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AUTRE TEMPS

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"Il faut être de votre temps,
mais pas trop."
Georges Darien, Le Voleur 1897

"On a créé l'enfance pour mieux se l'approprier.
Je crois que l'enfant c'est le désordre du monde."

Yves Lemoine

"(..) la perversion complète de la culture occidentale entraîne de nos jours l'impossibilité, pour qui parle avec une certaine rigueur, de se faire entendre du plus grand nombre de ceux pour qui il parle (..) Ce qui se passe (..) est devenu presque incompréhensible à la masse des hommes, et leur est à peu près intraduisible. "

(Légitime défense, La Révolution Surréaliste, n°8, 1926)

"Après ma mort, compromettez-moi", demandait Gide à Pierre Herbart. L'écrivain et Prix Nobel savait que la reconnaissance publique frappe d'insignifiance ce qu'elle recouvre.

Les représentants officiels de la génération de 68 ne veulent surtout pas être compromis de leur vivant. Dénonciateurs et témoins de moralité ont ici tout en commun.

Mai 68 doit bien avoir quelque charge subversive pour susciter hargne et reniement trente-deux ans après que les cendres de la rue Gay-Lussac se soient éteintes.

Juin 36 n'allume pas tant de passion. Le temps n'est plus où Daladier fulminait contre "la semaine des 4 jeudis". Seuls quelques arriérés déplorent encore les congés payés et la venue de la gauche au gouvernement. Les grèves de 36, éclair quand il était "minuit dans le siècle" (Victor Serge), n'ont presque jamais, malgré leur ampleur, débordé l'ordre, notamment syndical.

Ce qui était profondément inacceptable dans 68 l'est encore. On n'annule pas la plus grande grève générale de l'histoire. "68" résume un mouvement étendu sur une longue décennie et plusieurs continents, de Cordoba à Bologne, qui tirait sa force de ses refus, et savait surtout ce qu'il ne voulait plus: la révolution politique. Sous une approbation globale qu'illustre la mode de l'I.S., tout ce qu'il y avait d'humain et de vivant dans cet élan se voit aujourd'hui totalement rejeté. (1)

Cohn-Bendit ne se renie évidemment pas plus en regrettant des propos jugés pédophiles qu'en allant siéger dans un parlement. Il est cependant significatif qu'un des symboles de 68, le jeune homme souriant devant l'uniforme policier, renonce même à ce rôle. Dany le Rouge doit la célébrité à son sens de la répartie. A ceux qui ressortent des bouts de pages, il lui était facile de répondre que dans les actes qui lui sont reprochés, personne, adulte ou enfant, n'avait été contraint ou meurtri d'aucune façon. Il aurait pu ajouter qu'une caractéristique des comportements totalitaires, catholique romain, stalinien ou islamique, est de sommer chacun de justifier sa sexualité. Mais l'unanimisme moral impressionne plus que les casques et les matraques.

Le sort de l'enfant a-t-il été aggravé par l'utopisme irresponsable de 68 ? Un gamin était-il plus traumatisé en 1970 dans la confusion d'une commune libertaire de Berlin ou de San Francisco qu'à l'abri d'une saine famille recomposée du XXIème siècle ? Personne ne peut raisonnablement répondre par l'affirmative à ces deux questions. Personne ne le croit. On le dit pourtant, et il faut le dire.

Lorsqu'un magazine d'extrême-droite assimile Mai 68 à un "crime contre l'humanité", l'homme moderne lucide et informé se contente d'en sourire comme de vieux propos "réacs". Or, le même homme moderne peut presque sérieusement écouter des débats où il se répète que le succès des contestataires aurait certainement accru la maltraitance des enfants, probablement renforcé le sexisme et sans doute dégradé nos conditions de vie sexuelle en général.

Une chasse à l'homme tire sa force de ce qu'elle place évidemment les chasseurs dans leur bon droit. C'est cette "évidence" devenue incriticable qu'il s'agit de comprendre.

Personne ne réunirait Don Juan et le Roméo de Juliette dans la catégorie des "amoureux". Celui qui prend son plaisir à torturer des chats est bien plus zoo-phobe que zoophile. Ce dont on accuse Dutroux, c'est le viol et la mise à mort de jeunes filles et de jeunes femmes. On sait d'autre part (parce qu'il l'a lui-même déclaré) que Gide faisait l'amour avec de jeunes garçons. Pourquoi englober l'un et l'autre dans la même réprobation sous la qualification infamante de pédophile, comme on regroupait récemment encore le fumeur de hasch et l'héroïnomane sous le terme de drogué ? Refuser l'usage public (c'est-à-dire juridique et policier) du mot "drogue" passait alors pour faire le silence sur des souffrances, et le jeu des traficants. En pareil cas, l'accusation porte sur un point si grave que celui qui n'a rien fait est coupable de pouvoir être accusé: s'il n'a pas commis le Mal, il en est trop proche, il l'attire.

La loi ne juge que des actes. Une opinion qui se dit dominante voudrait la voir juger des intentions, faire de l'attirance un crime de conscience, supposé gravissime car conduisant automatiquement au pire.

Le premier sociologue venu sait pourtant que la justice met en scène des conflits que la société renonce à résoudre. Mais ce que l'on est prêt à reconnaître du procès d'un criminel passionnel ou d'un gangster, ne peut aujourd'hui être dit d'un procès pour pédophilie. 99% des propos sur ce sujet sont taxés de pédophilie quand il s'agit au plus de pédophilo-philie (sympathie pour Socrate).

