourtant l'une des phrases essentielles des textes du faux était la dernière: Maintenant, parlons d'autre chose.