Comment peut-on ne pas voir que la pureté enfantine constitue justement le rêve du pédophile ?

Il serait absurde de nier l'ampleur ou l'atrocité des contraintes infligées aux enfants, notamment sur le plan sexuel. On ne critique pas le faux traitement d'une réalité horrible en affirmant l'inexistence de cette réalité. Critiquer la prison n'est pas proclamer que les criminels n'ont commis aucun crime, ni qu'une société idéale rendrait impossible le crime, mais que justice et prison donnent au crime une des solutions les plus inhumaines, et inefficaces au vue du but affiché.

Notre monde procède avec l'horreur sexuelle comme avec les autres: il entretient les conditions qui la suscitent, l'entoure de mots et de murs, fait comme si nous étions à l'abri et moralise en attendant qu'elle resurgisse. Ses moyens privilégiés d'action et de protection renforcent les institutions mêmes qui en reproduisent les causes: les étouffoirs familial et scolaire, et à un degré moindre religieux et militaire, toutes institutions qui comptaient parmi les cibles notoires de 68.

"La vie ordinaire est la moyenne de tous nos crimes possibles. " (Musil)

Nul n'ose sérieusement nier l'existence d'une sexualité enfantine: Freud reste plus difficile à refouler que Reich.(2) Mais sitôt reconnue, cette sexualité est si bien fortifiée que personne n'y a accès, à commencer par l'enfant. Imagine-t-on un père, une mère, un enseignant ou un éducateur refermant discrètement la porte derrière laquelle deux garçons, ou deux filles, ou un garçon et une fille âgés de 12 ans se livreraient entre eux et sans adulte à des jeux amoureux ? Évidemment non. Parions que le jeu se poursuivrait, mais autrement, dans le bureau du psychologue. Dans sa réalité, le droit de l'enfant équivaut à l'interdit, tourné bien sûr de mille manières par les jeunes intéressés.(3) Donc, en pratique, comme toutes les morales, celle-ci ne fonctionne pas, le garde-fou ne garde rien, chacun le sait mais personne ne doit le dire, sinon ce serait pire. Mieux vaut, dira-t-on, prohiber un acte sexuel que risquer un abus sexuel. L'adulte n'a aucun droit à la sexualité enfantine, sauf celui de l'interdire totalement.

L'argument a sa logique, la même qui justifierait une sévère réglementation des relations sexuelles adultes, lesquelles peuvent s'accompagner de contrainte et de viol. Si l'on n'envisageait la vie sexuelle adulte qu'à la manière dont on considère celle entre enfant et adulte, c'est-à-dire sous ses seuls aspects crapuleux et sanglants, chaque mâle pourrait se voir en Jack l'Eventreur, chaque épouse en femme forcée le soir par son mari.

Nous sommes plus ou moins libres de contempler sur un écran des sexes en interaction, non de considérer ce qu'est la "question humaine", notamment sexuelle: cachez ce sens que je ne pourrais voir. Une pauvre bouée clignote au dessus de l'océan de nos moeurs, signalant l'incapacité d'une civilisation à affronter la relation enfant-adulte.

"Ce qu'on appelle un enfant, aujourd'hui, c'est notre regret d'avoir perdu des relations immédiates avec le monde, quand l'intime et l'extérieur étaient liés: quand l'Autre, qu'il s'agît d'un être humain, d'une feuille pourrie, d'un bosquet traversé par une rivière ou d'une chouette morte au grenier, nous apparaissait dans une plénitude telle qu'il nous constituait autant qu'il nous enveloppait. Un enfant, c'est notre pleur d'avoir dû disjoindre tout cela, et c'est aussi le moyen de nous en venger : j'aime l'enfant parce qu'il est mon enfance et je le hais parce qu'il m'indique la disparition de mon enfance."(4)

Une illusion de 68 fut de postuler un homme naturellement bon, perverti par les pressions de l'autorité, et dont la bonté foncière se donnerait libre cours s'il se libérait des chaînes répressives. Cette vision renversait l'idée du coupable originel, toujours disposé à ignorer ou asservir autrui, et ne devenant social que grâce à la Loi. Quoique la première conception soit plus épanouissante que la seconde, une perspective humaine impose d'aller au-delà de deux visions symétriquement fausses.(5)

Nous ne naissons pas plus innocents que coupables. Il n'y a pas d'heureuse nature choisissant spontanément l'altruisme contre l'égoïsme, la coopération contre l'exploitation. Renvoyer la totalité des crimes et violences à l'autorité et aux carcans affectifs des sociétés de classe, relève d'une grande naïveté. La société la plus libre ne fera jamais disparaître le risque de comportements anti-sociaux. Le propre d'une Gemeinwesen, d'un être-ensemble, serait de les limiter à un minimum (les sociétés d'exploitation les multiplient), de pouvoir les vivre, et pour l'essentiel de les réabsorber (les sociétés d'exploitation les mettent à l'écart). Le communisme verrait peut-être des crimes, probablement pas la catégorie du "criminel".

Certaines sociétés dites primitives, dont le mode de vie séduit notre civilisation, pratiquaient une violence qui nous scandaliserait justement en tant que civilisés. Elles ont disparu, nous n'y retournerons pas.